Au VIIe siècle l’océan Indien constitue une seconde route commerciale significative et articulée en partie à la route continentale de la soie. La conquête musulmane a en effet permis de constituer un vaste réseau d’échanges commerciaux comportant au plan géographique dans l’océan Indien une façade commerciale Sud-Est. On est là bien avant l’ouverture du canal de Suez en présence d’une recherche d’itinéraires entre Méditerranée et océan Indien via une « tranchée maritime », la mer Rouge, et une « poche maritime », le golfe Persique. L’enjeu de ces deux voies rivales, c’est le commerce avec la côte orientale de l’Afrique mais aussi l’Inde, le monde malais et la Chine d’un côté, l’occident chrétien de l’autre coté. Le grand commerce en Méditerranée va apparaître surtout comme un commerce de transit portant sur des marchandises provenant du commerce avec l’Asie et que des navires italiens, en particulier vénitiens, viennent à partir du XIe siècle quérir à Alexandrie et dans d’autres ports du Levant plutôt qu’à Constantinople. La Méditerranée apparaît ainsi comme un sous-ensemble d’un système économique global dont le centre est l’océan Indien. L’existence de la mousson favorise la navigation sur tout le pourtour asiatique, contribuant à l’importance des échanges commerciaux et au brassage de population dans la région. Ces réseaux véliques vont pousser très loin les influences arabes et musulmanes en Asie du Sud-Est, et bien au-delà en mer de Chine. « Telles sont les traces laissées par la route maritime de la soie, tout aussi importante à en lire les auteurs que la voie terrestre par l’Asie centrale. » Cette navigation reste cependant saisonnière en raison de la mousson et n’assure pas la régularité des flux de commerce attendus. Aussi, le commerce de l’océan Indien va se diviser à la fin du XIIIe siècle en trois segments, car peu de marchands et de négociants effectuent encore la traversée entière entre Aden et la Chine. Des ports s’imposent comme les limites et les points de transbordement de chaque segment. « On navigue d’Aden, Ormuz ou Muscat jusqu’à Cambay, Surat ou Calicut. Dans une deuxième portion, on quitte Calicut pour rejoindre Malacca, éventuellement avec escale à Satgaon au Bengale. Le troisième itinéraire relie Malacca à Canton et surtout Quanzhou. »
L’intrusion portugaise et le contournement de l’Afrique
Mais ces routes sous contrôle arabe sont continuellement menacées. Les Portugais ont essayé de monopoliser par la force le commerce des Indes orientales (bombardement de Calicut par Pedro Cabral en 1500). Il y a eu ainsi dans les premières années du XVIe siècle une forte baisse des arrivées d’épices dans les ports du Levant, et par conséquent à Venise. Mais les Portugais n’ont pas réussi à contrôler l’océan Indien tout entier, et ce sont les Hollandais qui, en s’emparant des îles à épices (les Moluques) en 1609, ont capté à la source le trafic des épices. À partir de cette période, la route maritime d’Europe aux Indes orientales en contournant l’Afrique l’a définitivement emporté jusqu’à l’ouverture du canal de Suez en 1869. La Méditerranée et ses ports, Venise en particulier, ont ainsi perdu leur riche commerce avec le Levant. L’intrusion portugaise puis hollandaise doit d’ailleurs s’interpréter comme la capacité du sous-système périphérique de l’Europe occidentale à rejoindre au XVIe siècle le niveau du centre dans l’amoindrissement géopolitique de son pouvoir marqué par l’affaiblissement des pouvoirs qui sécurisaient le golfe du Bengale et le retrait de la Chine du grand commerce maritime, à partir de 1423. Il est clair que ces deux situations ont accentué le vide politique dans ce centre du système monde. D’un autre côté, l’argent d’Amérique a été utilisé par les Européens de l’Ouest pour équilibrer leur balance commerciale avec l’Inde et surtout la Chine. Ainsi, les trésors d’Amérique aboutissent en Chine et dans ce mouvement, l’Europe n’est qu’une zone de transbordement lubrifiant les routes du commerce de l’océan Indien. On peut soutenir enfin qu’il existait vers « 1 700 un réseau de marchés intégrés qui faisait le tour du monde, de Lima à Canton par l’Europe, d’Acapulco à Canton via Manille ».
Le commerce maritime de l’Europe avec l’Asie a également bénéficié des progrès technologiques dans la construction des navires. Ces progrès ont été progressifs et, il est vrai, ne sont venus qu’assez tard à partir de 1850 avec la substitution du fer au bois et de la vapeur à la voile pour leur propulsion, si bien que l’on a enregistré une forte baisse des taux de fret de 1815 à 1914. Le ravitaillement de l’Europe en matières premières et denrées alimentaires est devenu plus facile et moins coûteux, entraînant un processus de globalisation et de convergence des prix des denrées, qui a abouti à un « big bang » à la fin du XIXe siècle après le percement et l’ouverture en 1869 du canal de Suez.
À bien des égards, le développement de l’Inde aujourd’hui et les performances commerciales de la Chine ne sont pas sans rappeler les systèmes afro-eurasiens antérieurs à l’intrusion portugaise et laissent entrevoir déjà à l’horizon 2 030 un nouveau système économique global centré dans l’océan Indien et en mer de Chine. L’Asie sera non seulement la zone la plus dynamique avec une croissance moyenne de 6 % sur les dix prochaines années, mais l’Afrique subsaharienne, soutenue à la fois par des flux d’investissement, une population jeune, l’émergence de classes moyennes et les cours des matières premières toujours soutenus affichera également une très belle performance à 4,50 %. Le développement de l’Afrique s’appuie aussi en partie sur les échanges sud-sud, comme en témoignent les investissements croissants de la Chine et du Brésil.
Ainsi, c’est parfois à la lumière du passé qu’on peut le mieux comprendre les débats actuels et appréhender l’avenir.
Le rôle capital du canal de Suez
En 1888 un traité signé à Constantinople par plusieurs pays, dont la Grande-Bretagne, donne au canal de Suez un statut international. Ainsi, il peut être emprunté par tous les navires sans exception, quelle que soit leur nationalité, et ce, en temps de paix comme en temps de guerre. La réduction de distance entre le nord de l’Europe et les Indes orientales est désormais de l’ordre de 35 % (7 900 miles contre 12 000 miles via Le Cap entre Londres et Calcutta, alors capitale de l’empire des Indes).
Elle est plus importante encore (de l’ordre de 60 % à 70 %) entre la Méditerranée et l’Asie du Sud-Est. Si la Grande-Bretagne a freiné au moins jusqu’en 1882 l’ouverture de la nouvelle route des Indes via le canal de Suez, elle l’a ensuite équipée en ports soutiers à très grandes distances de ses bassins producteurs de charbon: Gibraltar, Malte, Chypre. Dès lors, le canal de Suez va jouer sur les plans économique et géostratégique un rôle considérable qui confirme le poids de l’hémisphère Nord et de l’Europe de l’époque coloniale jusqu’au sommet de la phase pétrolière. Nul n’a encore essayé de quantifier précisément sa contribution globale à la croissance économique de l’Europe, mais pendant près d’un siècle et demi, de 1869 à 2010, l’expansion du commerce transocéanique direct avec l’Asie a été grandement favorisée par un transit par le canal de Suez.