JOURNAL DE LA MARINE MARCHANDE (JMM): LES MILIEUX SOCIO-ÉCONOMIQUES NORMANDS ONT UNE APPROCHE TRÈS CRITIQUE VIS-À-VIS DU PROJET SEINE-ESCAUT, QU’ILS CONSIDÈRENT COMME FAVORISANT L’ÉVICTION DES TRAFICS. VOUS PARTAGEZ CETTE POSITION?
DIDIER LÉANDRI (D.L.): D’abord je voudrais dire que je comprends certaines des préventions qui s’expriment. Mais sur la seule Région parisienne, on estime déjà à près de 50 % les évictions de trafics conteneurisés vers les ports du range Nord. Seine-Nord ou pas, les ports maritimes français ont manifestement, avant même la réalisation du projet, un défi de compétitivité, et l’objet même de Seine-Escaut est de l’améliorer dans tous les territoires traversés sur l’axe et singulièrement à son débouché. Ce canal, c’est la porte d’entrée en Europe des ports français en s’appuyant sur l’hinterland de cinq régions françaises: Normandie, Île-de-France, Champagne-Ardennes, Picardie et Nord-Pas-de-Calais. Le périmètre de Seine-Escaut en France, c’est l’essentiel de la richesse nationale! L’hinterland d’un port maritime ne doit pas être perçu comme un handicap mais constitue une opportunité à saisir. D’autant que le Grand port maritime du Havre dispose d’atouts décisifs par rapport à ses concurrents Anvers, Zeebrugge et Rotterdam, qu’on semble sous-estimer. En premier lieu, sa localisation est exceptionnelle puisqu’il est le premier port d’escale sur le range Nord avec un gain d’un à deux jours pour les importations, et à l’export, il offre un délai supplémentaire pour l’expédition des marchandises. Pour desservir la Région Île-de-France, il dispose d’une distance inférieure à ce dont disposent les ports du Nord. L’accessibilité nautique est la plus importante du range Nord avec un accès nautique exceptionnel, 24 h/24, 7 j/7, sans contraintes de marée ni de tirant d’eau. Il est en outre parmi les seuls ports en Europe capables d’accueillir les porte-conteneurs supérieurs à 16 000 EVP. Mais surtout, Le Havre est le pivot du réseau Haropa avec Paris et les ports normands, le seul ensemble portuaire capable de proposer une offre logistique intégrée et de bout en bout aux chargeurs. Le Grand port maritime du Havre a donc tous les atouts pour être plus compétitif que les ports du Nord.
JMM: VOUS NE POUVEZ PAS NIER QUE LA MISE EN SERVICE DE SEINE-NORD FAVORISERAIT LA CONCURRENCE DES PORTS DU RANGE NORD?
D.L.: Oui, nous l’assumons, Seine-Nord s’inscrit dans le mouvement d’ouverture des marchés à la concurrence comme ce fut le cas dans l’aérien, dans le maritime ou plus récemment dans le ferroviaire. Avec d’ailleurs, les mêmes débats de fond. Deux attitudes: soit on la refuse et on s’expose à vivre durablement avec une croissance molle, soit on s’y prépare pleinement. La première des deux attitudes nous semble risquée, d’autant que l’ouverture finit toujours par être créatrice de valeur sur le long terme: aérien, maritime et même ferroviaire chez ceux qui s’y sont préparés comme l’Allemagne, sont là pour en témoigner. En moins de 10 ans, la croissance à deux chiffres est là. C’est d’ailleurs le pari que font les transporteurs fluviaux qui auraient pu réagir négativement. Et ça, c’est la vision microéconomique des choses, car un projet d’infrastructure n’a pas de vocation exclusivement endogène. Le transport et les infrastructures ne sont que des vecteurs au service de l’aménagement du territoire, du désenclavement et finalement de la richesse nationale. La démonstration a été faite largement que pour les filières agricoles, des granulats et la distribution, les retombées économiques étaient là.
JMM: PLUS EN DÉTAIL, CERTAINS PROFESSIONNELS CONSIDÈRENT QUE SEINE-ESCAUT NE SUFFIRA PAS À LUI SEUL POUR PRÉPARER LES LENDEMAINS PROMETTEURS QUE VOUS SEMBLEZ EN ATTENDRE?
D.L.: Le projet Seine-Escaut ne se résume pas à un ouvrage de 107 km de génie civil comme certains en font la caricature. La demande de financement auprès des autorités européennes (MIE 2017/2020), totalement coordonnée avec le CPIER Vallée de Seine, est un projet logistique global et construit, comportant une vraie vision géostratégique qui prévoit notamment l’accès direct à port 2000, l’aménagement de l’Oise, la création de plates-formes logistiques, l’amélioration du tirant d’eau jusqu’à Rouen et la fiabilisation de la Seine amont et aval. Les deux rapports du député Rémi Pauvros complètent ce volet infrastructure par des mesures d’accompagnement qui viennent conforter les milieux économiques et faire de cette réalisation une réussite. Il y a également un vrai sujet de phasage des travaux, connu et adressé comme tel, qui conduit à programmer les travaux de l’aval vers l’amont. Ceci est évidemment essentiel, vital même, car je partage le souci exprimé par certains de ne pas voir toute la valeur logistique dont dispose la France captée par d’autres. Il faut tout faire pour préparer nos ports à cette opportunité.
JMM: NE CRAIGNIEZ-VOUS PAS QUE CES OPPOSITIONS SONNENT LE GLAS DU PROJET?
D.L.: Je ne le crois pas. La « décision de faire » a été prise au plus haut niveau, par le Premier ministre le 26 septembre à Arras et par le secrétaire d’État aux Transports. Non seulement l’engagement a été pris publiquement au niveau français, mais également vis-à-vis des autorités européennes. Le projet a reçu le soutien des ports d’Haropa, de Dunkerque, de Lille ainsi que de tous les acteurs des milieux fluviaux et des armateurs maritimes. Il est par ailleurs très activement soutenu par les territoires, les milieux économiques du Nord, de la Picardie et de l’Ile-de-France, conscients des gains rendus possibles par la massification en matière de coûts de transport, mais surtout de coûts logistiques amont et aval dans les différentes filières industrielles. Ceci étant, c’est le débat démocratique et il faut répondre, rassurer et garantir dans la mesure du possible que le projet est bénéfique et porteur d’enjeux essentiels, notamment en termes d’emplois dans les différentes régions concernées, comme l’a récemment dit la FNPD. La table ronde qui sera organisée dans les tout prochains jours au Havre permettra, j’en suis sûr, de donner des réponses pertinentes à tous les acteurs, car ce projet n’a de sens que s’il est pleinement accepté par tous. Les transporteurs fluviaux considèrent qu’il y a là un test décisif, car si d’aventure la décision de faire le canal Seine-Escaut devait être remise en cause, elle sonnerait le glas de nouveau et pour longtemps de tous les projets de liaisons interbassins après 50 ans d’interruption du développement du réseau fluvial français, et donc finalement de toute politique en matière de transport fluvial et multimodale en France.