« L’ambition portuaire se gagne à terre ». « L’hinterland est notre champ de bataille ». « La bataille de la mer se gagnera à terre ». Dans les ports français, l’expression et ses multiples variantes rencontrent un franc succès depuis des années et la rhétorique cogne surtout dans les colloques. Elle a trouvé une puissante incarnation dans un discours de reconquête portuaire prononcé en fin 2017 par un Premier ministre au tropisme havrais érigeant Dunkerque, Le Havre et Marseille en épines dorsales de grands axes structurés autour d’une offre logistique unifiée et intégrée. Seine, Rhône-Saône, Nord, même combat: arriver à ramifier les hinterlands avec des dessertes routières, ferroviaires et fluviales de longue distance de façon à ramener les flux entrants et sortants vers ces « portes d’entrées productives que doivent être les ports ». Des écosystèmes qui ne génèrent pas que des recettes domaniales ou des trafics mais aussi du PIB en créant de la valeur et des emplois.
Tout l’enjeu pour les ports français est là, depuis des années, dans leurs prolongements terrestres qui garantissent la fluidité des circulations et, si le territoire « se débrouille bien », peuvent aussi fixer des activités logistiques et industrielles sur leur domaine. La recette fait la gagne des grands voisins hanséatiques qui, connectés à des réseaux fluviaux à grand gabarit, sont les champions européens des corridors multimodaux (route, fleuve, fer) et des services associés aux flux.
« À Rotterdam, ils ont compris depuis longtemps que la valeur ajoutée du transport, c’était le report modal et la logistique qui permettent de recomposer les flux pour les réexpédier plus loin: ils dépotent, rempotent et expédient. Et c’est ainsi qu’ils créent des emplois et de la valeur », expliquait Philippe Salducci quand il était encore président de l’UMF Marseille Fos. Le président de la station de pilotage Marseille-Fos est convaincu qu’en créant des plateformes logistiques le long de la vallée du Rhône, l’on pourrait par exemple remotiver un usage du fleuve, ce formidable outil pour desservir des marchés lointains.
« Les industriels et logisticiens qui s’implanteront dans la zone industrialo-portuaire de Fos seront des émetteurs/récepteurs de flux terrestres », dit autrement un voisin, Jean-Christophe Baudouin, délégué interministériel au développement de l’axe Méditerranée-Rhône-Saône. « Le dossier Quechen obtenu contre Rotterdam est de bon augure. Avec des projets comme Piicto, destiné à accueillir des industriels de l’écologie industrielle, Marseille-Fos devient une plateforme intéressante notamment pour les entreprises de demain. Il reste désormais à optimiser l’articulation port-fleuve-fer. »
Marketing portuaire
Souvent cité, sans doute parce que les témoignages de cet acabit ne sont pas si nombreux, Quechen est devenu l’archétype, non seulement d’un marketing territorial autour du port qui a bien fonctionné, mais aussi de la capacité d’un port français à attirer de grands industriels internationaux sur son foncier.
Numéro trois mondial de la silice, l’industriel chinois avait manifesté la volonté d’implanter en Europe une usine de silice à haute dispersion (HDS), notamment pour se rapprocher de ses clients pneumaticiens, Michelin, Continental, Pirelli, qui ont déjà remplacé le noir de carbone par la silice. De l’Europe, le chinois ne connaissait que le port de Rotterdam par lequel transitent ses produits expédiés à partir de ses usines en Chine. Après avoir étudié une petite trentaine de sites, dont Fos et Dunkerque, il s’était finalement fixé sur la Provence. En octobre 2018, l’asiatique et le port phocéen signaient une promesse de bail pour un site de 12 ha sur les terres de Kem One à Fos. Le dossier s’est ensuite étiré en longueur notamment en raison de désaccords entre les deux entreprises sur le partage d’utilités, instillant le doute sur ses réelles intentions. La crise sanitaire a ajouté de nouveaux reports. Mais lors de l’introduction en bourse de l’asiatique en début d’année, le projet de Fos avait bien été mentionné. Et, à l’agence de développement de Marseille Provence, on confirme que ce n’est plus qu’une histoire de quelques mois pour purger le dossier.
A contrario, le port de Dunkerque a perdu un projet d’usine de fabrication de batteries lithium-ion qui s’est finalement installé en Pologne. Le terrain était pourtant aménagé, dérisqué et libéré des autorisations administratives. Mais les ports français peuvent difficilement lutter quand l’élément clé du choix d’implantation ne repose pas sur des critères de logistique portuaire et maritime mais sur des conditions d’emploi. En l’occurrence, le projet de l’industriel nécessitait le recours à une main d’œuvre importante, sans aucun doute moins onéreuse en Europe de l’Est.
En revanche, SNF Floerger, groupe international de chimie de spécialité, a choisi la plateforme chimique et industrialo-portuaire du port nordiste, qui a de façon avant-gardiste introduit des critères de transition écologique dans sa politique d’implantation. L’industriel, qui projetait d’investir 250 M€ avec la création de 500 emplois directs et indirects, était précisément intéressé par les utilités offertes et la desserte multimodale qui allait alléger de façon significative ses coûts de transport, tant pour ses matières premières que pour ses produits finis.
Logistique décarbonée
Fixer des activités logistiques et industrielles sur un territoire, dont on connaît le rôle pour capter et consolider des flux, s’affiche comme les nouvelles obsessions portuaires nationales. Les ports n’ont-ils pas toujours eu ces vocations? « Depuis toujours, les ports ont eu ce statut. Si je me réfère au décret d’installation des ports autonomes du 1er avril 1966, il s’agissait déjà de zones au service du développement industriel français et, de fait, bénéficiant d’un statut spécial », confirme Stéphane Raison, le directeur général depuis juin d’Haropa Port, établissement portuaire unique réunissant en un même ensemble fluviomaritime Le Havre, Rouen et Paris. « La crise sanitaire a mis en évidence un besoin d’outils de souveraineté. Les ports en sont. Donnons-leur les moyens d’être efficaces », plaide-t-il.
Le contexte s’y prête en effet. La crise sanitaire a cruellement réveillé le pays quant à sa grande dépendance aux approvisionnements en provenance d’Asie et remis en selle la réindustrialisation du pays. La demande croissante en locaux d’entreposage en arrière des terminaux portuaires est en outre une aubaine dans un contexte de réorganisation des flux logistiques mondiaux et de saturation des ports du Nord de l’Europe. La pression sur le carbone pourrait par ailleurs inciter des industries européennes, désireuses de mettre en place des schémas d’approvisionnement limitant les émissions de gaz à effet de serre, à opter pour des emplacements portuaires où elles savent qu’elle vont trouver une énergie propre et facile d’accès.
La logistique décarbonée, Stéphane Raison y croit. Il militait déjà en sa faveur quand il officiait à la direction du port de Dunkerque, où il a initié un concept de toile industrielle avec une typologie d’investissements cibles. « Si vous prenez la vallée de la Seine, la moitié de nos droits de port et de nos trafics viennent des produits pétroliers. Nous avons un ’tout industriel’ qu’il va falloir repenser. Et le meilleur endroit pour décarboner est bien ici parce nous avons un réseau de pipelines unique en France sur lequel on peut faire transiter n’importe quel type de produit. Aujourd’hui, ce sont des produits pétroliers, mais demain, cela pourra être du CO2, de l’hydrogène, des gaz spéciaux, etc. » De son côté, Rotterdam y travaille ardemment.
Ancrer durablement les flux
Pour capter des investissements, encore faut-il disposer de terrains prêts à être aménagés pour pouvoir installer les entreprises dans une échelle de temps qui est la leur. La plupart des grands ports maritimes français s’y emploient. Et avec la nouvelle loi ASAP [loi d’accélération et de simplification de l’action publique adoptée le 28 octobre 2020], ils disposent des outils pour le faire, excepté pour les activités de type Seveso seuil haut ou générant un investissement supérieur à 150 M€. Afin d’ancrer durablement les flux, « il faut une capacité de traitement des marchandises sur le territoire pour assurer une continuité logistique de façon à dépoter, empoter, traiter les flux et les distribuer », indique pour sa part Jean-Baptiste Maurand, qui gère le port du Havre. « C’est le sens des PLPN, terrains dédiés à la logistique aménageables rapidement. Nous ouvrons en moyenne 80 000 m2 chaque année depuis cinq ans et le marché nous donne raison »,
Sans prescripteurs, intermodalité caduque
Reste que l’articulation port-fleuve-fer est partie à vau-l’eau ces dernières années au profit du range Nord dont l’hinterland à longue portée a grignoté les marchés au court rayon d’action des ports français. Le diagnostic a été maintes fois dressé. Rotterdam dessert l’Est de la France via le Rhin et la Moselle. Anvers accroche le Nord et l’Est de la France via le Rhin et l’Île-de-France. Barcelone concurrence Marseille Fos dans son aire d’influence, Occitanie et Rhône-Alpes.
Ainsi les ports nord-européens se retrouvent-ils en quasi-monopole dans le trafic de conteneurs à destination ou en provenance de la plupart des grandes régions françaises: à l’importation, la part des ports étrangers est par exemple de 45 % en Île-de-France et de 51 % sur l’axe rhodanien, et à l’exportation, respectivement de 34 % et 31 %. Selon le rapport parlementaire Attractivité et compétitivité du Range France Med et de l’axe Rhône-Saône, la France importe/exporte 6 MEVP/an par voie maritime. Deux millions passent par les autres ports européens et pour l’essentiel par la rangée nord. Deux autres millions transiteraient également par ces derniers mais seraient dépotés à proximité.
À regarder de près l’hinterland du Havre pour le conteneur, le port normand représente grossièrement 55 % des trafics conteneurisés du Grand-Ouest, 50 % de l’Ile de France et du Sud-Ouest, 20 % du Centre et Sud-Est et 15 % du Grand-Est. Comment récupérer les parts de marché là où Anvers est redoutable? « Paris est l’une des premières régions logistiques européennes. Or, les entrepôts sont à l’est, au sud et au nord-est, et peu à l’ouest de Paris. Pour pouvoir mieux sourcer le marché francilien, nous devons rééquilibrer la logistique à l’ouest. Cela se fera via l’implantation de grands acteurs, à l’instar d’Ikea qui va mettre en service en 2026 un entrepôt logistique de 72 000 m2 à Limay-Porcheville ou de Goodman à Gennevilliers. »
Le défi du ferroviaire
Pour élargir les hinterlands des axes sanctifiés, les ports concernés reconnaissent que le défi ne pourra pas être relevé sans le ferroviaire. Car c’est bien sur le rail que bute le conteneur.
À Marseille, le diagnostic a été maintes fois posé: 50 % des conteneurs en provenance du nord, transitant ensuite en Rhône-Alpes par train ou camion, pourraient accoster dans le port phocéen et remonter par le Rhône. Développer le fret ferroviaire permettrait également d’étendre le chargement et la distribution de marchandises vers la région Lyonnaise et au-delà de ses frontières.
De par sa situation géographique, à l’intersection de deux axes européens majeurs (l’arc méditerranéen et la vallée du Rhône) et de trois régions, le delta du Rhône offre à Marseille Fos une formidable terre d’expression. Raison pour laquelle les autorités portuaires, les instances professionnelles et les collectivités locales ont ferraillé pendant deux ans pour arracher l’inscription du port sur l’un des neuf axes prioritaires du réseau transeuropéen de transport (RTE-T), le corridor ferroviaire mer du Nord-Méditerranée de façon à avoir un accès à des sillons internationaux. Une affaire qui mène tout droit vers la Suisse, disparu de son rayon d’action, et qui lève les barrières du marché allemand voire au-delà. En partenariat avec Haropa et Naviland Cargo (filiale de SNCF Logistics), une navette ferroviaire dessert Chavornay (Lausanne) via Dijon-Gevrey (Bourgogne), où se consolident les flux en provenance du nord. L’idée étant qu’en s’appuyant sur deux sites de remplissage nord et sud, les opérateurs ferroviaires peuvent minimiser les risques tout en maximisant les chances de remplir les trains. Pour les chargeurs, la solution permettrait, selon ses promoteurs, de gagner cinq jours de mer par rapport aux ports du range nord, ce qui conduirait à afficher un door-to-door sur des produits textiles de 17 jours en provenance de l’Inde, de 8 jours sur les fruits secs en provenance de Turquie et seulement de 72 heures pour acheminer des produits pharmaceutiques de Genève à Alger.
Corriger le mauvais rapport modal
Force est de reconnaître que la compétitivité de la chaîne logistique complète, en intégrant les coûts des pré– et post-acheminements, ne joue pas vraiment en faveur d’un report modal. La littérature française sur les entraves à l’utilisation du rail et du fleuve pourrait rivaliser avec la richesse éditoriale des rentrées littéraires. Elles se résument pourtant en quelques phrases. Le camion domine à 80 % car il est objectivement imbattable: il ne repose que sur une seule manutention, n’a pas de limites dans la destination et emmène le conteneur jusqu’au dernier km. Le mode fluvial suppose une manutention lourde, sa ramification est unique (il ne peut desservir que ce qui est le long d’un fleuve) et les délais sont aléatoires (les barges ne disposent pas de postes à quai ni de dockers dédiés). Le rail est moins lourd sur le plan de la manutention, son réseau est en éventail, mais il a bien d’autres verrous (problèmes de structuration de sillons et d’exploitation, de fiabilité des sillons de fret, vétusté du réseau, etc.). Si des aides au report modal existent pour compenser les ruptures de charge et les frais de transbordement (aide à la pince), elles restent faibles par rapport aux autres pays européens et ne suffisent pas à rendre les transports massifiés plus compétitifs que la route.
Or ce sont bien ces coûts qui mettent les ports français hors-jeu. « Si le coût de chargement ou de déchargement d’un conteneur est gratuit pour la route, il est particulièrement coûteux pour le transport fluvial », indiquaient les sénateurs dans un énième rapport sur la compétitivité portuaire.
S’appuyant sur des données fournies par Naviland Cargo, opérateur de transport combiné de SNCF, les sénateurs ont comparé les aides distribuées sur le trajet Le Havre-Lyon d’une part et Anvers-Bettembourg-Lyon d’autre part. Le niveau de subvention pour un conteneur est entre quatre et cinq fois plus élevé sur le second trajet que sur le premier, pourtant deux fois plus rapide, avec 152 € contre seulement 34 €.
Le port de Dunkerque y a remédié en partie en instaurant un mécanisme de mutualisation des Terminal Handling Charges pour que les frais de chargement/déchargement de conteneurs soient identiques quel que soit le modes de transport.
Soutenir la compétitivité du multimodal
Pour donner un coup de pouce supplémentaire – car mettre un conteneur sur un train ou une barge peut parfois se décider à quelques dizaines d’euros près –, Haropa Port a lancé en début d’année un appel à manifestation d’intérêt visant à encourager la création de nouveaux services ferrés et fluviaux. Pour toute ouverture d’une nouvelle ligne nationale, les opérateurs de transport combiné peuvent ainsi bénéficier d’une aide financière de 750 € par circulation la première année, et les donneurs d’ordre, chargeurs, logisticiens ou commissionnaires de transport, de 15 € par unité de transport intermodale.
Qui perd gagne
Compétitif n’est pas français? Les industriels vont très certainement devoir encore patentier pour trouver dans les ports de l’Hexagone une chaîne logistique complète en porte-à-porte à un rapport coût-qualité-délai défiant toute concurrence. L’État français, après des années de désengagement financier et d’instabilité sur l’aide à la pince (dispositif de compensation des surcoûts liés aux ruptures de charge), a fait un pas en diminuant le coût des péages ferroviaires et en doublant l’aide à la pince.
Quoi qu’il en soit, en matière d’implantations industrielles, « il n’y a pas de réponse toute faite », aime dire Stéphane Raison, « c’est la typologie du dossier qui décide ». Mais une fiscalité foncière et sociale incitative – arguments des ports nord-européens – ne nuirait sans doute pas. L’attractivité est au programme de la mission sur les zones économiques spéciales, est-il rétorqué.