En janvier, Maersk annonce son intention de devenir d’ici trois à cinq ans un « intégrateur mondial de la logistique des conteneurs ». En avril, CMA CGM a amorcé le processus qui devait le conduire à l’acquisition de Ceva Logistics pour « intégrer » l’expédition de bout en bout. Peut-on mettre sur le même plan les deux stratégies?
Pierre Cariou: Historiquement, il y a toujours eu des intentions d’intégration verticale de la part des armateurs qui, à la moindre difficulté financière, se sont reconcentrés sur leur savoir-faire: l’achat et exploitation de navires. De tels mouvements ont ainsi été observés dans les années 90, Maersk et Damco, CMA et sa branche logistique CMA Log. Ce qui est nouveau, c’est la façon de faire. Trois modèles se distinguent. Maersk continue de s’appuyer sur des ressources internes avec Damco. Hapag-Lloyd a des relations informelles avec Kuehne+Nagel (liés par un même actionnariat, NDLR). CMA CGM a choisi l’acquisition pour « aller chercher » des compétences qu’il peinait à développer en interne. Ils n’ont pas racheté Ceva pour remplir leurs navires mais pour aller chercher des marges ailleurs, dans le terrestre. C’est toute la différence.
La stratégie de CMA CGM, qui n’est pas sans risques, peut-elle être « contagieuse »?
P.C.: L’acquisition de Ceva porte le risque d’intégrer une grande entreprise, mais c’était le cas déjà avec CGM. C’est une des forces de cette société d’ailleurs. Elle l’a démontré avec le singapourien Nol/APL. Les décisions que le groupe a immédiatement prises – changement de direction, rapprochement physique des équipes de Ceva – traduisent sa pratique: diffuser une culture d’entreprise tout en préservant les spécificités. Cela tranche avec la culture danoise, par exemple, où il faut rentrer dans les process du groupe.
Des répliques à prévoir?
P.C.: Les expéditeurs de fret ne sont pas menacés. Les armateurs sont les plus petits. Aussi, Ceva a beau être une grosse entreprise, elle ne reste « que » le n° 10 mondial (selon d’autres classements, elle est au 8e rang, NDLR). Ce qui pourrait changer la donne, c’est si quelque chose de similaire se produisait entre Kuehne+Nagel et Hapag-Lloyd. Les mouvements en cours sont davantage la traduction d’une réaction des acteurs à la concurrence frontale des Amazon et Alibaba. Aujourd’hui, pour les transporteurs maritimes, la partie se joue à terre et la logistique fera toute la différence. Les logisticiens ont donc une belle carte à jouer, en se rapprochant de tous les modes de transport, car globalement, il y a un problème de confiance. À qui Wal-Mart et Nike sont-ils plus enclins à confier leur fret? Davantage à des logisticiens qu’à des transporteurs maritimes!
Qui seront les grands gagnants des reconfigurations en cours?
P.C.: Ceux qui seront capables de développer une offre multimodale sans couture. Et le chargeur, qui se retrouve avec une offre de services hyper concurrentielle et de multiples acteurs prêts à investir massivement et rogner sur les marges.
Et les ports dans tout cela?
P.C.: Une fois que les armateurs auront acquis une meilleure connaissance des flux terrestres, sur quels corridors vont-ils se concentrer? Va-t-on assister à une régionalisation des flux? C’est difficile à dire. On parle beaucoup des impacts des alliances sur la donne portuaire. Mais on omet de mentionner le mouvement des armateurs pour racheter des compagnies de feedering. On peut dès lors imaginer que des ports secondaires pourraient accroître leur influence.