« Les robots ne paient pas d’impôts et ne votent pas », pouvait-on lire sur les pancartes. Cela ressemble à s’y méprendre à une de ces luttes sociales « à la française » mais au pays du libéralisme le plus décomplexé, les États-Unis et qui plus est, à Los Angeles. La scène est vieille de quelques jours (au moment où nous mettons sous presse).
Là, la colère des syndicats (dont l’International Longshore and Warehouse Union) se déverse sur l’opérateur portuaire APM Terminals pour contrarier la volonté de la filiale de Maersk d’aller vers une plus grande automatisation de son installation ouest-américaine. Le manutentionnaire cherche à introduire 130 véhicules sans pilotes à son terminal Pier 400. Une des conditions, fait-il valoir, pour que « le port de la côte Ouest reste concurrentiel par rapport à ses homologues de la côte Est et du golfe du Mexique ».
L’on ne trahira pas APM Terminals en l’épinglant comme le chantre européen de l’automatisation. C’est lui qui, le 24 avril 2015, a ouvert dans le port de Rotterdam un terminal qui a poussé aussi loin en Europe le niveau d’automatisation et repoussé les limites humaines (le terminal emploie deux fois moins qu’une infrastructure classique). L’ensemble des opérations, depuis le déchargement jusqu’à l’entreposage et le transbordement sur le camion, la barge ou le train, ont été entièrement automatisées. Un chantier à un demi-milliard d’euros pour s’équiper de cavaliers de quai électriques montés sur rail et téléguidés (et non plus au diesel et pilotés par des dockers), de portiques STS (ship to shore) sans cabine (et employés) pour manœuvrer les opérations de chargement ou de déchargement des conteneurs, et d’un faisceau de capteurs pour tout contrôler en temps réel, etc.
Bien des années avant, toujours à Rotterdam, le terminal ECT (Hutchison aujourd’hui) avait ouvert la voie aux véhicules automatiques guidés par des balises pour un ensemble de manipulations, des zones de stockage vers les quais et les navires, l’intervention humaine reprenant ensuite ses droits pour le chargement à bord. L’équipementier Kamlar (groupe finlandais Cargotec) est à l’origine de nombre de ces premières « prouesses » techniques. Il revendique d’ailleurs être le premier à avoir livré les portiques automatisés d’ECT, les premiers cavaliers straddle automatisés d’Hoogovens, le premier système de gerbage automatisé à trois portiques pour HHLA à Hambourg… C’est aussi le finlandais qui a réalisé un aménagement de terminal hybride sur TraPac de Los Angeles en 2014.
Réponse aux armateurs
Pour les dirigeants de ces terminaux pionniers, l’automatisation est source de gain de productivité (transit-time maximisé) et de compétitivité (coût d’immobilisation du navire minimisé). Des propos qui entrent encore plus en résonance aujourd’hui quand il faut traiter un porte-conteneurs de 18 000 EVP et transborder 5 000 boîtes à chaque escale. Quant aux économies générées, les partisans de l’automatisation portuaire estiment la réduction totale des coûts à 30 %.
Enfin, rendu électrique (si l’électricité est produite par les champs éoliens offshore!), le terminal n’émet ni CO2 ni oxydes d’azote, indiquait déjà APM Terminals.
Depuis, Rotterdam a essaimé mais timidement. Le terminal de HHLA à Hambourg se présente comme presque complètement automatisé, celui de Hutchison à Barcelone comme semi-automatisé, le London Gateway de DP World en Grande-Bretagne comme très automatisé.
« L’évolution est en marche », soutient Lamia Kerkoudj-Belkaïd, déléguée générale de la Feport, fédération européenne des manutentionnaires et opérateurs privés de port, qui réunit 1 200 entreprises présentes dans 400 terminaux, employant au total 220 000 dockers.
Qu’elle soit partielle ou totale, l’automatisation se fera, explique-t-elle, car c’est assurément une suite logique au gigantisme des navires: « nos clients arrivent avec des navires plus grands mais demandent à ce que l’escale soit plus courte: on ne peut pas le faire avec des outils conventionnels. Pour autant, ce n’est pas la panacée, et tous les terminaux n’ont pas vocation à être automatisés ».
Seule une poignée sont en effet stratégiques à l’économie mondiale et ils sont principalement situés en Asie, en Europe occidentale et aux États-Unis. Ce sont là aussi que se multiplient les terminaux à conteneurs à l’échelle des ULCS. Ce sont donc eux les principaux candidats à l’automatisation.
Pour Lamia Kerkoudj-Belkaïd, l’automatisation sera l’un des grands sujets des prochaines années avec la digitalisation qui innerve tous les métiers portuaires et va nécessiter « un grand plan Marshall de l’emploi ».
« La reconversion des emplois et l’acquisition de nouvelles compétences deviennent urgentes, indique la porte-voix des manutentionnaires européens. Les salariés, qui travailleront sur les terminaux spécialisés, devront interagir avec des robots, des machines, voire de l’intelligence artificielle. Il faut arriver à créer des passerelles entre les ouvriers dockers d’aujourd’hui et les métiers de demain ».
Former les dockers de demain
« Certains de nos syndicats sont parvenus à obtenir l’accord des employeurs dans ce domaine, ainsi que pour des listes de réembauche… », indique l’ITF (la fédération internationale des ouvriers du transport), pour laquelle il faut davantage parler de l’automatisation d’un processus plutôt que d’un port tout entier. « Avec la combinaison de technologies d’automatisation et de contrôle à distance, nous avons assisté à une disparition, des changements et une délocalisation d’emplois ». Si la centrale trouve les arguments pour démonter les atouts dont se prévalent les technologies, elle note que « les ports automatisés manquent de techniciens en automatisme ou de personnel capables d’assurer la maintenance des capteurs et d’autres équipements. Il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas former les dockers actuels pour faire ce travail ».
L’European Transport Federation (ETF, équivalent de la CFDT) reconnaît publiquement que « l’automatisation doit se faire, mais pas au détriment des travailleurs portuaires. Si, très en amont, les syndicats sont associés à la réflexion, un dialogue peut se dérouler en toute sérénité pour anticiper les changements ». La Feport et l’ETF ont visité dernièrement ensemble le terminal à conteneurs d’Altenwerder de HHLA à Hambourg, où l’automatisation se mettrait en place dans un cadre apaisé. « Là, les syndicats, comme Verdi, sont au fait des enjeux et conscients de la pression qui s’exerce sur les entreprises notamment du fait des grandes alliances », indique la Feport.
Les manutentionnaires reconnaissent que le dialogue est « plus difficile » avec l’International Dockworkers Council (IDC dont la CGT est membre), qui rejette toute automatisation par idéologie au nom de la « remise en cause de l’emploi » qu’elle suppose. Selon le syndicat, l’automatisation se traduirait, suivant son degré, par une réduction d’effectifs de 30 à 70 %.
Vue futuriste?
Le cas d’Hambourg donne des arguments à ceux qui ont en tête les discussions qui furent très rudes à Rotterdam et qui y voient le signe d’une évolution des mentalités. En France, inutile de dire que l’affaire est encore risquée. Un fournisseur de technologies d’automatisation prévoit que le nombre de ports automatisés approcherait la centaine d’ici 2020. S’il est difficile de savoir avec précision combien le sont aujourd’hui, il y a de fortes probabilités pour qu’ils soient plus nombreux demain, quand bien même subsistent les débats, ici et là, sur la productivité réelle ou supposée, sur le risque trop élevé au regard de la volatilité des volumes et des routes ou l’exposition aux cyber-risques. « Le terminal à conteneurs automatisé n’est pas une vue futuriste. Depuis une dizaine d’années, le mouvement s’intensifie. L’automatisation totale jusqu’au smart terminal avec une intelligence artificielle est un horizon admissible. Pourtant, à court terme, si le processus est en cours, la création de terminaux sans humains à la manœuvre semble en pause. Le futur a sans doute des étapes », décode Paul Tourret, directeur de l’Isemar (cf. lire son billet). « L’automatisation est devenue un besoin pour les opérateurs portuaires mais elle ne constitue pas une fin en soi. Nous avons besoin d’interconnexion, d’équipements smart, d’interopérabilité pour offrir des solutions au-delà du port », dit en d’autres termes Lamia Kerkoudj-Belkaïd.