Jean-Marc Roué, président du conseil de surveillance de Brittany Ferries : « L’Irlande et l’Espagne deviennent désormais stratégiques pour notre redéploiement à venir »

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Depuis la fermeture de l’espace Schengen, vous avez, comme vos homologues, interrompu votre activité de transport de passagers, qui représente 80 % de votre chiffre d’affaires, pour vous concentrer sur le fret. Dans quel état économique Brittany Ferries sort-elle de cette crise?

Jean-Marc Roué : La compagnie en sort plus qu’éprouvée, endettée et affaiblie! Après une fermeture totale des lignes passagers le 19 mars, il aura fallu attendre le 29 juin pour redémarrer. Nous avons dû pendant ces longs mois mettre plus de 1 300 employés au chômage technique, soit près d’un emploi sur deux. Une décision cruelle mais nécessaire à notre survie. Nous avons également dû nous endetter en souscrivant au PGE, le Prêt Garanti par l’État, qui nous a permis d’obtenir 117 M€ de crédit. C’est un endettement lourd pour une période très courte car nous n’avons que cinq ans pour rembourser cette somme colossale. Mais ceci nous permet de pouvoir payer les salaires jusqu’à la fin de la saison. Car c’est mon engagement: nous ferons tout pour préserver l’emploi. Nous sacrifierons certainement des postes d’intérimaires et des CDD pour sauver nos sédentaires et nos marins. Nous avons également fait un choix important: privilégier la sécurité sanitaire des passagers et des équipages, en proposant moins de places à la vente, pour privilégier des voyages en espace confiné et sécurisé, en cabines. Nous allons continuer à desservir tous nos ports habituels, mais avec moins d’escales et de passagers. Enfin nous attendons désormais le retour sur nos lignes de nos amis britanniques [la clientèle britannique contribue à 85 % des ressources de la Brittany Ferries, NDLR]. Ébranlés par la crise sanitaire et en pleine phase de Brexit, quel sera leur choix de vacances pour cet été si particulier? Pour juillet-août 2019, nous avions plus de 800 000 réservations. Aujourd’hui nous en sommes à 240 000 seulement. Rien n’est donc gagné et nous allons tous devoir nous retrousser les manches pour les cinq années à venir.

Est-ce que cette crise inédite génère de grandes ruptures au sein de l’entreprise?

J-M.R. : Sur le plan interne la crise sanitaire a provoqué un électrochoc. Elle nous oblige à repenser la distribution du travail et son organisation. Elle nous intime les principes de polyvalence à déployer désormais. Il y a donc tout un travail de reconstruction de l’organisation interne qui s’amorce. Je ne suis pas inquiet, nos employés, sédentaires et marins ont fait et sauront faire preuve de résilience. Si une nouvelle crise nous frappe, dans un an, dans trois ans, nous devons être mieux préparés, mieux organisés, plus agiles.

Sur un plan plus stratégique, avec le directoire de la compagnie, nous avons aussi constaté notre trop grande dépendance au trafic passagers, qui représente plus de 80 % de notre chiffre d’affaires. Si je veux desserrer cet étau, il faut renforcer sensiblement notre volume de fret.

L’Irlande et l’Espagne étaient déjà parties prenantes de notre stratégie de développement du fret avant la crise. Elles deviennent désormais stratégiques pour notre redéploiement à venir. Notre projet de ferroutage en fait également partie. Avant que la crise sanitaire ne s’abatte sur nous, j’avais juste eu le temps d’en esquisser les contours lors d’une conférence de presse avec le Président de la Région Normandie, Hervé Morin. Mais de l’Espagne au port de Cherbourg, c’est le plus beau projet intermodal français de ces dernières années. Il reste bien entendu d’actualité. Il est prévu que SNCF Réseau intervienne pour cela sur des ouvrages d’art dans les mois à venir. La Région Normandie, la Communauté du Pays Basque, Ports de Normandie et Brittany Ferries espèrent fermement que ces travaux ne seront pas repoussés. Et d’ici 2021-2022, nous aurons rattrapé le retard de ces derniers mois. Car cette autoroute ferroviaire m’est tout particulièrement chère. Elle jouera bientôt un rôle clé pour la compagnie. On ne peut que regretter le Brexit et craindre son impact. Mais il ouvre de nouvelles lignes, de nouveaux débouchés, de nouveaux marchés d’approvisionnement, tant vers le Royaume Uni que vers l’Irlande. Là encore, je ferai tout pour que Brittany Ferries y gagne de nouvelles parts de marché, gage de son redressement à venir.

Comment voyez-vous l’horizon à moyen terme pour le transport maritime en général?

J-M.R. : C’est une question qu’il eût été plus légitime de poser à mon ami Jean-Emmanuel Sauvée, notre nouveau président d’Armateurs de France [Jean-Marc Roué a passé la barre en avril au président de Ponant, autre compagnie entièrement sous pavillon français, NDLR]. Il vient de rendre public son bel et ambitieux plan pour le shipping français. Je ne m’exprimerai donc qu’au titre de la filière transmanche. Nous sommes en effet le plus gros employeur de marins français. Or je l’affirme, la survie du pavillon tricolore est aujourd’hui menacée. L’État nous a fait bénéficier d’une mesure extrêmement favorable qui a permis de sauvegarder l’emploi pendant ces derniers mois. Je veux bien sûr parler du chômage partiel. C’est un geste fort mais ce n’est hélas pas suffisant, loin de là. D’autres mesures sont impératives si l’on veut éviter une nouvelle casse sociale. C’est dans les mains du gouvernement. Si sa réponse est à la hauteur de la crise subie, si sa réponse est à la hauteur de celles qu’il a faites aux secteurs aéronautique et automobile, alors la filière transmanche pourra se redresser. Si les éléments constitutifs d’un plan de relance maritime ne sont pas retenus, particulièrement dans les domaines économique et fiscal, alors le marin français risque de disparaître.

Propos recueillis par Gérard Le Brigand

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