Lundi 19 février, 13 h 30 précises, encadrée par de volumineux dossiers, la 11e chambre reprend ses débats plus particulièrement axés sur la vie du navire Érika entre le 14 février et le 1er juin 1998, avant les grosses réparations réalisées au Monténégro. La Cour cherche à connaître les suites qui furent ou non données au rapport réalisé par M. Pisheda, salarié du Rina, au titre de l’inspection conditionnelle, préalable à un changement de classe. En effet, classé par le BV, le pétrolier devait passer au Rina, à la demande de son gestionnaire technique, la société Panship. Selon le dossier de presse, ce rapport est "accablant quant à la corrosion structurelle du navire évoquant des pertes d’épaisseur extrêmement importantes et même des perforations. La classification et la certification étaient compromises". Au bout de plusieurs heures, on apprend que M. Pisheda ne fut jamais interrogé durant l’instruction.
La Cour reste perplexe sur le fait que le propriétaire, le gestionnaire et le Rina confirment s’être rencontrés par la suite lors d’une réunion "normale de type commerciale" sans avoir jamais évoqué ce rapport et sans compte rendu écrit.
Après plusieurs voyages en Méditerranée, le navire poursuit sa vie commerciale en Baltique. En mai 1998, il est inspecté au titre du Port State Control à Stavanger (Norvège).
Plusieurs déficiences sont trouvées.
Affectaient-elle la classe? demande le président Parlos, au représentant de Panship. Brillant technicien, le capitaine Pollara répond sans ambiguïté par la négative et d’ailleurs le navire n’a pas été retenu à quai par les autorités norvégiennes. Pour cette raison Panship n’a pas informé le BV de la mésaventure de Stavanger. Le navire est même venu charger à Petit Couronne.
Après de longs échanges sur les objectifs du code ISM et son mode de certifications – déléguées au Rina par Malte, l’Etat d’immatriculation – le président demande pourquoi Panship avait anticipé ces certifications, le code ne devenant obligatoire qu’au 1er juillet 1998. M. Pollara répond qu’il n’attendait pas le dernier jour pour répondre à ses obligations. Il semble également qu’existait une attente de l’assureur vis-à-vis des certifications ISM pour la compagnie et chacun de ses navires.
Toujours est-il que le Rina délivre les certificats de conformité au code ISM à Panship. L’Érika, toujours classé au BV, est absente des débats. Et le président de rappeler la règle 10 du code selon laquelle l’exploitant est tenu de mettre en œuvre les règles de bonne navigabilité applicable au navire; le rapport Pisheda est toujours dans les esprits.
Début juin 1998, à la suite d’une inspection générale sans visite des cuves, le BV prolonge le certificat de classe de 20 jours, le temps pour le navire de se rendre, sans opération commerciale intermédiaire, au chantier de réparation navale du Monténégro. Le BV signale cependant un problème sur une pale d’hélice. Le président du tribunal note "le contraste" entre les contenus du rapport Pisheda et celui du BV. Le 16 juin, le Rina indique au BV un probable changement de classe, en sa faveur, durant l’arrêt technique au cours duquel seront réalisées la "special survey" des cinq ans ainsi que la visite de première classification.
De très longs échanges incertains ont lieu au sujet de la préparation et du suivi de l’arrêt technique au chantier de Bijela. Panship devait-il ou non préparer bien à l’avance le cahier des charges à soumettre aux différents chantiers avec ou sans l’aide du Rina (alors que le navire était toujours classé par le BV; ndlr)? Un collège d’experts désigné par le tribunal de Dunkerque a sévèrement critiqué la préparation.
"Des experts ignorants", répond M. Pollara, par traducteur interposé.
Les mêmes contestent également la qualité des mesures d’épaisseur des tôles réalisées par un sous-traitant italien. Ce dernier était agréé à la fois par le BV, le Rina, l’ABS… et certifié par l’IACS, souligne un avocat de la défense. Tout y passe: trop nombreuses pour les uns, en partie incohérentes pour les autres, montrant de graves corrosions pour les troisièmes, ces mesures ont donné lieu à des "grands moments" à la nuance près que les experts "dunkerquois" ne participent aux débats, les seuls techniciens présents étant Panship et le Rina.
Le président du tribunal et un avocat de la défense finissent par partager publiquement le même avis: à chaque expert, sa conclusion et ses erreurs.
Le Rina reconnaît que pour des raisons de charge de travail, M. Pisheda ne fut pas désigné pour suivre l’arrêt technique. Le 21 juin, la veille de la mise à sec du navire par un dock flottant, était désigné un autre inspecteur du Rina. La légèreté de la documentation remis à ce dernier par son employeur et par Panship est alors l’objet de nombreuses interrogations qui se sont prolongées jusqu’à 19 h 30.
Le mardi après-midi la cour s’intéresse au déroulement des travaux réalisés au chantier de Bijela, leur montant, ainsi que leur difficile règlement par le propriétaire du navire, Tevere Shipping. La façon dont le Rina a émis les certificats de classe et statuaires a également retenu toute l’attention de la cour. Sur l’aspect financier de l’arrêt technique, Giuseppe Savarese explique qu’il avait deux navires en réparation au même moment, le Maria-S et l’Érika. Il avait constitué auprès de la Bank of Scotland un fonds d’environ $ 400 000 pour payer les premières factures de réparation.
Malheureusement, en cours de travaux, la chaudière servant à réchauffer le fuel lourd a explosé. L’expert de l’assureur italien accepte alors d’indemniser le propriétaire à hauteur de $ 650 000 alors que ce dernier était en droit d’exiger le remplacement à neuf de la chaudière, qui se serait élevé à près d’un million. Grâce à son savoir-faire, M. Savarese acheta pour $ 300 000 "cash" des tuyaux en Grèce qui furent transportés à Bijela. Et la chaudière retrouva une seconde jeunesse. La cour s’est notamment interrogée sur le fait qu’un assureur accepte d’indemniser un dommage dont la réparation fut moitié moindre. Interrogé à ce sujet, le Rina répond qu’il n’avait pas à entrer dans ces considérations. La réparation avait été correctement réalisée du point de vue de la société de classification qui n’avait pas à se préoccuper du coût.
G. Savarese reconnut que les règlements des factures du chantier furent parfois délicates à régler. Invité par un avocat d’une partie civile à produire son compte d’exploitation et son bilan pour les années 1998 à 2000, G. Savarese répondait, qu’une société maltaise n’était pas tenue d’avoir de pareils documents, ni donc de les produire.
Concernant la manière dont le Rina avait délivré les certificats provisoires, puis définitifs de classe et statutaires, ses représentants rappelèrent que le Rina a strictement respecté les procédures définies par l’IACS. L’organisation internationale ainsi que la Commission européenne ont audité le Rina, sans que cela ne donne lieu à des observations particulières. Il fut cependant rappelé que le rapport Pisheda, "accablant quant à la corrosion structurelle du navire" n’était pas parvenu dans le bon service du Rina, celui qui vérifie, entre autres, les épaisseurs.
À la suite du naufrage de l’Érika, l’inspecteur qui avait émis, après accord du Rina, le certificat provisoire de classe, voit ses prérogatives abaissées par son employeur et démissionne.