Vous représentez des entreprises qui ont été largement impactées par les grèves dans les ports. Que vous a inspiré cette nouvelle crise alors que l’on croyait le risque social définitivement écarté?
Denis Choumert: On l’a naturellement très mal vécu. D’une part, ce mouvement social n’avait rien à voir avec des revendications propres au secteur contrairement aux dernières réformes importantes sur les ports français. D’autre part, dans la mesure où une partie de la problématique échappe à l’État, il était difficile d’avoir prise. Cette protestation, suivie et par les ouvriers portuaires et par les dockers – ce qui n’était pas systématique dans les précédents conflits – a clairement répondu à des mots d’ordre de la centrale CGT. L’épée de Damoclès demeure. Tant que l’on n’arrivera pas à diluer la CGT, comme elle l’a été progressivement au sein de la SNCF par exemple, elle restera une arme.
Vous assurez un rôle de vigie auprès de vos adhérents sur les plans maritime, ferroviaire et fluvial. Quels sont les sujets qui vont vous animer dans les prochains mois?
D.C.: L’attractivité et la compétitivité des ports restent un sujet pour permettre à la supply chain française d’être efficace et moins coûteuse. La démarche a été enclenchée dans le cadre de la stratégie nationale portuaire annoncée lors du CIMer de 2017 par Édouard Philippe. Les groupes de travail ont planché sur divers sujets. Nous serons très vigilants quant à la concrétisation dans les faits, et notamment à la gouvernance privée-publique afin d’éviter de reproduire certaines erreurs du passé, à savoir une compétition acharnée sur certains hinterlands ou filières. Les ports français gagneraient à travailler en coordination, y compris sur les investissements, comme nous l’ont enseigné à nos dépens les déboires financiers de la plate-forme multimodale du Havre. D’où l’intérêt d’une gouvernance bipartite qui indexe la stratégie d’investissement des ports à la réalité économique des opérateurs.
Vous avez une idée précise de ce schéma de gouvernance privée-publique?
D.C.: Cela peut s’apparenter à ce qui était mis en œuvre pour France logistique. Le pilotage reposerait sur un partenariat privé-public, avec la Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM) et celles des Affaires maritimes (DAM) d’un côté, et la communauté économique – prestataires et chargeurs – réunis sous un toit commun de l’autre. L’idée est de parler d’une seule voix de façon à s’assurer de la prise en compte de la vision des professionnels dans la définition des priorités nationales et de planifier de façon concertée les actions et investissements.
Vous avez fait partie des groupes de travail qui ont planché sur la stratégie portuaire nationale? Qu’en ressort-il?
D.C.: Nous avons participé aux travaux sur la gouvernance, la transition numérique et écologique et l’attractivité. Disons que les résultats obtenus sont bien minces étant donné le temps consacré à ces travaux. Sur la transition numérique, le grand sujet est celui de la synchronisation des flux physiques et numériques et cela passe par un guichet unique portuaire qui doit être opérationnel cette année. Il doit orchestrer tous les formalités des différentes administrations à travers un point d’entrée unique et regrouper physiquement les contrôles aux frontières. L’interopérabilité des deux systèmes communautaires d’information [CCS développés parallèlement par les sociétés SOGET au Havre et MGI à Marseille, NDLR]est un autre sujet qui n’a pas été tranché. L’idée de généraliser cette interopérabilité à toutes les opérations physiques de la chaîne, sur laquelle a travaillé la Banque des Territoires, pour déboucher sur une plateforme nationale numérique portuaire n’a pas non plus encore trouvé de solution.
Mais que prônez-vous?
D.C.: Ces sociétés n’ont pas la taille critique pour développer suffisamment vite les services digitaux nécessaires pour être efficaces et pertinents. Aussi se pose la question de la gouvernance des données qu’ils accumulent de façon gratuite mais dont les services sont payants. Nous estimons qu’elles doivent être encadrées plus strictement car elles sont stratégiques. Des systèmes intégrés existent à Rotterdam et à Anvers, mais il est vrai que ces ports sont majoritairement détenus par des collectivités. Les CCS étant subventionnés, les chargeurs et commissionnaires ne paient que le coût marginal.
Les budgets d’achats en transport maritime des chargeurs ont-ils évolué du fait de l’application des nouvelles réglementations?
D.C.: Jusqu’au 1er janvier 2020, les prix sont restés stables, donc les budgets transport l’étaient également. Pour 2020, les chargeurs s’attendaient à des hausses, mais sans pouvoir les calibrer faute de visibilité sur les différentiels de prix entre carburants conformes et sans savoir non plus à quelle échéance les armateurs allaient répercuter la hausse subie dans de nouvelles formules de prix. Finalement, il s’est avéré qu’ils ont eu peu recours au fuel à 0,5 % en 2019. C’est donc cette année que l’augmentation des prix va se faire davantage ressentir. Tout dépendra de la disponibilité du carburant. Les raffineurs ont tendance à dire que ce sera erratique le temps de l’adaptation.
Les surcharges, vieux contentieux entre vous et les armateurs, ont-elles été un sujet de tension l’an dernier?
D.C.: Les armateurs ont fait preuve d’inventivité pour avoir des formules de prix peu claires, excepté pour un ou deux comme Hapag-Lloyd, et surtout différents du voisin pour que l’on ne puisse pas les comparer. Notre association, par déontologie et respect de la concurrence, se contente d’exercer son rôle de conseil en donnant des méthodes de calcul qui éclairent les chargeurs sur les formules de prix en cas d’ajustement du bunker et des conseils dans le cadre de leur contractualisation avec les armateurs.
Que recommandez-vous actuellement?
D.C.: De signer des contrats courts, à trois mois, car le prix du fuel est chahuté. Dans l’incapacité de se couvrir à un coût intéressant, l’armateur va prendre des provisions sur risques importantes. Certains armateurs se sont cependant engagés auprès des chargeurs à indexer le prix du LSFO (fuel à 0,5 %) sur le MGO (gasoil marin), dont les prix sont stables.
La Commission européenne a proposé en novembre dernier un renouvellement pour quatre ans, sans modifications, du règlement permettant aux transporteurs maritimes de déroger aux règles européennes de la concurrence. Vous étiez opposés à sa reconduction. Comment réagissez-vous à cette décision?
D.C.: On estime que l’environnement juridique et économique qui justifiait ce système dérogatoire il y a cinq ans a profondément évolué depuis. Nous avons renouvelé notre forte opposition via l’European Shippers’ Council (association des chargeurs européens), dont l’AUTF est un membre actif. Nous avons décelé beaucoup d’erreurs juridiques, d’incohérences et des préjugés favorables aux armateurs dans l’analyse des dossiers. Les données utilisées et les arguments retenus font débat. La mesure des 30 % de parts de marché, par exemple, repose sur des critères flous. Les rapports de l’ITF [l’International Transport Forum de l’OCDE, NDLR] décrivant une situation assez dégradée en termes de qualité des services ont été complètement ignorés. Nous avons sollicité une rencontre avec la commissaire européenne en charge de la concurrence, Margrethe Vestager. Nous sommes prêts à aller plus loin juridiquement parlant, le cas échéant.
L’AUTF est-elle considérée par les politiques publiques?
D.C.: Nous avons salué la création de France logistique et nous sommes au sein de la gouvernance, seuls à représenter les clients finaux. Nous y serons très impliqués et experts sur certains sujets, comme la transition énergétique, les ports, et les enjeux de la formation.