Plutôt discrets d’ordinaire, les ports des 22 États membres de l’Union européenne font du bruit quand ils sortent de leur réserve. Pour la 18e édition de leur grand-messe, en juin à Valence, l’Organisation européenne des ports maritimes (Espo) n’a pas lésiné sur les sujets à impact – la transition énergétique à l’heure de « changements géopolitiques fondamentaux » – pour enjoindre l’industrie portuaire à se déplacer.
À cette occasion, avec la Fédération européenne des ports de navigation intérieure (Efip), l’Espo a présenté une étude de 110 pages (The new energy landscape) qui passe en revue, de façon assez vertigineuse, les impacts pour les ports de la quatrième révolution industrielle, celle de l’énergie. Et ce qui les attend en termes d’infrastructures, de planification stratégique, de connectivité aux chaînes d’approvisionnement, de nouvelles responsabilités et expertises, d’implications financières… est assez considérable.
Destinée à éclairer les décideurs portuaires, l’analyse confiée à la société de conseil en ingénierie néerlandaise Royal HaskoningDHV contient notamment 17 fiches très détaillées donnant des informations spécifiques sur la transition énergétique (pertinence de l’investissement en fonction du profil portuaire, impacts techniques et financiers, rôle du port, etc.). Décarbonation des équipements portuaires; alimentation électrique à terre; avitaillement en carburant propre; production d’énergies renouvelables sur site; transformation des déchets en énergies et en produits chimiques; conversion et stockage de l’énergie; capture, utilisation et stockage du carbone; rationalisation des énergies… Rien de moins, rien de plus.
La cartographie est instructive pour tous ceux qui seraient passés à côté de la fonction de hub énergétique qu’ont les ports. En l’occurrence, cela n’a pas échappé aux décideurs politiques français qui veulent en faire des « intégrateurs de flux verts ». Dans le futur paysage énergétique, titre de l’étude, les ports ne devront pas seulement réduire leur propre empreinte mais devront aussi veiller à stimuler celles des émetteurs de leur environnement.
Cette vue d’ensemble, qui va bien au-delà des exigences techniques et législatives, tombe à propos à l’heure où il « faut planifier et mettre en œuvre les infrastructures, les nouveaux modèles commerciaux et bien plus encore », indique le français Antoine Berbain, président de l’Efip et directeur général délégué de Haropa Ports de Paris.
Les autorités portuaires européennes ont bien intégré le cadre mouvant dans lequel elles vont devoir opérer tant en termes de réalité géopolitique, économique et sociale – « Nous nous attendons à des chocs systémiques qui vont à la fois entraver et accélérer la transition, car elle change au fil du temps » – qu’au niveau réglementaire – « Les politiques européens et nationaux pousseront de plus en plus les objectifs de transition énergétique ».
Infrastructures plus sophistiquées
Au-delà de l’urgente transformation du secteur énergétique mondial, signalée par les recherches scientifiques du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et les rapports sur le changement climatique et qui se traduisent par des accords multilatéraux tel l’Accord de Paris, les ports sont concernés de façon plus immédiate par le Green Deal de l’UE et le fameux paquet Fit for 55. La feuille de route climatique de l’UE veut accélérer la mise en œuvre des énergies renouvelables dans le transport maritime et les ports. Elle exige que toutes les énergies fossiles restantes soient « compensées ou atténuées » par des technologies telles que le captage et le stockage du carbone (CSC) en attendant les alternatives comme l’hydrogène vert sur lequel le plan REPowerEU (rendre l’Europe indépendante des combustibles fossiles russes bien avant 2030 et accroître la sécurité énergétique européenne) fonde une partie de ses espoirs.
L’électrification des systèmes, les processus industriels plus propres, l’intégration des énergies renouvelables et l’utilisation de nouveaux vecteurs énergétiques imposeront des infrastructures de transport, de manutention, de stockage et de conversion beaucoup plus sophistiquées.
Aménagement du territoire à revoir
« L’utilisation des sols dans les ports sera différente, ce qui nécessitera un aménagement spatial plus intégré et davantage axé sur l’énergie », relèvent les auteurs de l’étude, alors que les terrains sont déjà utilisés et loués pour d’autres usages. Outre les conflits d’usages entre les différentes activités, la répartition spatiale reste complexe en raison de l’incertitude quant aux choix techniques à opérer dans la mesure où la plupart des technologies ne sont pas sur étagères. Celles qui sont à ce jour connues (parcs éoliens terrestres et vastes champs de panneaux solaires notamment) s’avèrent de surcroît à fort besoin foncier.
Par rapport au diesel, les nouveaux carburants, GNL, ammoniac et hydrogène, occuperont en outre deux à quatre fois plus d’espace pour le stockage, mais requerront aussi des installations plus sûres et techniquement avancées compte tenu de la nécessité de maintenir l’hydrogène liquide à moins 253°C.
Les nouvelles activités résultant de la transition énergétique, production d’ammoniac vert, traitement des bio-déchets et éolien terrestre, devront aussi être planifiées plus loin des activités actuelles pour des raisons sociétales.
Compromis difficiles
Les infrastructures portuaires et énergétiques supposent d’importantes dépenses d’investissement. Si les énergies conventionnelles sont matures et établies avec des modèles commerciaux attractifs, l’introduction de nouvelles technologies sera coûteuse, complexe et risquée sans soutien ou intervention publique (tarification des émissions, soutien technologique direct…). Le manque de compétitivité des prix des nouvelles technologies reste un problème. La différence entre pays de l’UE en termes de fonds publics disponibles, résultant par exemple de différences dans l’utilisation des financements européens, pourrait également entraîner un rythme de développement et des conditions de concurrence inégaux au sein de l’Europe.
« Le défi pour les ports sera d’identifier les investissements les plus stratégiquement attractifs, de nouveaux modes de financement, et de développer d’autres modèles d’affaires pour créer des flux de revenus alternatifs ». Tout un programme. La mise en œuvre d’une alimentation à terre basée sur l’électricité renouvelable appelle par exemple un investissement de 1 à 25 M€ dans les ports maritimes pour l’installation d’une connexion au réseau, d’un câble vers les postes d’amarrage, d’une station de conversion et d’installations d’alimentation à terre.
De réelles opportunités?
Il ne s’agit là que de quelques unes des nouvelles obligations pointées par le rapport. Il ressort aussi que les ports maritimes et intérieurs font face aux mêmes défis techniques à quelques nuances près: les premiers ont un ticket d’investissement plus élevé mais peuvent plus facilement créer des effets d’échelle, tandis que les seconds ont un niveau d’investissement plus faible mais peinent à jouer des coûts fixes et variables.
« Les ports devront de plus en plus équilibrer les objectifs commerciaux et économiques avec une responsabilité envers la société, l’impact sur la communauté locale et les priorités de la transition énergétique », résume la société de conseil en ingénierie internationale, après un très long développement sur le rôle éminemment stratégique des ports dans la transition énergétique qui oblige leurs autorités portuaires.
Il faut avancer très loin dans la lecture du document pour trouver les opportunités que le grand dessein énergétique offrira aux ports en termes de réduction des coûts, de gain de parts de marché et de nouveaux trafics et revenus. Elles sont réelles, à condition toutefois de savoir gérer l’incertitude technique et naviguer dans les entrelacs géopolitiques.
Un espoir. Les ports français, à défaut d’être compétitifs par rapport à leurs voisins européens, pourraient l’être en tant qu’« intégrateurs de flux d’énergies renouvelables ».