Les uns distillent au compte-gouttes leurs convictions tandis que les autres ont tardé à entrer dans la danse. Ou du moins, c’est ce que soutiennent les armateurs, particulièrement inquiets quant à la disponibilité de carburants conformes au nouveau plafond de soufre, à l’encontre de leurs fournisseurs, dont les décisions d’investissements puis gel des projets annoncés trahissent une certaine fébrilité du marché.
Que ce soit pour se conformer aux imminentes réglementations ou pour anticiper celles à venir – dans le viseur, le dioxyde de carbone (CO2) –, les solutions existent certes, mais les transporteurs maritimes soutiennent que toutes ne sont pas sorties de la R& D, ne sont pas vraiment optimales et sont court-termistes.
L’effort financier à concéder pour être en règle fait davantage consensus. Selon Simon Bergulf, directeur des affaires réglementaires chez AP Møller-Maersk, la facture annuelle de carburant (3,37 Md$ en 2017) du Danois devrait augmenter de 2 Md$ par an. Rolf Habben Jansen, PDG de Hapag-Lloyd, a pour sa part estimé que le groupe allemand absorberait une « surfacture » d’environ 1 Md$ de son poste carburant. Selon des estimations, la nouvelle réglementation sur le soufre devrait engendrer une augmentation des coûts combustibles de l’ordre de 60 Md$.
Schématiquement, pour répondre aux exigences environnementales, les acteurs du monde maritime peuvent choisir entre le diesel marin (« Marine Gas Oil », MGO), des composés de distillats désulfurés dont le taux de soufre maximal est généralement de 0,1 % mais au prix bien plus élevé que l’indécrottable fuel lourd (« heavy fuel-oil », HFO), qui représenterait plus de 75 % des carburants maritimes utilisés selon le Lloyd’s Register. Ils peuvent tout aussi bien garder le fuel lourd mais en utilisant des systèmes de récupération et de nettoyage des fumées (les scrubbers) pour les libérer des oxydes de soufre (SOx). Ou carrément changer de motorisation en optant pour le gaz naturel liquéfié (GNL),non sans impacts tant pour les armateurs (surcoût de 20 % par rapport à un navire au diesel) que pour les autorités portuaires (coûts des infrastructures de soutage). Enfin, ils peuvent panacher l’ensemble des solutions.
Intérêt croissant
À ce jour, ce sont les navires à passagers et les pétroliers (autres que méthaniers naturellement) qui sont les plus « fans » de la propulsion au GNL (cf. point d’étape dans ces pages). Selon Alphaliner, seuls quatre porte-conteneurs en mesure d’être propulsés au GNL sont actuellement en opération dans le monde. Vingt sont en commande et une conversion a été annoncée. CMA CGM est le seul grand armateur conteneurisé à avoir à ce jour commandé autant de navires propulsés au GNL (9), tout en étant conscient que, sans effet de masse, le coût des futures énergies restera dissuasif. À l’opposé, le n° 2 du transport maritime mondial, MSC, qui opère aujourd’hui quelque 510 porte-conteneurs, a annoncé qu’il allait équiper d’ici 2020 « un nombre significatif de ses navires » de scrubbers.
« L’intérêt pour les scrubbers a crû significativement ces derniers mois », confirme Alphaliner. La rapidité de leur retour sur investissement (le coût d’installation est estimé de 5 à 10 M$ par navire) aurait « convaincu quelques armateurs de franchir le pas ». Pour l’heure, le consultant ne recense toutefois que 25 porte-conteneurs en service équipés et 150 intentions tandis que 70 nouvelles constructions doivent directement sortir des chantiers dotés. Quoi qu’il en soit, le nombre de porte-conteneurs équipés ne devrait pas dépasser les 200 à échéance due (sur 5 300 en opération dans le monde).
Parmi les derniers convertis, Hapag-Lloyd, DHT Holdings, Maran Tankers, Safe Bulkers, Star Bulk, les scandinaves Wallenius Wilhelmsen (qui a annoncé que 20 de ses 130 navires seraient bientôt dotés) et Golden Ocean Group Limited (qui a pris ses dispositions pour équiper 16 de ses vraquiers d’ici fin 2019).
Le cas Hapag-Lloyd est révélateur des atermoiements. D’abord rétif aux scrubbers, qu’il semblait exclure pour privilégier le GNL, l’armateur allemand prépare deux pilotes en vue de tester les systèmes d’épuration sur deux grands porteconteneurs début 2019 et plus si affinités. Quant à l’option GNL, Rolf Habben Jansen envisage de convertir certaines unités de UASC, compagnie des pays du Golfe qu’il a acquise en mai 2017. Si le premier essai sur un des 17 navires de 15 000 EVP est concluant, le n° 5 mondial envisagerait alors d’investir dans cette solution pour les 16 autres. Plus d’assurance en revanche chez Grimaldi, qui a d’emblée joué la carte du scrubber. Une quarantaine de navires en étaient déjà dotés en début d’année. Selon Emanuele Grimaldi, le GNL n’est pas la panacée pour traiter toutes les émissions. Pragmatique, le napolitain ne s’interdit pas « de revoir ses positions au fur et à mesure de la sophistication des technologies ».
Signaux contradictoires
Le leader mondial Maersk envoie des signaux plus contradictoires. Après avoir déclaré que les scrubbers n’avaient pas fait leurs preuves sur les moteurs de grande puissance (lesquels équipent l’essentiel des 720 navires de sa flotte dont 406 en propriété), Niels-Henrik Lindegaard, responsable de Maersk Oil Trading, a récemment confirmé que la technologie serait « un élément parmi d’autres » tout en précisant qu’il s’agirait d’un « nombre limité ». Les représentants de Maersk maintiennent néanmoins que « la meilleure solution reste des carburants conformes ». D’où l’accord noué le 20 août dernier avec le spécialiste néerlandais Royal Vopak pour développer une installation de soutage en fuel léger à Rotterdam, qui devrait être « opérationnelle au second semestre 2019 ». Elle « couvrira environ 20 % de la demande mondiale de Maersk, permettant de livrer de l’ordre de 2,3 Mt par an de soutes », a calculé le premier transporteur mondial qui en aura donc sous le pied pour vendre à d’autres. Vopak avance pour sa part que ses terminaux de Fujairah, Rotterdam et Singapour seront prêts à temps.
Le fuel léger, le groupe pétrolier américain ExxonMobil y croit aussi. Il vient d’annoncer un investissement de 560 M€ pour accroître sa production faiblement sulfurée dans sa raffinerie britannique de Fawley. Une annonce en contraste avec celle du trader mondial de brut Gunvor, qui au même moment annonçait le gel d’un projet d’usine de raffinage de carburants propres sur le port de Rotterdam et de deux citernes de stockage sur celui d’Anvers car « trop risqué » compte tenu des « incertitudes du marché ».
Shell développe également « une gamme d’options » en matière de carburant, y compris un réseau mondial de stations GNL. En fin d’année dernière, le groupe anglo-néerlandais signait avec Carnival Cruise Line un accord portant sur la fourniture en GNL de deux futurs paquebots attendus entre 2020 et 2022. Il vient en outre d’annoncer son investissement, aux côtés du malaisien Petronas, du chinois PetroChina, du japonais Mitsubishi et du sud-coréen Korea Gas Corp, dans le projet de GNL à Kitimat au Canada, que le premier ministre Justin Trudeau a qualifié de plus important investissement privé (27 Md€) de l’histoire de son pays.
L’objectif est d’acheminer du GNL en Asie à un coût moindre que celui en provenance du Golfe du Mexique aux États-Unis qui doit, lui, traverser le canal de Panama. Ce projet est emblématique du virage vers la production de gaz naturel opéré par Shell depuis le rachat du britannique BG Group.
Total Marine Fuels fait valoir depuis quelque temps déjà que certaines de ses raffineries seront en mesure de produire du fuel avec un taux de soufre à 0,5 %. Mais la filiale du groupe Total spécialisée dans les opérations de soutage est aussi engagée dans la fourniture de GNL. C’est elle qui sera d’ailleurs le partenaire en soutage de CMA CGM et de Costa Croisières. Pour rappel, fin 2017, le groupe Total s’est hissé, moyennant un chèque de 1,48 Md$, au rang de deuxième opérateur mondial du GNL avec 10 % du marché (selon Patrick Pouyanné, Pdg de Total) avec la reprise des participations d’Engie dans le GNL.
Arbitrages tardifs
Les arbitrages des armateurs seront tardifs, conviennent la plupart des analystes, « comme ce fut le cas en 2015 » date à laquelle la zone Baltique, la Manche et la mer du Nord a été assignée à respecter un plafond de soufre à 0,1 %. Il semblerait aussi que les armateurs aient alors plus volontiers opté pour des produits distillés à faible teneur en soufre.
Quoi qu’il en soit, tout le monde a en tête l’hydrogène, énergie du futur « zéro émissions » de CO2 et de particules fines, qui pourrait propulser les navires grâce à une pile à combustible.
À supposer que les technologies de propulsion soient prêtes, les points d’avitaillement à quai et la production d’hydrogène renouvelable sont loin de l’être.
« Pour l’industrie gazière, c’est une question de survie que de verdir la provenance du gaz naturel, assure Olivier Denoux, directeur technique chez Elengy, opérateur de terminaux méthaniers, en marge des Assises du Port du Futur. « Différents travaux sont en cours, exploitant plusieurs voies. Nous visons 10 % de renouvelable dans le gaz naturel en 2020, 30 % en 2030 et 100 % en 2050 ».
Jules Verne devra donc attendre encore un peu, lui qui faisait dire à l’ingénieur Cyrus Smith de L’Île mystérieuse: « Un jour, les soutes des steamers et les tenders des locomotives, au lieu de charbon, seront chargés de deux gaz comprimés, l’hydrogène et l’oxygène, qui brûleront dans les foyers avec une énorme puissance calorifique ».