Le pétrole circule à flux très tendus. À peine sorti des puits, il est rapidement expédié chez ses acheteurs. Ainsi, la Russie ne dispose que de 8 jours de capacité de stockage, l’Arabie saoudite de 18, les États-Unis de 30. À cette capacité limitée s’ajoute une autre difficulté, celle de couper les vannes. Plus le forage et ses équipements sont anciens, plus risquée est la mise à l’arrêt. Ainsi, même si les pays producteurs ont réagi – tardivement – en réduisant leur production, elle n’a pas cessé pour autant.
Les excédents de pétrole se sont rapidement accumulés. Entre avril et juin, ils devaient atteindre 1,4 milliard de barils (Gb) au niveau mondial, selon IFP Énergies nouvelles. « Cela signifie que les capacités de stockage disponibles, estimées entre 0,9 et 1,8 Gb, seraient soit insuffisantes, soit saturées », précisait l’organisme à la mi-avril. La capacité de stockage terrestre saturée, les négociants se sont rués sur les très grands transporteurs de brut et de produits pétroliers pour stocker en mer le pétrole excédentaire afin de profiter des prix bas. Un phénomène typique du contango, marché où le prix au comptant du produit est inférieur à sa valeur à terme.
En mai, près de 200 millions de barils de pétrole flottaient sur les mers à bord des very large crude carrier (VLCC). Selon les données des analystes, 10 à 15 % des très grands transporteurs de brut du monde – soit une centaine des 815 unités de la flotte – se sont ainsi trouvé un autre usage. Le phénomène s’est poursuivi en mai, puis en juin.
Jusqu’à 300 000 $ par jour pour un VLCC
Il s’en est suive une montée en flèche des taux d’affrètement à temps.Les contrats sur des durées courtes, six mois, se sont faits plus nombreux.
Étonnant paradoxe, le pétrole ne valait plus rien, tandis que son stockage atteignait des sommets. Des VLCC ont ainsi été affrétés à plus de 300 000 $/jour, dix fois leur seuil de rentabilité… Suezmax et Aframax n’étaient pas en reste, avec des taux de respectivement 150 000 $/jour et 60 000 $/jour.
Alors que le transport maritime vit des temps extrêmement difficiles, les armateurs de tankers, portés par les taux d’affrètement qui s’envolent, ont paradoxalement vécu une période bénie. Certains n’ont pas hésité à plastronner, comme Herbjørn Hansson, de Nordic American Tankers, qui a claironné auprès du Financial Times: « Nous gagnons des tonnes d’argent ». Moins fanfaron, Hugo de Stoop, directeur général de la société belge Euronav, a lui aussi reconnu: « Nous sommes l’une des rares industries à gagner de l’argent au cours de cette période. Le marché est totalement et complètement inhabituel ».
Certains ont fixé des suezmax (transporteurs d’une capacité d’un million de barils de pétrole) à des valeurs allant jusqu’à 70 000 $/j alors que les coûts d’exploitation journaliers s’élèvent à quelque 8 000 $. Les très grands transporteurs de brut d’Euronav (42 VLCC, d’une capacité de 2 millions de barils de pétrole brut), qui opèrent à des taux dits spot, c’est-à-dire essentiellement en négociation avec les clients et qui varient d’un jour à l’autre, ont gagné 72 750 $ par jour au premier trimestre et les Suezmax (25 unités de 1 million de barils de brut), près de 60 000 $/j.
Au deuxième trimestre, la flotte des VLCC d’Euronav a été négociée à 95 000 $/j, et les suezmax à plus de 65 400 $/j en moyenne. Selon la destination, certains ont même été affrétés entre 150 000 et 200 000 $/j, a déclaré le PDG d’Euronav, alors qu’il en coûte environ 18 000 $/j en dépenses de fonctionnement.
Le monégasque Scorpio Tankers, leader du marché LR2, a indiqué que ses unités de 80 000-159 999 tpl avaient été affrétées à une moyenne quotidienne de 53 000 $ au cours du 2e trimestre, contre 26 818 $/j précédemment.
Résultats flamboyants
Et tous ne s’en sont que mieux portés au premier trimestre: Nordic American Tankers, Euronav, Scorpio Tankers, Frontline, DHT, Teekay Tankers… Scorpio Tankers et International Seaways ont triplé leurs bénéfices par rapport à la même période de 2019. DHT les a multipliés par presque cinq, Euronav les a décuplés.
Diamond S Shipping, l’un des plus grands propriétaires et exploitants de pétroliers de pétrole brut coté en bourse, a pu ainsi repasser dans le vert.
Les prix ont cependant commencé à retomber dès que les pays de l’OPEP+ sont parvenus à se mettre d’accord sur un meilleur contrôle du marché et ont réduit leur production. Ils restent élevés, mais moins faramineux qu’ils n’ont été au plus fort de l’accès de fièvre, le marché du pétrole se rééquilibrant.
L’armateur belge Euronav reste cependant serein. Son dirigeant, Hugo de Stoop, considère que plusieurs phénomènes soutiennent ses marchés au moins jusqu’à la fin de l’année. D’une part, l’intérêt pour le stockage aurait changé de nature. Les porteurs de la demande d’affrètement ne seraient plus les négociants pour des transactions contango (en clair: acheter du pétrole, affréter le navire, y stocker le pétrole) mais les acteurs de l’industrie pétrolière « qui ne savent pas où mettre leur pétrole ».
En outre, la demande de stockage, qui concernait surtout le brut et portait principalement sur des superpétroliers et les suezmax en raison des économies d’échelle, aurait colonisé des unités plus petites, telles les MR.
Il estime enfin qu’il faudra du temps avant que le brut du stockage flottant ne soit déchargé. Les raffineries commenceraient par puiser dans les stocks terrestres près de leurs installations avant de traiter ce qui se trouve à bord des navires. De mémoire, en 2015-2016, la dernière fois où s’est observée une situation de contango, « il a fallu douze mois pour que les navires reviennent dans la flotte ».
En attendant, les armateurs de tankers gagnent tellement d’argent qu’ils revoient le calendrier des travaux prévus en cale sèche pour profiter de la hausse des marchés. International Seaways, qui possède et exploite une flotte de 40 pétroliers, dont 13 VLCC, a reporté trois des 10 VLCC qui devaient être équipés de scrubbers pour se mettre en conformité avec l’IMO2020.
Scorpio l’avait précédé en différant 19 chantiers, mais prétextant pour sa part l’écart de prix entre le fuel à 3,5 % et celui à 0,5 %. Or le différentiel est un indicateur clé du retour sur investissement des scrubbers.