La presse française a salué, avec les mêmes mots, la disparition de Jacques Saadé. Il faut lire la presse spécialisée étrangère pour avoir un regard plus analytique. Un d’entre eux évoque l’un des derniers d’une certaine classe de grands armateurs.
Paul Tourret: Les Grecs avaient un mot pour décrire les entrepreneurs du transport maritime pétrolier: « Tycoon », mot anglais dérivé du japonais, qu’on peut traduire par « magnat ». En somme, des armateurs géniaux, inventifs, avec un côté grandeur et décadence qui sied au monde du pétrole, marché de trading. On a aussi connu cela dans la croisière avec des patrons comme Ted Arison, fondateur de Carnival Cruise Lines. Les contraintes de la conteneurisation sont telles qu’elles exigent des armateurs des qualités plus proches de ce que nous appelons, nous Français, des grands capitaines d’industrie, moins flamboyants mais plus pérennes. Et en l’occurrence, il y en a quatre qui ont fait la différence: Jacques Saadé, Chang Yung-fa, Gianluigi Aponte et Tung Chao Yung, fondateurs respectifs de CMA CGM, Evergreen, MSC et OCCL. On trouve encore cet esprit chez certains armateurs du roulier, comme Grimaldi par exemple.
Ou cet homme a eu une chance inouïe pour avoir traversé tant de périodes difficiles sans jamais mettre un genou par terre. Ou il est une « personnalité plus grande que nature » (expression de Claus-Peter Offen) pour avoir surnagé ainsi avec des moyens limités dans un secteur si capitalistique.
P. T.: Il ne faut jamais oublier dans quel contexte et sur quels fonts baptismaux a été érigé CMA CGM. Les premiers armements ont été créés dans les années 70. La conteneurisation en était à ses balbutiements. Aponte et Saadé vont avoir l’audace de défricher des marchés réputés difficiles, l’Afrique de l’Est pour l’un et la Méditerranée pour l’autre. Dans une organisation assez rigide, Jacques Saadé va faire preuve d’audace commerciale (il investit dans les navires, acquiert des sociétés, lance des services, se positionne sur les terminaux portuaires, intègre la logistique puis revend au gré de ses stratégies), d’un savoir-faire d’armement (ce jeu de dupes avec les chantiers navals chinois et coréens pour obtenir les meilleurs prix) et d’inventivité pour compenser ses limites financières. Il a aussi montré des qualités de négociateur en 2010 en se maintenant à bord et en choisissant lui-même son partenaire financier (le turc Robert Yildirim) alors que son endettement de 5 Md$ le contraignait à la recapitalisation et à négocier avec 72 banques créancières. Sa façon de faire emprunte aux codes des start-up: réactivité, rapidité, et agilité.
Sa politique d’acquisitions, que des bons coups?
P. T.: Il faut lui reconnaître dès ses débuts de l’aplomb pour amener sa société au plus haut de la ligne régulière française à une époque où les fusions-acquisitions font disparaître bon nombre de maisons européennes (Senator, Lloyd Triestino, Costa, P&O, Nedlloyd…).
Il part d’un armement méditerranéen avec un seul navire et une ligne, dont le seul nom – Compagnie maritime d’affrètement – dit tout de la faiblesse de ses moyens, à lui et à Farid Salem, son beau-frère et inconditionnel associé. Il va assez rapidement se déployer, vers New York, la mer du Nord, le canal de Suez… Puis il a ce flair de sentir, avec une décennie d’avance, la puissance manufacturière chinoise. Il s’y installera bien avant tout le monde.
Autre coup déterminant quand alors 19e armement mondial, il récupère en 1996 la Compagnie générale maritime (CGM), certes pour un franc symbolique, mais qui ne valait plus rien. Il se retrouve alors à la tête d’une flotte et de positions fortes sur des marchés spécifiques, Outre-mer et bassin méditerranéen. Ainsi, à force d’acquisitions malines – l’australienne ANL qui lui ouvre l’Asie et une partie du business américain, la française Delmas qui lui sert l’Afrique de l’Ouest, la taïwanaise Cheng Lie Navigation, la marocaine Comanav, l’américaine US Lines, la britannique Mac Andrews… – il est devenu, dès 2006, le 3e armateur mondial.
Vous faisiez allusion à des traits de génie…
P. T.: Son opportunisme dans la façon d’orchestrer ses alliances a surpris plus d’une fois: cet art du rebond alors que la situation paraît bien compromise, cette façon de manœuvrer pour ne jamais se laisser distancer. Il pouvait associer son entreprise à Maersk contre MSC en Méditerranée et, dans le même temps, être allié à MSC contre Maersk en mer du Nord. Quand le projet d’alliance (P3) entre les trois premiers mondiaux – CMA CGM, Maersk et MSC – achoppe sur le refus des autorités chinoises, et que très vite Maersk et MSC se liguent au sein de 2M, CMA CGM se rabat tout aussi rapidement sur une alliance avec le n° 2 chinois China Shipping et la régionale du Golfe UASC. Avec le P3, il aurait été le petit de la classe. Là, il prenait le lead.
Le rachat en 2016 du groupe singapourien Nol est un autre coup, consolidant sa 3e place mondiale. Désormais agrandie d’APL Nol, l’alliance Ocean Maritime conclue en 2017 avec les trois principaux armateurs asiatiques – Cosco, OOCL et Evergreen – est encore sa marque de fabrique. Pour ses méga-alliances, il faut des navires géants. Il va suivre mais mieux, prendre de l’avance en étant le premier au niveau mondial à passer commande de 9 grands porte-conteneurs au GNL.
Le pavillon français, pour donner le change?
P. T.: Ce n’est pas anodin dans un contexte où la préoccupation est l’emploi. Il a toujours joué entre plusieurs registres, optant par exemple pour des pavillons britanniques pour les feeders. Quand il invite François Hollande en 2013 pour l’inauguration du Jules Verne, enregistré sous pavillon français, c’est un acte politique et un fabuleux coup de communication. Chaque géant baptisé au nom d’un personnage français aura droit au bleu-blanc-rouge!
Reste l’avenir de cette entreprise que l’on présente toujours sur le fil du rasoir. Le rachat d’OOCL par Cosco, devenant ainsi le 3e acteur de la conteneurisation, questionne son sort.
P. T.: CMA CGM a toujours été victime des points d’interrogation sur son avenir. Le « plus petit » a démontré à plusieurs reprises sa capacité à résister. Rodolphe Saadé, qui a pris les rênes en février 2017, a baigné dans cet univers. Le fait qu’elle devienne une probable victime du rapprochement Cosco-OOCL est en effet un scénario noir. Mais on voit mal alors l’État français ne pas préserver ce « hard power » de l’économie française.
La conteneurisation n’est pas un monde simple, la route est longue et la compétition est mondiale. Mais le monde maritime peut tout à fait supporter 3 ou 4 grands acteurs européens, dont une française, face à 4 asiatiques. Une poignée de méga-carrier dans un marché plus organisé grâce aux alliances.