Dorsale australe ou transit par Suez à l’horizon 2040?

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On ne soulignera jamais assez le rôle capital joué par les canaux interocéaniques pour ouvrir de nouvelles routes maritimes. Là où le choix de routes maritimes courtes est impossible en raison de la morphologie des continents et des façades maritimes, des creusements de canaux interocéaniques sont imaginés dès le milieu du XIXe siècle. Le canal de Suez, inauguré en 1869, permet à Londres de relier Bombay sans contourner le continent africain. Le canal a donc d’abord servi les intérêts des empires coloniaux européens, mais va ensuite s’inscrire pleinement dans l’essor de la mondialisation des échanges pour assurer aujourd’hui le transit d’environ un dixième du trafic maritime mondial. L’infrastructure a été aménagée au fur et à mesure de l’évolution des besoins en augmentant progressivement les largeurs et le tirant d’eau de 35’ à 66’(20,10 m, ce qui permet le transit d’un 240 000 tpl chargé), déterminant au final avec une largeur maximale de 77,40 m et un tirant d’air maximum de 68 m, le standard Suez­max. Cette « plasticité » du canal, qui en a fait sa grande force, a donc permis d’absorber depuis sa réouverture en 1975 le gigantisme croissant des navires à l’exception bien sûr des VLCC, ULCC et de certains grands transporteurs de vrac sec de type China­max dont le tirant d’eau excède 66’. En 2012, le canal a connu dans les deux sens et de façon presque équilibrée le passage de 17 225 navires (14 666 avant la crise de 1956) pour un tonnage net d’un peu plus de 928 Mt (115 Mt en 1955), confirmant, s’il le fallait, depuis cinquante ans, une course régulière au gigantisme des navires (voir tableau ci-contre).

Quels avenirs pour Suez?

Si la recherche des économies d’échelle par les armateurs consiste à augmenter la taille des navires, quel rôle pourrait remplir à l’avenir le canal de Suez pour les porte-conteneurs et les vraquiers qui sont les deux premiers clients du canal, si l’on exclut les pétroliers déjà engagés depuis les années 1970 dans un partage d’itinéraires entre Suez et le détour par le cap de Bonne Espérance? Quelles pourraient être les limites, éventuellement les menaces pesant sur le transit par Suez, en particulier pour les porte-conteneurs qui représente aujourd’hui près de 37 % des passages et plus de 54 % de la jauge nette transitant par le canal? Les limites apparaissent d’abord dans la cherté des péages, les surcoûts d’exploitation liée à la traversée, les risques géopolitiques, mais aussi dans d’autres obstacles extérieurs à la zone.

Les droits de passage de Suez sont en effet élevés et ont de nouveau augmenté au 1er mai. D’autres augmentations restent toujours à craindre, d’autant que les droits de passage constituent l’une des principales sources de devises pour l’Égypte. Par ailleurs, le canal de Suez devrait atteindre rapidement quelques limites d’exploitation. En effet, le transit se fait obligatoirement en convois: deux dans le sens nord-sud, mais un seul dans le sens sud-nord, une partie significative des pétroliers ne pouvant transiter à pleine charge compte tenu d’un enfoncement trop important. Certes, des zones de mouillage sont aménagées aux deux extrémités du canal pour permettre aux navires d’attendre leur intégration à un convoi, mais des heures limites d’arrivée à ces zones doivent être impérativement respectées. Cela représente nécessairement des contraintes de navigation et des temps d’attente. Cette rigidité affecte naturellement le coût d’exploitation des navires, et les économies d’échelle espérées par un changement de génération de navires sont souvent « aspirées » par ces temps d’attente. L’alternative la plus naturelle est le contournement de l’Afrique par le cap de Bonne Espérance, mais il s’agit d’un itinéraire beaucoup plus long et donc plus coûteux (plus de jours, plus de coûts).

Le retour partiel de la route du Cap

Ces jours supplémentaires à la mer coûtent cher, mais en raison des coûts associés (droits de canal, temps d’attente, surprimes d’assurance couvrant les risques de guerre et/ou de piraterie), la différence peut ne pas être aussi importante qu’il n’y paraît à première vue. Le détournement par le Cap à la suite de la Guerre des six jours a ainsi, en son temps, accéléré la construction de pétroliers géants d’une capacité de trois millions de barils. La mise en service de grands vraquiers Cap-size de plus de 150 000 tpl et de porte-conteneurs d’une capacité de 18 000 EVP pourrait marquer un retour partiel au détour par le cap de Bonne espérance, d’autant que le détroit de Malacca ne pourra indéfiniment absorber un tel gigantisme en raison principalement de ses limites de tirant d’eau (18 m). Quelques perturbations seraient en revanche probables pour les industries et le commerce qui dépendent de la livraison de produits importés et qui travaillent en flux tendus et en juste à temps. Néanmoins, il semble que toutes les régions situées au nord comme au sud du canal ne soient pas concernées de la même façon, comme on peut le voir sur les deux infographies page suivante.

Au Nord, il ne faut comptabiliser que le nord-ouest de l’Europe et la mer Baltique, soit 31 %. La pertinence d’un détour par le cap de Bonne espérance décroît notablement pour la Méditerranée et la mer Noire restant, en termes de distance et de délai, des marchés captifs. Le détour par le cap ne peut donc être que partiel ,sauf événements majeurs. De ce point de vue, toutes les indications historiques et le climat actuel au Moyen-Orient démontrent que le canal de Suez a été et continue à être un point chaud géopolitique. À l’Est, le problème israélo-palestinien n’est toujours pas réglé. S’y sont ajoutés les printemps arabes sur fond de bourbiers irakiens et afghans et de menace nucléaire iranienne. D’autre part, il faut aussi compter avec l’émergence et le développement de nouveaux itinéraires. Une alternative à la route de Suez combinant deux modes de transport est la méthode Sea and Air. Cette alternative est bien sûr plus rapide qu’un transport maritime de bout en bout (environ 15 jours entre Shanghai et Francfort contre 30 à 35 jours par la mer), et moins coûteuse qu’un transport aérien intégral. Avec un coût d’environ un dollar par kg, cette variante mixte présente surtout un avantage, d’une part pour la desserte des régions européennes enclavées, et, d’autre part, pour les produits avec un taux de rotation élevé et une forte valeur ajoutée. Cette dernière alternative ne peut donc pas apporter de vraies réponses au transfert d’un important volume de trafic.

Avec le réchauffement climatique et la fonte des glaces, les passages par le Nord-Est et par le Nord-Ouest représentent sans aucun doute deux alternatives très séduisantes. Cependant, le passage par le Nord-Est – entre le détroit de Béring et Mourmansk – suppose pour encore quelques années des conditions de navigation difficiles en raison des icebergs, des couches de glace flottantes, du brouillard et parfois de vents violents venant réduire la vitesse de navigation à 16-17 nœuds en été et à 11 nœuds en hiver, lorsque la navigation sera rendue possible à l’année vers 2040. La réduction de la distance n’entraînera donc pas de véritables réductions de délais, hors période d’été. Enfin, la route sibérienne nécessite le passage par le détroit de Sannikov d’une profondeur d’eau de 13 m, seulement. Cela limite la taille des navires à moins de 100 000 tpl. Une autre alternative à long terme est de développer des corridors ferroviaires. Le mode ferroviaire, sur des trajets terrestres plus courts (de l’ordre de 9 000 km à 11 000 km) que les routes maritimes, pourrait rivaliser avec le mode maritime.

L’Europe marginalisée

Mais il semble bien que ce soit la faiblesse économique persistante de l’Europe associée à un recul et à un vieillissement de sa population qui représente une variable clé qui va continuer à peser sur la demande, les indices de prix, les capacités, la typologie des navires en service sur l’axe Asie-Europe et, au final, sur l’utilisation du canal de Suez. Si les prix de fret restent durablement déprimés, cela nécessitera alors un très bas coût de revient que l’on peut obtenir par la massification, par une réduction de la vitesse, ou bien encore par une diminution des primes d’assurances, mais aussi par l’évitement des droits et des frais du canal de Suez, les coûts d’équipage étant mondialisés (tiers et quart monde) et restant stables. Dans ce contexte de course au gigantisme freiné par une stagnation des volumes, l’Europe peut devenir un simple sous-ensemble périphérique d’un système économique global dont le centre serait alors l’océan Indien.

L’Asie devant, selon toute vraisemblance, rester durablement le premier fournisseur de l’Europe, il n’est pas déraisonnable d’imaginer que de nombres importateurs ou exportateurs européens privilégient les taux de fret les plus bas au détriment du délai de transport. Dans ces conditions, le contournement par le cap de Bonne Espérance et la mise en place d’une dorsale australe s’appuyant, d’une part et pour un temps encore, sur le détroit de Malacca (plus tard sur le détroit de la Sonde) et, d’autre part, sur les hubs sud Africains, prennent un certain sens. D’autre part, à l’horizon 2040, l’Asie sera non seulement la zone la plus dynamique, mais l’Afrique subsaharienne, soutenue à la fois par des flux d’investissement, une population jeune, l’émergence de classes moyennes et des cours des matières premières toujours soutenus, afficheront également une très belle performance. La question du pouvoir d’achat des pays émergents, des modes de consommation et de distribution des biens est primordiale pour déterminer les besoins en transports conteneurisés de demain. Ces nouveaux consommateurs constitueront un facteur prépondérant pour définir de nouveaux itinéraires commerciaux et réseaux de transport du conteneur comme ceux reliant l’Asie et l’Afrique. Devront être minimisés les risques accrus résultant de chaînes d’approvisionnement trop longues par transbordement dans les hubs européens. Tous ces changements placent les opérateurs de fret au pied du mur. La migration des marchés les contraint à réagir aux changements très nets des routes commerciales mondiales. On arrive ainsi, au moins pour les ports du nord-ouest de l’Europe, à une nouvelle circulation des flux desservant au passage les marchés émergents du continent africain et éventuellement du Brésil dans une desserte multisegmentaire.

Enfin, le réaménagement du canal de Panama devrait faire perdre en partie, dès 2016 ou 2017, au canal de Suez, la clientèle des services Asie du Sud-Est/côte Est des États-Unis, dits Suez Express. On peut donc globalement douter que le canal de Suez remplisse à l’horizon 2040 le rôle que nous lui connaissons aujourd’hui pour les porte-conteneurs, les vraquiers et peut être aussi les transporteurs de gaz. En excluant les risques géopolitiques majeurs du Moyen-Orient, un scénario visant à un partage des flux en plusieurs routes semble de loin le plus probable pour les clients européens. Après la ruée vers le canal de Suez, des itinéraires alternatifs seraient le moyen de freiner sa saturation, d’opérer un ciblage fructueux des voies, un clivage des moyens et une hiérarchisation des flux selon la valeur des marchandises et l’urgence des expéditions, privilégiant tantôt le délai et le porte-à-porte par les ponts terrestres pour l’industrie du conteneur, tantôt la sécurité et la compétitivité tarifaire par la dorsale australe.

Mais, on sait aussi que la maîtrise opérationnelle du fret appartient, selon les circonstances, au chargeur, au courtier de fret, à un prestataire logistique mondial ou bien encore à l’armateur. Par expérience, ce seront plus probablement ces derniers qui, façonnant les sous-systèmes, décideront également de l’avenir du canal de Suez pour leurs navires, en tentant de répondre aux problématiques fondamentales et traditionnelles de leur exploitation: les volumes, les coûts d’affrètement, le prix des soutes et plus particulièrement pour les porte-conteneurs les taux de remplissage. Leurs recompositions au fil de l’évolution des marchés, des ajustements de capacités et des consommations de carburant constituent un autre et dernier élément de toute première importance dans la structuration du milieu maritime en général, et du rôle du canal de Suez à l’horizon 2040.

Jean-Claude Sevin en bref

En 1972, Jean-Claude Sevin commence sa vie professionnelle chez un commissionnaire de transport et agent maritime français. Il la poursuit chez un commissionnaire de transport suisse. Depuis 2002, il est consultant en logistique et transport, et chargé de cours depuis 2004 dans diverses écoles et universités. Il est docteur en économie des transports, titre décerné par le Conservatoire national des Arts et Métiers de Paris.

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