C’était le thème du colloque « International Defence Logistics 2008 », organisé à Bruxelles les 4 et 5 juin. Autrefois, l’intendance suivait les armées. Aujourd’hui, elle est au plus près du front. En outre, la réduction du format des armées dans la plupart des pays du monde implique un recentrage des militaires sur leurs métiers de base: le combat et sa préparation, le maintien ou le rétablissement de la paix, la protection et les contributions aux opérations humanitaires.
Aujourd’hui, les forces armées se trouvent de plus en plus engagées dans des conflits dits asymétriques. Il ne s’agit pas de neutraliser l’armée d’un État constitué, mais d’affronter un ennemi invisible et insaisissable, moins bien équipé et recourant au terrorisme pour parvenir à ses objectifs politiques et religieux. Pour Shane Targett, directeur général de la société britannique Giode (formation et conseil), la logistique doit « transformer en conteneurs, cubage (volume) et kilogrammes de quoi maintenir le niveau indispensable de combat pendant le temps nécessaire pour atteindre l’objectif fixé ».
Penser mondial…
« La mondialisation crée de nouveaux marchés et de la richesse, même si elle répand partout la souffrance, le désordre et l’inquiétude. Elle est source de répression mais aussi un catalyseur de mouvements d’émancipation et de justice sociale. » C’est l’avis de Claudio Buccini, directeur de la logistique au groupe italien de défense Finmeccanica (aéronautique, espace et transport), qui emploie 59 600 personnes dans le monde. Selon lui, la tendance est au « service mondial » avec le plus grand nombre possible d’activités. Le passage de « plus à faire » vers la « garantie de résultat », avec toute latitude pour les méthodes employées, rend nécessaires la mise en œuvre d’une chaîne d’approvisionnement de pièces détachées et de fourniture de services ainsi que l’adoption de modèles et d’outils informatiques pour la collecte de données, leur analyse et leur gestion, en vue d’obtenir l’adhésion de tous les acteurs de la chaîne. Ce n’est pas simple!
En effet, concernant la livraison de pièces détachées parfois très complexes vers une zone de conflit, il s’agit de répondre vite aux questions du commandant des opérations. Nigel Shaw, directeur général du groupe suédois Eurostep Limited (aéronautique, infrastructure, processus industriels et produits pharmaceutiques) a énuméré les plus fréquentes: « Combien peut-on en avoir? Pour quand? Où sont-elles actuellement? Sont-elles prêtes? Pendant combien de temps peut-on compter sur elles? De quoi et de qui avons-nous besoin pour les maintenir en état de marche? Pouvons-nous faire confiance aux réponses qui nous sont adressées? » Eurostep propose un soutien au produit tout au long de son cycle de vie (Product Life Cycle Support). La logistique est confrontée à de multiples difficultés dues au nombre d’acteurs concernés, à la variété des systèmes informatiques et à la durée d’emploi des matériels (30 à 40 ans). Or, les acteurs communiquent mal, car les données sont dans des formats différents et les termes n’ont pas tout à fait le même sens d’une nationalité à l’autre, même s’il sont en anglais! Eurostep participe à l’élaboration et la mise en œuvre de standards internationaux d’échanges de données sur les produits. Son logiciel de collecte de données, dénommé Share-A-Space, permet d’élaborer des solutions indépendantes pour chaque intervenant dans la chaîne, lequel conserve ses propres processus et logiciels.
… et en réseau
Que se passe-t-il au-delà du champ de bataille? La logistique d’une armée de coalition implique les ministères de la Défense des pays partenaires, les organismes militaires de soutien et les entreprises privées contractantes. La complexité de ces structures et celle des systèmes et données ont un effet négatif sur la mise en œuvre du soutien logistique à apporter aux combattants. Elle draine aussi des ressources et des fonds pourtant destinés à la réalisation de leurs missions. Tel est le constat dressé par Simon Edwards, directeur du secteur public chez Microsoft, qui souligne que « les logisticiens et les commandants de forces font partie d’un unique réseau très synchronisé ». Microsoft propose donc de passer des chaînes d’approvisionnement aux « réseaux centrés ». Son « Net-Centric Logistics Framework » consiste en une boucle « évaluation commune de la situation, interprétation et réaction »… avec les systèmes informatiques appropriés!
Une entreprise civile prestataire de services logistiques aux forces armées en opérations est confrontée à divers impératifs. PAE, filiale du groupe américain Lockheed Martin, les connaît bien car, depuis 1955, elle participe au soutien des opérations militaires américaines et britanniques et de celles de maintien de la paix de l’ONU et de l’Union africaine. L’ancien général de brigade canadien Ernest Beno, chargé des relations internationales chez PAE, a insisté sur la sûreté du personnel en zone hostile, assurée par les militaires sur zone et parfois également par des sociétés privées spécialisées. Les forces armées peuvent sous-traiter les communications et l’informatique, les soins médicaux, le renseignement (dans une certaine mesure), la sécurité physique, la surveillance ainsi que la formation de policiers et de militaires du pays hôte. En revanche, elles ne négocient en aucun cas le commandement et le contrôle, les décisions opérationnelles et l’emploi des troupes. Pour les entreprises contractantes, le général Beno en tire les enseignements suivants: rechercher les occasions; vérifier les différences entre les normes et attentes des clients et des entreprises contractantes; éviter la complaisance; ne pas tenir pour acquis que le client connaît l’entreprise candidate et ses capacités; s’y prendre longtemps à l’avance; avoir une certaine souplesse dans la recherche de solutions; assumer des responsabilités plus grandes que celles spécifiées dans le contrat; assurer une rotation fréquente des officiers chargés des négociations. Sur place, PAE emploie du personnel local, notamment des mécaniciens et d’anciens juges. Les candidatures diverses affluent… mais celles des anciens militaires ne sont pas recherchées!
Israël: de la logistique organique à la logistique territoriale
La guerre contre la milice Hezbollah au Liban en 2006 fut totalement asymétrique. Les combats se sont déroulés en zone urbaine et à proximité d’infrastructures civiles. À partir des ports, la logistique organique consistait à procéder aux évacuations sanitaires et à acheminer les approvisionnements, les moyens médicaux et tout de qui est nécessaire à l’entretien des véhicules blindés. Or, selon le colonel Rafael Cohen (Israeli Defence Force Logistic Corps), il a fallu passer à une « situation de juste à temps selon les besoins ». Le commandant des opérations doit garantir un corridor de sécurité pour les flux, alimentés de nuit et à la demande, vers chaque unité sur le terrain. La logistique territoriale implique donc une réaction souple et modulaire selon les besoins de chacune. Les fournitures étaient transportées dans des véhicules blindés, qui remorquaient les citernes de carburant. Une infrastructure logistique a été établie du côté israélien de la frontière. Enfin, l’emploi de moyens aériens était modulé en fonction de la demande et de la préférence. Ainsi, 41 % des évacuations des blessés vers les hôpitaux civils israéliens se sont faites par hélicoptères, 50 % par voie terrestre et 9 % de façon intégrée. Une brigade territoriale logistique est chargée de satisfaire les demandes de toutes les unités, de celles du front à celles des services. Enfin, précise le colonel Cohen, il ne faut pas installer des unités logistiques au-delà de la ligne de contact, très floue, avec l’ennemi. À l’avenir, il faudra passer du « juste à temps » au « juste assez » par une analyse fine des besoins, selon la mission, et en évitant le « au cas où », qui implique des flux plus importants et une organisation plus lourde.
Suède: de la défense du territoire à une force expéditionnaire
La doctrine militaire, purement défensive et soutenue par la nation, repose sur la neutralité du pays dans tout conflit extérieur. Les forces armées entreposent donc tout ce dont elles ont besoin pour mener une guerre sur le territoire national pendant le temps qu’il faudra. Elles ont une longue expérience d’exercices communs avec celles de Norvège et de Finlande. Or, dans le cadre du Partenariat pour la paix auquel elle a adhéré en 1994, la Suède participe aujourd’hui aux opérations de l’OTAN en matière de sécurité et de maintien de la paix en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo et en Afghanistan. Ses troupes sont donc projetées par voie aérienne sur des distances de 700-800 km et, par mer, jusqu’à 6 000 km. Pour le lieutenant-colonel Ulf Jonsson (département logistique de l’État-major suédois des armées), la logistique militaire d’un corps expédionnaire doit être mise au point tôt et gérer les risques. Elle nécessite une vision commune en fonction des besoins, d’un bon rapport coût/efficacité, interopérable et souple. Elle utilise des moyens plus légers en vue d’un approvisionnement rapide et selon des exigences nouvelles. Son personnel, composé dorénavant de militaires professionnels et de contractants civils, doivent l’envisager de façon opérationnelle et non plus administrative. Enfin, l’approche logistique n’est plus sectorielle mais globale.
ONU: la logistique lourde des opérations de maintien de la paix
En 2008, l’ONU est engagée dans une vingtaine d’opérations de maintien de la paix en Afrique, au Proche-Orient, dans les Balkans, à Chypre, en Asie Centrale, à Timor et à Haïti. Son budget dédié devrait passer de 6,9 Md$ cette année à 7,9 Md$ en 2009. Sa division logistique doit assurer à toutes ses délégations un soutien, à temps et de haute qualité, afin qu’elles puissent remplir leurs mandats le plus efficacement possible. Sur les 108 500 personnes en poste, 34 000 sont civiles dont les deux tiers sont des ressortissants des pays concernés. L’ONU gère 20 hôpitaux et 227 cliniques et fournit des générateurs d’électricité, des équipements de purification d’eau, des ponts et des bâtiments préfabriqués. Sa base logistique (port et aéroport) se trouve à Brindisi. Quotidiennement, 224 aéronefs et 18 500 véhicules consomment pour environ 1,75 M$ (chiffre 2007) de carburant. Le personnel déployé lance 85 000 appels téléphoniques en 24 heures et envoie 3,5 millions d’e-mails par mois. Il dispose de 449 stations au sol de télécommunications satellitaires, 40 000 ordinateurs, 2 800 serveurs et 10 000 postes de radio. Par exemple, la mission de maintien de la paix dans le Sud Soudan (10 000 hommes), prolongée par le Conseil de sécurité jusqu’au 30 avril 2009, est déployée à 2 500 km de Port Soudan. Les flux logistiques vont et viennent de là, car il n’y a pas d’autre possibilité portuaire viable, les infrastructures aéroportuaires sont sommaires et la frontière avec le Tchad restera probablement fermée.