Aux traditionnelles rotations de ro-pax pour la traversée de la Manche vient de plus en plus se greffer le transport de remorques non-accompagnées qui a pour avantage de faciliter le relais terrestre via les autoroutes ferroviaires. Et surtout, de moins solliciter les chauffeurs routiers dont les voyages outre-Manche ont été rendus plus difficiles par la pandémie. Un an de crise sanitaire et plusieurs années de tergiversations en amont du Brexit ont rebattu les cartes du transport maritime sur le transmanche, constitué avant tout de camions embarqués à bord de rouliers et sur la traversée la plus courte entre Douvres et Calais dont la part de marché reste prépondérante. Annoncée en mars 2021, l’arrivée d’Irish Ferries sur cette liaison maritime vient concurrencer les opérateurs qui y opèrent. Le ferry Isle of Inishmore devait commencer ses rotations dans le détroit du Pas-de-Calais fin juin. Cela fait sept ans que les deux armements DFDS et P&O y règnent. Le nouvel arrivant n’est manifestement pas le bienvenu. Fin mai, deux mois après l’annonce d’Irish Continental Group, la maison-mère d’Irish Ferries, la danoise et la britannique annonçaient un accord d’échange de capacités. Les camions pourront donc embarquer indifféremment, à bord du premier navire disponible, qu’il appartienne à l’une ou l’autre compagnie. Une solution qui doit « apporter aux clients davantage de flexibilité, avec un départ toutes les 36 minutes », indique DFDS qui estime à trente minutes le gain de temps sur le trajet total. L’accord se limite strictement à la traversée Douvres-Calais et ne concerne pas Douvres-Dunkerque, liaison exploitée uniquement par DFDS. Enfin, les services commerciaux des deux armements restent distincts, l’entente se bornant à un échange de capacités.
Une place pour un troisième opérateur?
Irish Ferries n’a naturellement pas été invitée à s’associer à ces discussions. Chez DFDS, on estime tout simplement qu’il n’y a pas de place pour trois opérateurs sur la ligne. Il y a plusieurs années, l’armement danois avait déjà ferraillé contre My Ferry Link, la Société coopérative ouvrière de production (SCOP) créée par les anciens salariés de Sea France, finalement liquidée en 2015. Pour rappel, lors de la liquidation de Sea France (filiale de la SCNF) fin 2011, les trois navires avaient été repris par Eurotunnel (aujourd’hui Getlink) qui en avait confié l’exploitation à la SCOP mais assurait la commercialisation des traversées. Alors que l’autorité française de la concurrence n’avait rien trouvé à redire à ce que l’exploitant du tunnel sous la Manche soit aussi actif dans le franchissement maritime du détroit, son homologue britannique le l’entendait pas ainsi. Eurotunnel jettera finalement l’éponge et revendra les navires à DFDS qui les exploite toujours sur la traversée de la Manche.
Vers un retour à la normale pour Calais-Douvres?
Jusqu’à 2020, neuf à dix navires de DFDS et de P&O assuraient les rotations. Mais avec la crise du Covid, les deux armements ont dû réduire la voilure. Actuellement, seuls trois ferries sont exploités par la danoise sur cette traversée, et quatre par la britannique. Les choses revenant cependant à la normale, P&O a annoncé le retour du Pride of Burgundy fin juin sur cette rotation, uniquement pour le fret accompagné dans un premier temps. Avec le navire que doit positionner Irish Ferries et une deuxième unité annoncée avant la fin de l’année, le nombre de navettes entre Calais et Douvres reviendra rapidement à la normale pour accompagner le retour du trafic fret, en attendant celui des passagers.
Pour autant, depuis le début de l’année, le nombre de camions passant par Calais en direction ou en provenance de Douvres reste en deçà d’une jauge normale. « On s’y attendait, du fait de l’important stockage effectué par les entreprises en Grande-Bretagne avant le Brexit », réagit le président du port de Boulogne-Calais, Jean-Marc Puissesseau, qui fait état d’un trafic en recul de 1 % en mars et avril, mais en hausse de 25 % en mai. « On revient sur un niveau de trafic comparable à celui de 2019 et, si on continue sur cette lancée, on peut se rapprocher de celui enregistré en 2018 », espère-t-il.
Pour rappel, le nombre d’unités fret passant par Calais, principalement des camions avec chauffeurs, était de 1,99 million en 2017, 1,9 million en 2018, 1,8 million en 2019 et 1,66 million en 2020. Une lente décrue donc, à peine amplifiée par la pandémie de 2020. En revanche, le décrochage du passagers est plus brutal: autour de 9 millions en 2017 et 2018, près de 8,5 millions en 2019… et 3,27 millions seulement en 2020, dont plus de 55 % de conducteurs de poids lourds. De ce côté, la situation reste désespérement atone: le trafic passagers ne remontera pas tant que la situation sanitaire ne sera pas éclaircie. La saison touristique ne s’annonce pas brillante.
Développement du non-accompagné
Le développement des flux de remorques non accompagnées se heurte cependant aux capacités de réception de Douvres. Raison pour laquelle DFDS lance un nouveau service de et à destination de l’estuaire de la Tamise. Initialement annoncé pour le 1er juin, le Gothia Seaways, roulier d’une capacité de 165 remorques dont une dizaine seulement avec chauffeur, ne débutera finalement qu’en juillet sa navette entre Calais et le port anglais de Sheerness situé sur l’estuaire de la Medway, au débouché de celui de la Tamise, à 60 km à l’est du centre de Londres. L’objectif est d’embarquer 55 000 remorques au cours de douze premiers mois. « On pourra désormais transporter une remorque depuis la Turquie jusqu’aux portes de Londres sans passer par la route, grâce à la liaison ferroviaire entre Sète et Calais », souligne Jean-Claude Charlo, directeur général de DFDS France, qui estime que « les remorques non-accompagnées et l’intermodalité, c’est l’avenir! »
« Le trafic ro-ro accompagné d’un chauffeur pour le transport de marchandises via Douvres et le tunnel sous la Manche est de moins en moins utilisé, au profit du modèle non accompagné, confirme Richard Goffin, directeur des ports de London Medway dont fait partie Sheerness. Compte tenu des contraintes actuelles entourant les voyages internationaux, des contrôles plus stricts aux frontières et de l’épidémie, les solutions sans chauffeur réduisent le risque de retards associés à ces contraintes. »
Pour le président du port de Calais, le marché le sollicite. « L’ouverture d’une route dédiée au fret non accompagné reliant Calais à l’estuaire de la Tamise répond très clairement aux attentes ». Le port de Calais espère aussi que cette nouvelle liaison maritime avec l’Angleterre permettra d’accompagner le développement du ferroviaire au départ de Calais. « Ce nouveau service s’intégrera parfaitement aux autoroutes ferroviaires en service à Calais en provenance d’Italie, d’Espagne et du sud de la France », assure-t-il.
Calais voit en effet d’intéressentes opportunités dans le lancement par Cargo Beamer d’une autoroute ferroviaire en provenance de Perpignan: deux rotations hebdomadaires à partir du 14 juin, puis quatre par semaine dès le 5 juillet. Elles s’ajoutent à celles exploitées par Viia entre Calais et Le Boulou d’une part, Calais et Turin avec escale à Mâcon d’autre part.
Aujourd’hui, un tiers seulement des volumes des autoroutes ferroviaires de Calais sont en provenance ou à destination de la région Hauts-de-France. Mais le port prévoit une montée en puissance en continuité du trajet vers ou depuis la Grande-Bretagne. Même si le trafic est encore faible comparé à ceux des traversées maritimes vers Douvres, le nombre de remorques non accompagnées chargées en ferroviaire est un signal: 2 500 au cours des deux premiers mois de l’année mais 6 500 au cours de deux mois suivants.