Journal de la Marine Marchande (JMM): Premier armement mondial en capacité, Mærsk Line est présent en France depuis plusieurs années. Sur les premiers mois de 2008, quelle analyse apportez-vous sur la situation du marché français?
Thomas Knudsen (T.K.): Avant d’aborder le cœur de votre question, il est nécessaire de préciser que nous devons limiter notre analyse à la situation qui a prévalu avant les périodes de grève que connaissent les ports français. Ces mouvements changent temporairement la donne.
Le marché français sur les premiers mois de l’année est globalement satisfaisant. Il demeure à un niveau élevé. Nous remarquons une bonne santé des exportations, avec des chiffres qui dépassent nos prévisions. À l’import, la tendance est plus nuancée. La baisse du pouvoir d’achat a incité les ménages à ralentir leur consommation. Si la situation route par route montre que chacune a connu des fortunes différentes. Ainsi, sur le Transatlantique, la situation est devenue meilleure. Le marché entre la France et les États-Unis a toujours été faible en ce qui concerne les taux de frets. Le retrait de capacité de certains armateurs et la qualité de notre produit, nous a permis d’améliorer les taux de remplissage. De ce fait, les taux de fret ont augmenté, sans pour autant atteindre des niveaux de rentabilité réellement satisfaisants. Un phénomène nouveau sur cette ligne est aussi apparu. Nous avons refusé des boîtes au chargement. Mais ne nous emballons pas, nous n’allons pas ajouter de la capacité tant que cette route ne confirme pas ses premiers bons résultats.
Toujours sur l’Est-Ouest, les relations avec l’Asie affichent, pour leur part, des faiblesses. Sur les premières semaines de l’année, les volumes étaient élevés, après le nouvel an chinois, ils sont descendus à des niveaux plus faibles. Ensuite, les intempéries du début du mois de mars dans le sud de la Chine, avec les tempêtes de neige et les inondations, ont sérieusement perturbé les circuits logistiques. La baisse du pouvoir d’achat en France et le choix de la grande distribution de réduire les stocks existants en entrepôts au lieu de continuer d’importer ont aussi participé à la diminution des volumes en sortie d’Asie vers la France. Dans le sens inverse, d’Europe vers l’Asie, les volumes ont enregistré une progression et se sont accompagnés d’une augmentation des taux de fret. Quant aux routes Nord-Sud, et notamment sur l’Afrique, la situation change structurellement. Les approvisionnements en bien de consommation des pays ouest africains se font de plus en plus depuis l’Asie. Auparavant, les chargeurs achetaient en Asie puis acheminaient vers la France avant de renvoyer en Afrique. Désormais, ces marchandises empruntent la route directe et nous déplaçons notre capacité d’Europe vers l’Asie pour rejoindre l’Afrique.
JMM: Les trafics Nord-Sud intègrent aussi ceux avec l’Amérique du Sud et les Caraïbes. Votre départ des Antilles françaises depuis le mois de mars 2007 est-il irrémédiable?
T.K.: Nous avons en effet arrêté notre service entre la Méditerranée et les Antilles (Medcar) mais continuons à proposer un service avec l’Europe du Nord. Nous avons un accord d’espace sur les navires de notre partenaire, arrangement qui nous satisfait pleinement aujourd’hui. Les difficultés locales après le passage du cyclone et le tremblement de terre aux Antilles ont ralenti ce marché. Revenir aujourd’hui avec un service indépendant sur les Antilles serait catastrophique tant pour nous que pour nos concurrents.
JMM: Vous abandonnez définitivement l’idée de prendre une part dans les contrats avec les producteurs de bananes antillaises?
T.K.: Nous sommes prêts à résigner un contrat et en avons exprimé la volonté aux producteurs de bananes antillaises. Les clients parient sur une croissance de ces trafics et nous pensons que nous devrions y prendre part. Ce trafic permet de rentabiliser les boîtes. Actuellement, elles reviennent vides. Cependant, en termes de rentabilité, assurer une part de ce trafic nécessite une organisation.
JMM: À l’époque de votre départ, vous étiez à quelques jours d’entrer dans la manutention localement. Est-ce une condition à votre retour sur les contrats avec les producteurs de banane?
T.K.: Nous avions en effet accompli les formalités pour devenir manutentionnaire sur le terminal. Nous ne pensons pas, pour l’instant, revenir avec une activité de manutention.
JMM: L’économie maritime oblige les armateurs à trouver des solutions pour réduire les coûts liés à la hausse du prix du pétrole. D’un autre côté, les taux de fret progressent. Quelle est votre stratégie pour rester dans la course?
T.K.: Globalement, les taux de fret ont gagné 5 %. Sur nos routes principales, et notamment entre l’Europe et l’Asie, ils ont fortement augmenté. Les contrats négociés en 2007 ont démontré cette tendance. Entre la fin de 2007 et le début de 2008, cette progression s’est tassée. La bonne tenue des taux de fret n’a pas absorbé la forte hausse des soutes. La solution est venue de la réduction de la vitesse de quelques services. À titre d’exemple, entre l’Asie et l’Europe, nous avons diminué la vitesse d’un certain nombre de nos navires. Nous avons dû faire des choix et nous avons supprimé des escales, comme celles de Dunkerque. La limitation de la vitesse conjuguée au retrait d’escale nous permet d’économiser des soutes et de respecter les horaires annoncés. Nos clients semblent comprendre la situation et l’admettre.
JMM: La situation économique des armateurs est mise à mal avec les prévisions de croissance revues à la baisse. Vous avez engagé un programme de réduction de coûts, appelé Streamline, pour revoir entièrement votre organisation. Quels ont été les effets en France?
T.K.: Streamline a été décidé par notre siège social. Il comporte deux volets: une réduction d’effectifs et une réorganisation de nos structures dans le monde. Sur le plan social, Mærsk France a été concerné mais dans une faible mesure. Une vingtaine de personnes ont quitté notre société sur le territoire. Streamline permet de concentrer nos efforts sur les clients français. Nous n’avons plus en gestion les pays du Maghreb. J’estime que ce point est bénéfique. Nous sommes uniquement dévolus au marché hexagonal, ce qui nous permet de répondre plus précisément à nos clients. Enfin, ce programme donne aux directions nationales des pouvoirs de décision importants, notamment dans la fixation des taux de fret en fonction du marché local.
JMM: La France subit actuellement des mouvements sociaux dans de nombreux ports. Comment gérez vous cette période de crise?
T.K.: La situation dans les ports français nous a obligé à revoir nos escales et la desserte du territoire. Sur Marseille-Fos, nous avons retiré nos escales. Les navires touchent Barcelone et les conteneurs reviennent ensuite sur le territoire par feeder. Au Nord, nous avons suspendu les escales des deux services en provenance d’Asie qui touchent Le Havre, l’AE8 et l’AE10. C’est dommage. Le port normand était le dernier touché en sortie d’Europe avant de partir pour l’Asie. Ces services escalent désormais à Dunkerque. Nous conservons au Havre certains de nos services transatlantiques et le WAF 6, avec l’Afrique de l’Ouest. Ce sont des navires de plus petite taille qui arrivent le matin. Les grèves concernent principalement les shifts de l’après-midi et de la soirée, nous pouvons passer avec de petits navires. Nous ne voulons pas prendre le risque d’utiliser des navires de plus grande capacité. Enfin, une partie de nos clients français déchargent leurs conteneurs à Anvers et Zeebrugge plutôt que dans des ports français.
JMM: Ces changements s’inscrivent dans le long terme?
T.K.: Nous sommes patients. Nous n’avons pas de date butoir à partir de laquelle ces changements deviendront irrémédiables. Dès que les grèves cesseront, nous tenterons de remettre les choses en l’état. La situation actuelle nous a cependant montré la volonté du port de Dunkerque de nous aider. La décision d’un retour des services, définitivement, à Dunkerque dépend de nombreux facteurs. Aucune décision irrévocable n’est arrêtée. Chaque semaine, nous examinons la situation des ports français pour décider des escales à réaliser. Pour faire face aux surcoûts des transports feeder, nous avons demandé une participation à nos clients. Elle est de 250 € par EVP pour les conteneurs qui reviennent de Barcelone à Fos-sur-Mer.
JMM: Mærsk Line est présent, en France, dans des activités multimodales. Vous avez transféré une partie de vos transports terrestres de la route vers des modes alternatifs. Pensez-vous développer le feedering entre les ports français pour continuer dans cette même politique?
T.K.: Nous couvrons des ports comme Brest et Montoir par des navires feeders. Nous n’avons pas de plans précis pour développer cette activité. Nous y regardons de près. En effet, la hausse du prix du pétrole incite les consommateurs à réfléchir parce qu’elle impacte directement leurs produits. Nous devons donc participer à cette réflexion.
JMM: Envisagez-vous aussi d’augmenter le nombre de services fluviaux dont vous disposez actuellement en France et de prendre pied sur d’autres fleuves?
T.K.: Nous avons actuellement trois services sur la Seine. Deux quittent Le Havre pour rejoindre le terminal de Gennevilliers, le dernier relie le port normand avec Bonneuil-sur-Marne. La question est: pourquoi trois services seulement et pas une dizaine? Nous réfléchissons à augmenter nos trafics avec Le Havre. Nous avons réalisé un grand parcours depuis les chargements de barges sur la Seine. Nous avons encore du chemin à faire. Il reste qu’aujourd’hui, ce mode de transport se développe dans notre société. Chaque année, nous doublons notre volume de conteneurs par barge, et avons atteint environ 16 % en 2007.
Quant aux autres réseaux fluviaux français, la difficulté vient du volume. Sur le Rhône, nous devons trouver un chargeur qui démarrera avec nous pour nous offrir un fond de cale. Ensuite, par effet boule de neige, nous pourrons développer des services sur le Rhône. Quant au réseau du Nord de la France, nos volumes à Dunkerque ne sont pas encore suffisants. Les clients doivent s’habituer à Dunkerque comme ils l’ont fait au Havre.
JMM: Vous avez développé une activité d’opérateur ferroviaire en Europe, au travers d’ERS (European Rail Shuttle). Pensez-vous décliner cette offre sur le marché français dans les prochains mois?
T.K.: Nous pourrions être un opérateur ferroviaire comme nous le sommes avec ERS en Europe du Nord mais dans un futur pus éloigné. Nous avons aujourd’hui de bonnes relations avec nos partenaires pour assurer la desserte ferroviaire des terminaux français. Cette situation nous satisfait. Nous pensons qu’il est préférable de disposer d’un bon service plutôt que de proposer notre propre service. Ce mode de transport constitue une source de développement en terrestre. C’est pourquoi nous avons participé à la mise en place, au mois de mars, d’une navette entre Dourges et Le Havre (voir encadré).
JMM: Vous êtes entré dans le cercle des armateurs français avec deux navires porte-conteneurs, les Mærsk-Gironde et Mærsk-Garonne. Avez-vous des projets d’accroissement de votre flotte française?
T.K.: Nous disposons actuellement de deux navires sous pavillon français détenu par Mærsk Maritime. Nous allons prendre livraison d’un troisième dans le courant de l’année prochaine. Il s’agit d’un navire pétrolier de type VLCC (Very Large Crude Carrier) d’une capacité de 307 000 tpl. Il appartient à notre filiale de Singapour et navigue sous pavillon de cette république. L’an prochain, il passera sous pavillon français, le Rif. En outre, nous avons deux autres navires en projet pour compléter notre flotte de Mærsk Maritime. Nous préférons rester discret sur ces navires et la seule chose que nous pouvons dire pour le moment est que ce ne sont pas des porte-conteneurs. Ils intégreront notre flotte dans le courant de 2009.
JMM: La croissance de cette flotte signifie que vous avez une politique de recrutement de marins français plus active?
T.K.: Sur chacun de nos navires, nous avons une obligation de disposer de 25 % de marins européens. Nous avons fait le choix d’avoir la moitié de notre équipage de nationalité française. Les écoles de marine marchande dispensent une excellente formation. De plus, avec cette formation qui privilégie la polyvalence, nous sommes en terrain connu. Au Danemark et à Singapour,les écoles dispensent le même type de cursus. Ces formations offrent une plus grande flexibilité dans l’emploi de l’équipage.
Si nous recrutons du personnel français, nous ne sommes pas un élément moteur. Nous sommes un petit armateur français, mais nous sommes présents dans les salons pour recruter du personnel qualifié pour ces navires.
Une ligne ferroviaire Le Havre-Dourges
Après l’arrêt des escales de Dunkerque, Mærsk Line a souhaité conserver une présence marquée dans la région. Pour répondre à la demande de ses clients, l’armement a mis en place, dès le 28 mars, une ligne ferroviaire régulière entre le port du Havre et la plate-forme multimodale de Dourges. Au démarrage, cette ligne est assurée en fréquence bihebdomadaire avec un train d’une capacité de 90 EVP. Elle quitte Dourges les mardis et vendredis pour un retour les mercredis et samedis. Les mouvements sociaux au Havre ont perturbé le développement de cette navette. Dès le retour de la situation à la normale dans les ports français, l’armement prévoit de passer cette liaison à trois départs par semaine. Elle quittera Le Havre les mardis, mercredis et vendredis et reviendra de Dourges les mercredis, jeudis et samedis.