En 2006, les deux tiers de la population mondiale vivent à moins de 60 km de la mer. Dans vingt ans, ce seront les trois quarts. "Les marines de commerce, de pêche, de plaisance et de recherches scientifiques n’existeraient pas sans la Marine de guerre", rappelle Didier Decoin, écrivain de Marine et secrétaire général de l’Académie Goncourt.
De son côté, l’amiral Alain Oudot de Dainville, chef d’état-major de la Marine souligne l’explosion des activités liées à la mer: ressources biologiques et alimentaires ainsi que potentiel énergétique; échanges commerciaux à un prix plus avantageux que les autres modes de transport; trafics de drogue et d’armes, piraterie et immigration illicite. En outre pour le règlement des conflits, la liberté des mers et la taille des océans apportent une mobilité et une profondeur stratégique inexistantes à terre. Aujourd’hui, les démocraties occidentales n’interviennent militairement que pour rétablir la paix et restaurer l’état de droit. "La mer offre l’avantage précieux de permettre d’affiner au mieux le dosage de la force", précise l’amiral.
ÉVALUER LA MENACE…
Pour Nicolas Regaud de la direction des technologies et transferts sensibles au Secrétariat général de la défense nationale, "la tendance lourde est la transparence du monde mais aussi le souci des États de mieux contrôler l’ouverture des frontières", dit-il. Le commerce mondial, transporté à 80 % par mer, croît de 5 % par an. La Marine, depuis longtemps sollicitée pour la protection des voies maritimes, devra aussi assurer la sécurité de l’acheminement du pétrole et du gaz et garantir l’accès à leurs zones de production. La piraterie, qui sévit surtout en Afrique et en Asie du Sud-Est (300 à 400 actes par an) coûte aux compagnies maritimes $ 15 millions par an. Le terrorisme maritime a fait son apparition (pétrolier sous pavillon français Limbourg et croiseur américain Cole). "Le problème le plus à craindre est le détournement de cargaisons sensibles, à savoir nucléaires, radiologiques, bactériologiques et chimiques et les bombes flottantes que sont les bâtiments." Cette nouvelle menace conduit de nombreux pays à lutter contre les armes de destruction massive or "ce trafic se fait surtout par voie maritime". La prévention passe par une coopération inter-étatique accrue. Ainsi pour le détroit de Malacca où transite 25 % du trafic mondial, les pays riverains (Singapour, Malaisie et Indonésie) sont soutenus par les grandes puissances. Même l’Inde a proposé récemment ses services.
En outre, l’immigration clandestine par mer devient préoccupante et nécessite la coopération des Marines européennes: 10 000 personnes venues d’Afrique subsaharienne ont été interceptées en Europe du Sud au premier semestre 2006 contre 5 000 pour toute l’année 2005.
La maîtrise de ces flux de toutes sortes passe par l’utilisation de moyens interarmées (satellites, avions radars AWACS et sous-marins) pour capter et recouper les renseignements, car le temps et la vitesse comptent. Enfin, la répartition de la puissance évolue et se déplace vers l’Asie. La Marine américaine a diminué le nombre de ses bâtiments de moitié en vingt ans mais dispose encore du tiers de la flotte militaire mondiale. Pendant le même temps, la Marine chinoise, malgré son retard de vingt ans sur la Marine française, a acquis une capacité régionale et entend devenir océanique dans deux décennies.
…ET LA CONTRER
La Marine française a participé à deux opérations de lutte anti-terrorisme, dans le cadre d’une coalition internationale.
Le capitaine de vaisseau Laurent Caillard, ancien commandant de la flottille 11 F (avions Super-Etendards et Rafale embarqués sur le porte-avions Charles-de-Gaulle) et de la frégate Surcouf, a fait le point de la situation. La première opération, qui nécessite plusieurs porte-aéronefs (américains, britanniques et français), se déroule entre la mer d’Arabie et l’Afghanistan et consiste à apporter un appui feu aux troupes terrestres de la coalition traquant les talibans. La distance d’action, qui égale celle de Bayonne à Bruxelles, exige des ravitaillements en vol pour un assaut de 30 avions à l’heure à partir de la mer. Le Charles-de-Gaulle, qui est rentré a Toulon le 9 juin, est resté trois mois et demi à 100 km au sud du Pakistan. Un avion de guet aérien embarqué Hawkeye décollait le premier pour assurer le contrôle du trafic des avions civils, attribuer les avions-ravitailleurs aux appareils militaires et les objectifs à leurs pilotes. Au cours d’une mission de 5 à 6 heures, un Super-Etendard ou un Rafale effectuait un bombardement avec des armes à guidage laser sur des cibles marquées au sol par des unités des forces spéciales. Dans un an, il sera possible d’utiliser des armes à guidage sur coordonnées sans voir la cible. Un avion d’assaut était ravitaillé jusqu’à dix fois par vol pour éviter un déroutement vers un aéroport local, peu sûr et "mal pavé".
La seconde mission porte sur la protection de la navigation commerciale et la lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden, la corne de la Somalie et la corne d’Oman. Y participent des bâtiments américains, britanniques, français, japonais (ravitaillement), italiens et pakistanais. L’escorte d’un pétrolier n’a lieu que dans le détroit d’Ormuz, où équipage et navire sont des cibles pour les terroristes. Pendant deux semaines, un bâtiment en patrouille isolée va compter les navires marchands, déterminer leurs ports de départ et de destination, intercepter et visiter ceux qui sont soupçonnés de travailler pour des organisations terroristes. Une attaque est en effet toujours possible dans le détroit et les ports avec un préavis très faible.
PROSPECTIVE 2020
Dans une perspective historique, "la politique de la France est une oscillation entre puissance continentale et puissance maritime", a rappelé le général Henri Bentégeat, chef d’état-major des Armées, qui a présenté le contexte géopolitique probable et le rôle de la Marine à l’horizon 2020.
Peu de ruptures sont possibles sur les plans géopolitique, scientifique et technique. Mais l’instabilité sera globale: de plus en plus d’États"faillis" (incapables d’exercer leurs fonctions) avec risques pour les approvisionnements en matières premières, de criminalité internationale, de terrorisme de masse et de prolifération d’armes de destruction massive. Les États-Unis conserveront leur position dominante, malgré l’émergence de l’Inde et de la Chine. L’Europe de la Défense connaîtra un affermissement mais l’OTAN restera la référence. La capacité d’action à distance sera renforcée par les missiles et les drones (avions sans pilote). Par suite du déséquilibre démographique, l’expansion économique se déplacera vers l’Asie. L’urbanisation augmentera et la majorité de la population mondiale se trouvera à moins de 100 km de la mer. Les zones de non droit s’étendront. Les armes de destruction massive seront une réalité concrète et il faudra détruire leurs sites à distance et exercer un contrôle vigilant. Les opérations internationales en Afrique subsaharienne nécessiteront haute technologie et emploi des forces spéciales. Dans un monde multipolaire avec des puissances régionales disposant d’armes de destruction massive, les menaces de pression et de chantage rendront encore indispensable la dissuasion nucléaire. Le cadre d’emploi de la force sera interministériel et multinational et impliquera une coopération européenne. La priorité sera donnée à la protection de la population, d’où le recours à la sauvegarde maritime.
Enfin, il y aura davantage de "juridisme" par suite de la création de la Cour pénale internationale et d’une "judiciarisation" accrue de la société. Il en résultera un risque d’impuissance pour les armes, dont les règles d’engagement seront complexes et restrictives.
Finalement, la Marine jouera un rôle déterminant au sein des forces armées pour:
• la prévention des crises;
• la dissuasion par les sous-marins nucléaires lance-engins et le groupe aéronaval, qui donne souplesse et allonge;
• le prépositionnement de moyens navals dans les zones de crises;
• le prépositionnement des sous-marins nucléaires d’attaque et des forces spéciales;
• le contrôle des voies d’approvisionnement et de l’espace de prolifération;
• le commandement interarmées international à la mer;
• le transport de forces;
• l’attaque amphibie ou en profondeur par missiles de croisières tirés de la mer.
Pour toutes ces missions, il faudra des moyens. "On peut négocier sur le nombre de plates-formes sans rien céder, […] on a besoin d’experts de haut niveau et d’hommes disciplinés prêts à prendre des risques", conclut le général Henri Bentégeat.
De son côté, l’amiral Alain Oudot de Dainville insiste: "construire un outil naval nécessite suite, temps et volonté!"