Les paquebots de dernière génération sont au shipping ce qu’est l’A380 à l’aérien: de la massification. Dans la croisière, elle peut se matérialiser par l’embarquement de jusqu’à 10 000 personnes à qui est promise une expérience unique dans un cadre revisité. Les majors du secteur, toutes américaines et européennes, ont fait le pari du gigantisme et de la profusion de loisirs à bord afin de générer des économies d’échelle basées sur la dépense optimisée des croisiéristes sur le navire. Devenu une destination exotique, festive, culturelle, culinaire, artistique, etc., le navire de croisière attire des clientèles de plus en plus jeunes et diversifiées. Selon MSC Cruises, le voyageur moyen a dorénavant 42 ans. Avec 25 millions de croisiéristes gagnés en 25 ans, une projection de 40 millions pour 2030, des carnets de commande pleins pour une décennie et l’avènement d’une clientèle chinoise, tout souriait au monde de la croisière de masse, jusqu’au covid-19 et aux médiatiques errements de navires, interdits d’accoster, devant l’incarnation d’un confinement apatride forcé. Des les premiers cas détectés dans des navires naviguant aux larges des côtes japonaises apparaissent les atermoiements pour gérer une crise sanitaire qui n’est pas encore pandémique. Se révèle alors l’incapacité des parties prenantes (autorités gouvernementales et portuaires, chancelleries, armements) à évacuer les passagers, qu’ils soient atteints ou pas du coronavirus. Du Japon aux pays méditerranéens en passant par l’Uruguay ou les États-Unis, les navires vont ainsi devenir les symboles d’une gestion chaotique où finalement la nationalité du passager se révèlera un facteur différenciant puisque les diplomaties n’auront pas la même célérité à rapatrier leurs concitoyens.
Incertitudes économiques et stratégiques
La quasi-totalité des navires de croisière dans le monde, et pas seulement les très grandes unités, est désormais stationnée à quai, là où ils ont pu trouver refuge. Aux États-Unis, où les armements ont suspendu leur activité très rapidement, avant même que cela leur soit demandé, le spectre d’une année blanche hypothèque un demi-million d’emplois directs et indirects et coûterait quelque 50 Md$.
Les perspectives de reprise pour la période faste de l’été sont quasi nulles hormis la promotion en Europe de croisières d’un nouveau genre, en « courte distance » avec des petites unités adaptées pour faire (re)découvrir les charmes européens. Loin de solder le problème des grandes unités, l’activation de croisières sur les côtes françaises ou norvégiennes envoie un signal d’optimisme à des clientèles sensibles aux argumentaires de sécurité et de proximité. Aux États-Unis, les parades à court terme sont essentiellement tarifaires pour ne pas sombrer. Plusieurs opérateurs américains proposent désormais des croisières à tarifs sacrifiés avec une agilité encore jamais connue puisque les billets sont modifiables jusqu’à la dernière minute et remboursables jusqu’en 2022. La relance passe par la transformation immédiate de la défiance en confiance malgré les conditions pandémiques de la Floride et de la Californie, les deux États d’où partent les deux-tiers des croisiéristes américains.
Puissance financière des géants américains
Sur le plan stratégique, un des réflexes dans le secteur maritime consiste à déchirer de la capacité excédentaire (scrapping) pour tenter de recouvrer un équilibre entre l’offre et la demande. Sauf que de demande, il n’y a pas et que du côté de l’offre, les navires sont évidemment trop neufs et pas assez amortis pour faire l’objet de destructions anticipées. Il en résulte quelques faillites de « petits » armements dont la première fut celle de l’opérateur japonais Luminous Cruising dès mars 2020. Cette crise sans précédent révèle la puissance financière des géants américains et européens, tous en capacité (pour le moment) d’amortir des mois sans aucune entrée de devises. Le plus puissant d’entre tous, Carnival Corp. – 50 % du marché mondial avec sa dizaine de marques de croisière –, a même réussi à faire de sa dégringolade boursière (– 85 %) une opportunité pour le fonds souverain saoudien, acquéreur de 43,5 millions d’actions pour une valeur de 369,3 M$, en en faisant ainsi le deuxième actionnaire de l’armement US.
* Centre de recherche spécialisé dans les stratégies portuaires et logistiques.