Le fret ferroviaire est tellement hors rail en France que l’on en vient à se demander si un jour il est entré en gare. Il est à la fois un serpent de mer et un nœud gordien.
Les plans de relance se sont succédé au rythme des alternances politiques, soit quasiment tous les cinq ans. Les Assises du ferroviaire de 2011 structuraient déjà la relance autour de quatre axes: l’autoroute ferroviaire, l’essor du combiné, la desserte des ports et les opérateurs ferroviaires de proximité.
Les incantations de colloques, promouvant ce mode idéal pour le développement des corridors de fret européens, se sont relayé comme un mantra. Or… comme l’avait pensé tout haut (en 2012) l’ex-président fataliste de la SNCF Guillaume Pépy: « Le transport de marchandises sur le rail plutôt que sur les camions, tout le monde est d’accord. Mais ça ne se fait pas trop en France parce que la route est très compétitive. (…) Néanmoins, si l’on veut (…) une planète un peu plus propre, il va bien falloir y passer. »
En 2020, la situation du fret ferroviaire est plus que jamais préoccupante. C’est d’ailleurs l’un des dossiers chauds dont Jean-Pierre Farandou a hérité en prenant ses fonctions le 1er janvier 2020. À cette date, Fret SNCF est devenue une filiale à part entière du groupe ferroviaire, assainie de ses 5 Md€ de dettes « remontées » à la maison mère SNCF et dotée de 170 M€ de fonds propres. Sans le feu vert de Bruxelles, elle aurait fait faillite.
Sa part modale est en capilotade. À 33 milliards de tonnes/km, elle s’établit à un peu plus de 9 % de l’ensemble du transport de marchandises en France, contre 30 % en 1984 et 46 % en 1974. L’augmentation de la production industrielle et l’ouverture à la concurrence du transport de marchandises en 2003 à l’international et en 2006 au trafic intérieur n’y ont pas changé grand-chose. Si ce n’est de révéler un coût plus élevé de l’opérateur historique de 20 à 30 %. La quinzaine d’opérateurs détient quelque 40 % du marché depuis 2017 sans apporter vraiment de nouveaux marchés mais en aspirant les tonnages de l’opérateur historique.
LOM, grandes intentions
La loi d’orientation des mobilités dite LOM n’a pas dérogé à la tradition des grandes intentions. L’article 51 engage l’État à élaborer « une stratégie pour le développement du fret ferroviaire » d’ici fin 2020, dont les orientations s’interconnectent avec celles portant sur la compétitivité des chaînes logistiques en France suivant le rapport Hémar/Daher. Il est question de mécanismes d’aides au transfert modal et au développement du transport combiné, de résoudre dans les meilleurs délais les points de friction et de tension sur le réseau ferré national (développement des trafics au gabarit P400 et des trains longs d’au moins 850 m) et d’accélérer les chantiers de transbordement combinés. Parallèlement, des groupes de travail régionaux ont planché sur une vision des flux à moyen et long terme en vue d’alimenter la future stratégie sur le fret ferroviaire dont les propositions doivent être remises d’ici fin juin 2020.
Annoncé depuis une décennie comme une arme de reconquête du rail face aux camions pour le transport de marchandises, le développement des autoroutes ferroviaires acheminant sur des wagons spécialisés des ensembles routiers ou des semi-remorques est toujours perçu comme une des solutions pour favoriser le transport multimodal, complémentaire du transport des conteneurs maritimes et caisses mobiles.
Une idée qui s’est consolidée en France autour d’une poignée de hubs, tous opérés par VIIA, la filiale de SNCF Logistics créée en 2012: Aiton/Orbassano, Bettembourg/Le Boulou, Calais/Le Boulou, Calais/Orbassano et Barcelone/Bettembourg (cf. plus loin).
Version moderne des autoroutes maritimes?
Des armateurs semblent croire à un avènement ferré et se lancent dans un nouveau métier d’opérateur ferroviaire. En octobre, l’armement marseillais lançait une navette ferroviaire hebdomadaire, d’une capacité de 72 EVP, entre le Terminal conteneurs et marchandises diverses (TCMD) de Grand-Couronne-Moulineaux (port de Rouen) et Bonneuil-sur-Marne (ports de Paris), permettant d’accéder directement au réseau couvrant l’Est et le Sud-Est de la France et de l’Europe. Opérée par la filiale de Marfret, Fluvio Feeder Armement, elle vient compléter son offre bâtie depuis une décennie sur les services fluviaux réguliers, par barges vers l’amont (Gennevilliers) et au moyen du feeder maritime Lydia (390 EVP) vers le terminal Port 2000 du Havre. Cette nouvelle proposition conforte Rouen en tant que hub multimodal de l’axe Seine.
Le spécialiste transmanche Brittany Ferries prend également le train en investissant directement dans l’exploitation d’une autoroute ferroviaire entre Cherbourg et Bayonne. Avec en perspective, un deuxième itinéraire entre Sète et le port normand. Ce projet vise à développer le marché des remorques routières non accompagnées avec, dans un premier temps, un aller-retour quotidien pour une centaine de remorques fournies par les ferries en provenance de Portsmouth, Poole et Dublin. Il devrait notamment conforter la croissance du trafic roulier cherbourgeois avec l’Irlande, en croissance de 20 % en 2019.
Disposant d’un réseau ferroviaire hérité de l’époque où le trafic Toyota était l’un des fleurons de l’établissement portuaire, Port de Cherbourg SAS va aménager son chantier de ferroutage à proximité des équipements des lignes transmanche. L’outil devrait être opérationnel avant l’été 2021. Au travers de Ports de Normandie, la Région abondera les fonds européens sollicités.
Adhésion des chargeurs
En attendant de développer une culture du transport ferroviaire de marchandises en France, l’adhésion des chargeurs, particulièrement échaudés par les mouvements sociaux des deux derniers mois, reste conditionnée aux mêmes critères: sillons, fiabilité et coût.
Certains tentent le coup. Le groupe suisse Nestlé Waters a ouvert une voie, moyennant un investissement de 2 M€. Après dix ans d’interruption, il a relancé en 2018 la ligne ferroviaire sur 100 km entre l’usine Perrier de Vergèze (Gard) et Marseille-Fos, qui achemine cinq fois par semaine 54 conteneurs de 40 pieds en un peu plus de deux heures. La traction des trains est confiée à Regiorail. « 30 sont destinés à Eurofos (chargés sur MSC, Maersk) et 24 chez Seayard (Eurofos, CMA CGM, Hapag-Lloyd) », précisait lors du lancement Thibaut San Galli, responsable transport maritime de Nestlé Waters. « Sur les 90 conteneurs qui sortent chaque jour de l’usine Perrier, 70 sont exportés vers les États-Unis: 54 acheminés par le rail et 16 par la route », indiquait le groupe.
Les flux conteneurisés déposés sur le rail étaient en hausse de 10 % en 2018 dans les bassins Ouest du Grand Port maritime de Marseille, non sans lien avec la décision du géant agroalimentaire.
Sur 450 millions de trains/km réalisés en 2018, seuls 60 millions avaient concerné le trafic fret. La quasi-totalité des trains/km de fret sont effectués sur seulement 58 % des lignes du réseau ferré national. Les principaux axes de circulation sont Luxembourg – Metz – Dijon – Lyon – Marseille et les sections frontalières de la Belgique, du Luxembourg et de l’Allemagne. Les sections de lignes les plus empruntées se confondent avec les trois corridors européens traversant la France (Atlantique, mer du Nord/Méditerranée et Méditerranée).
Par opérateurs, Fret SNCF reste celui qui a effectué le plus de trains/km avec une part de 58 %, voire de 72 % avec les 11 % de VFLI et les 3 % de Naviland Cargo, toutes deux de la branche SNCF Logistics. Viennent ensuite Euro Cargo Rail (12 %), Europorte (6 %) et Régiorail France (3 %).