Les ports turcs dans la géostratégie maritime

Article réservé aux abonnés

Ce pays a des attaches à l’Ouest non exclusives. Il est membre de l’OTAN depuis 1956. Il est tourné vers l’Union Européenne par l’accord de 1963. Il a assisté au Sommet de Luxembourg en décembre 1997, malgré l’opposition de l’Allemagne et de la Grèce. On connaît son vif désir de participer pleinement à l’Europe. Ce n’est pas encore acquis, parce qu’il a d’autres attirances et qu’il existe quelques conflits latents relevant des questions maritimes. Ainsi, Ankara refuse de négocier sur les relations gréco-turques et sur Chypre. On ne peut ignorer d’autres questions ouvertes, avec des prolongements portuaires.

LA MER ET LES RELATIONS GRÉCO-TURQUES

Le contexte politique général reste influencé par un héritage séculaire. L’opinion et la presse grecques sont, affirme-t-on, volontiers turcophobes. La réciproque est vraie. La Grèce est, elle aussi, ancrée dans l’OTAN. L’opposition des deux États est redevenue vive à propos de la détermination des eaux territoriales en mer Égée. De nombreux archipels grecs bordent de très près les côtes d’Anatolie. C’est la conséquence des antiques colonies de klérouques et de la pénétration des trirèmes athéniennes mais, aujourd’hui, cela prend une autre signification. Lesbos, Chio, Samos, Rhodes constituent la frange avancée de la présence grecque autour de la façade la plus occidentale de toute l’Asie. C’est à partir de ces morceaux de territoires grecs, qui cernent de près la côte turque, qu’il faut déterminer des limites des eaux territoriales. Le traité de Lausanne (1923) avait établi un statu quo sur la base d’une largeur de 3 milles pour les eaux grecques au delà de rivages insulaires. Puis les positions ont évolué à 6 milles en 1936. Ce ne fut pas sans une certaine gêne pour la navigation turque de cabotage, voire pour certains accès de ports. En 1982, la convention de Montego Bay est une incitation à porter la largeur à 12 milles. Même avec le principe de délimitation des frontières en mer sur la base de l’équidistance, les ports de la côte d’Anatolie se sont vite considérés comme mis sous contrôle d’archipels étrangers. Puis s’y ajoute la question de la plate-forme continentale et du lit de la mer. Il a été affirmé que, vers 1974, la Turquie a octroyé ou envisagé d’accorder des concessions de prospections pétrolières sur sa côte égéenne, où elle ne dispose que d’étroits passages de navigation, et dans des zones contestées. Athènes a aussitôt protesté.

La décision d’Ankara a alors été brutale. Malgré les regrets de l’OTAN et les efforts de conciliation de l’ONU, c’est l’invasion militaire de la moitié Nord de Chypre, île d’affinités et d’obédience grecques. Ce n’est pas la seule décision de ce genre. Un conflit parallèle eut lieu à propos des îles Ima, réglé cette fois par l’intervention directe du Président américain Bill Clinton. Cela rappelle que la question a des retentissements dans le cadre de l’OTAN et dans les rapports avec les États-Unis.

Les conséquences de cette affaire sont perceptibles. La flotte turque, présente dans la partie occupée du Nord de Chypre, sécurise le golfe d’Iskanderun et les accès du transit pétrolier aux ports. Elle contrôle la liberté de navigation sur les routes maritimes correspondantes. C’est aussi l’affirmation d’un rejet du principe de l’étroitesse des eaux côtières, qui apparaît comme la motivation principale du coup de force turc. D’un autre point de vue, l’occupation du Nord de Chypre n’apporte guère d’appui commercial à la vie maritime turque. Le petit "État" nouvellement institué n’est pas reconnu par la communauté internationale. Il ne pratique pas l’immatriculation des navires et ne peut abriter de registre bis. Le port de Famagouste est plus ou moins boycotté. La Turquie ne tire donc pas un intérêt commercial de l’opération de Chypre.

Au delà de ce conflit, d’autres influences économiques et politiques dominent les rapports entre la Grèce et la Turquie. Malgré leurs divergences, elles ont accepté en juin 2005 le projet commun d’un gazoduc traversant la Turquie d’Europe et le territoire grec. D’autres forces entrent en jeu autour de la mer Noire.

MER NOIRE: VOISINAGE EXIGEANT DES RIVERAINS

Les pays russo-slaves constituent un autre pôle d’attraction pour Ankara avec également des conséquences lourdes pour l’économie maritime. Ces pays ont constitué l’Organisation de coopération économique de la mer Noire (OCEMN), préparée d’abord par un rapprochement d’anciens membres du Comecon sous l’influence de Mikhaïl Gorbatchev, et à laquelle ont adhéré Grèce et Turquie le 25 juin 1992.

L’arrière-pensée plus ou moins exprimée était de constituer un éventuel marché commun fondé sur des liaisons par mer et renforcé par plusieurs accords séparés signés par le Gouvernement d’Ankara. Ce dernier cherchait-il à contrebalancer les effets de ses discordances avec Athènes en prenant quelques libertés avec l’OTAN? De toutes façons, il y a gagné une relance des activités turques en mer Noire. Des problèmes de pêche ont été réglés, alors que la surexploitation et la pollution étaient importantes. Puis on a cherché une relance des ports du rivage Nord de l’Anatolie. Enfin, la présence dans l’OCEMN de Républiques d’Asie centrale, dont le Kasakhstan, pouvait favoriser la pénétration vers les pays turcophones et l’Iran du Nord. Ainsi, la Chambre consulaire du port de Trebzon cherche à utiliser sa zone franche pour le transit des marchandises iraniennes en y développant les liaisons ferroviaires. De son côté, Samsun relance ses échanges maritimes avec la Russie. Le port frontalier turc de Rize veut tirer parti de la proximité de la Géorgie. Mais les observateurs qualifient d’informel et d’incertain ce commerce lié à la relance des opérations des côtes nord de la Turquie. Ce ne sont pas des bases stables et solides.

Au total, cette politique aux conséquences maritimes n’a pas réellement réussi. Il y avait trop d’oppositions latentes et de conflits potentiels autour de cette mer et de la Russie. Pour cette dernière, la partition avec l’Ukraine, le partage difficile de la flotte de guerre et des équipements portuaires en ont été des faits témoins. Les rivalités autour de l’exportation du pétrole kasakh ont opposé les riverains (voir plus loin). Enfin, les pays de l’OTAN ont multiplié les manœuvres individuelles de rapprochement avec les participants de l’OCEMN, qui a donc perdu sa consistance. La Turquie n’y a pas trouvé l’ouverture littorale recherchée. Mais l’obligation de passage direct par les détroits demeure pour les navires de ces pays de la mer Noire. Cette dernière possède des ports très actifs avec des liaisons océaniques. En Ukraine, le trafic d’Odessa atteint 30 Mt et ceux de cinq autres ports varient de 5 à 20 Mt.

Certes, les milieux maritimes ukrainiens ont cherché à se libérer quelque peu des contraintes d’une mer fermée. Ainsi, Blasco arme une bonne partie de ses navires à Chypre et a déplacé certains de ses services à Monaco. D’autres ports ont également des besoins de passage: Konstanza sensiblement rénové, les villes russes de la mer d’Azov, etc. Il y a aussi des courants de transit de produits chers d’exportations pour l’Europe danubienne avec des transports rémunérateurs: l’Autriche y fait passer 28 à 29 % de ses échanges extérieurs. Cela permet de cerner de plus près les vraies dimensions de la voie du Bosphore. Puis il y a la question des exportations du pétrole de la mer Caspienne, que la Russie s’efforce de canaliser vers son puissant port de Novorosiisk pour finalement les faire transiter par les détroits… avec abondance de navires et risques induits.

Au total, les orientations de la vie maritime autour de la mer Noire, qui avaient un temps éveillé en Turquie des espoirs pour une reprise des activités littorales et portuaires, n’ont pas donné les résultats attendus. Les riverains en ont tiré un attrait plus fort pour le libre passage dans les détroits, non sans que se profile, derrière leurs besoins commerciaux immédiats, des arrière-fonds stratégiques plus complexes pour certains d’entre eux. C’est le cas de la Russie, mais ce n’est pas le seul. Son besoin latent d’un accès libre et permanent aux mers péri-asiatiques est un aspect mal connu de la circulation russe dans les détroits.

Le territoire russe est vaste: 10 000 km d’ouest en est. Deux régions économiques et industrielles majeures s’y sont développées: le vaste bassin de Moscou, prolongé par le Donbas jusqu’à la mer Noire, et l’Extrême-Orient ex-soviétique, puissamment équipé et constituant un important complexe naval. Assurer leur jonction et leur unité est une question nationale de défense et de sécurité politique et économique. Or, il n’y a que trois modes de jonction possibles entre ces deux pôles pour répondre à cette nécessité. D’abord, le transsibérien est le plus important, mais il a ses limites: 20 000 t maximum de charge, 10 jours de parcours dans la pratique, de longs passages en voie unique et la proximité de la frontière chinoise. Ensuite, la route maritime sibérienne est très rarement utilisable de bout en bout à cause des glaces. Enfin, il reste la route péri-asiatique de la mer Noire à Vladivostok d’un accès à peu près permanent, soit 30 jours de navigation par navires pouvant charger deux à trois fois plus que le train. Pendant la période soviétique, la recherche d’appuis sûrs le long de cette voie de mer a été une donnée majeure de la politique du Kremlin: îles Dalaks, îles Sokotra, Aden, traité de plusieurs dizaines d’années avec l’Inde et un droit d’escale à Vizagapatnam, Viet Nam, Chine jusqu’en 1959 et Corée du Nord. Ce furent autant d’accords diplomatiques dont certains, encore en vigueur, ont assuré des points d’appui civils et militaires le long de cette voie. Cette dernière a une signification plus directe et plus concrète que la recherche des eaux chaudes attribuée à des tsars frileux, comme on le disait autrefois. Or, la géographie physique et politique n’a pas changé. La Russie d’aujourd’hui est placée devant les mêmes nécessités, qui obligent toujours à passer par les détroits. Certes, les accords internationaux y garantissent la liberté de navigation. La guerre froide n’a pas empêché l’URSS de maintenir, de façon discrète et efficace, ces liaisons lointaines et nécessaires à son profit. Elle en a usé largement et l’État russe actuel ne peut pas ignorer l’orientation de la Turquie vers les pays de l’Ouest. L’Union Européenne hériterait de cet arrière-fonds de difficultés stratégiques si la Turquie en devient membre, quelle que soit la conjoncture politique des prochaines décennies.

PÉTROLE ET OCCIDENTALISATION

Pendant la décennie écoulée, la prospection des réserves d’hydrocarbures autour de la mer Caspienne a permis une vaste extension des découvertes. Des gisements nouveaux ont été exploités au Kazaskhstan, au Turkménistan et en Azerbaïdjan. Ces réserves dépasseraient 6 milliards de tonnes pour le naphte et 6 000 milliards de m3 pour le gaz. Mais elles sont enclavées par rapport aux sorties maritimes vers leurs consommateurs potentiels, essentiellement des pays occidentaux. Leur écoulement implique la traversée de pays différents des producteurs et complique encore la recherche des solutions de passage. Les pays de l’Ouest ont pris des gages en investissant dans la prospection puis dans l’exploitation. C’était déjà le cas à Bakou. Ce l’est encore quand Chevron prend 22,5 % du capital du gisement de Tenzig en 1993. L’année suivante se constitue l’Azerbaïdjan International Oil Consortium (AIOC) avec des investissements régionaux, américains, britanniques et italiens. Ce sont des prises de position. L’exploitation effective provoque un conflit d’influences russo- américaines pour le contrôle des exportations et qui prend rapidement une allure politico-stratégique. La Russie veut attirer les sorties du naphte kazakh en les orientant vers son port de Novorosiisk, par des conduites traversant des territoires plus ou moins surveillés dont la Tchétchénie, le Daghestan et les marges nord-caucasiennes. C’est d’abord rémunérateur grâce aux péages terrestres et portuaires. Ensuite, il suffit de procéder à des chargements maritimes passant par les détroits. D’autre part, cela permet de garder un moyen de pression sur les petites Républiques ex-soviétiques.

Les milieux pétroliers occidentaux s’y opposent et, pour ce faire, utilisent l’AIOC. Ce dernier avait déjà dû accepter un premier pipe-line conduisant au port russe. Les intérêts américains ont cherché à imposer la seconde formule d’un autre grand pipe-line traversant l’Azerbaïdjan puis la Turquie jusqu’au port méditerranéen de Ceyhan dans la baie d’Iskanderun (voir carte). Le tracé, long et donc cher, est imposé par les États-Unis, qui apportent leurs appuis technique et financier pour éviter des régions peu sûres comme l’Arménie et le Kurdistan. Dans le même temps, ils font rejeter toute éventualité d’une sortie vers l’Iran et si possible vers la Chine, très demanderesse et avec laquelle on ne souhaite guère partager. Pourtant, celle-ci a inauguré en décembre 2005 son propre oléoduc jusqu’à Alanshankou dans le Xinjiang. Le pipe-line "américain" est raccordé près de Bakou à un "sealine transcaspien" qui apporte du brut du Kazakhstan. Ce grand projet, dénommé BTC, a été officiellement lancé le 18 novembre 1999 par la signature, avec la Turquie, d’un accord portant sur un investissement initial de $ 3 à 4 milliards. Ce pourrait n’être qu’un début, car il est prévu de le doubler par des gazoducs semblables. Dans les pays traversés, le projet de BTC s’est accompagné de promesses plus ou moins discrètes d’aides économiques et militaires..qui ont vaincu bien des hésitations. L’achèvement et l’inauguration ont eu lieu le 25 mars 2005. L’ensemble était prévu pour être opérationnel à l’automne suivant avec une capacité d’un million de barils par jour. Participent au financement COMONO, UNOCAL, l’ENI, Statoil, BP (30 %) et Total (5 %).

Une autre conduite apportait le pétrole kurde de Kirkouk à Dortyol et avait abouti dans le même secteur portuaire de la baie d’Iskanderun. Mais, le conflit irakien et l’opposition politique du PPK (parti de la minorité kurde en Turquie) ont arrêté son fonctionnement.

Toutefois, l’essentiel de l’infrastructure paraît être resté en état. Pendant quelques années, elle a acheminé une partie des flux pétroliers irakiens de l’Euphrate, reconstituant ainsi les liens antiques avec l’Orient mésopotamien. Elle pourrait être remise en service après la guerre.

Les conséquences maritimes et portuaires de ces longues rivalités pour le pétrole sont évidemment importantes, d’abord pour le fonctionnement des détroits. La politique russe de soutien à Novorosiisk, qui n’a pas été inefficace, conduit à la multiplication des passages de pétroliers en nombre et taille croissants, comme le montrent les chiffres ci-joints.

La saturation des détroits s’en trouve aggravée. C’est l’une des raisons des désaccords entre la Turquie et la Russie. Chaque projet de regroupement du pétrole sur le port russe de Novorosiisk soulève les plus vives protestations. Le Gouvernement d’Ankara a affirmé que les passages de 50 Mt d’abord puis de 80 Mt quelques années plus tard étaient le maximum compatible avec la sécurité et la fluidité du trafic. Il rappelle fréquemment que, le 27 février 2000, un pétrolier de 300 m de long est tombé en panne à proximité de Kandilli. Le 2 avril 2004, le ministre des Transports Mirzaoglu déclare qu’il n’est certes pas question d’interdire le passage, mais il menace d’imposer de nouvelles règles: doubles coques, interdiction de navires de plus de 15 ans, etc.. "pour éviter que les détroits soient réduits à une fonction simple de pipe-line". La Russie crie à la violation des accords de Montreux. En 2005, la Turquie s’insurge quand la Russie décide de faire passer également ses déchets nucléaires par cette voie. D’autre part, il est curieux et significatif de rappeler que le quotidien américain Washington Post écrit le 15 novembre 2000: "Detroit are a pulsing artery of the world oil supply". À cette date, l’oléoduc BTC n’était pas encore construit. La réaction du journal montre l’intérêt que l’opinion américaine porte au Bosphore, à son environnement économique, et aux gisements au-delà.

D’autre part, la politique des pipes-lines du pétrole caspien a des répercussions sur les ports turcs. Elle relance avec ampleur les activités de la baie d’Iskanderun. En effet au fond de celle-ci, Ceyhan devient ou redeviendra, car le pipe-line commence seulement à fonctionner, un puissant système d’équipements d’exportation de naphte et peut être demain de gaz naturel. Cela rend d’actualité les installations portuaires de la baie:

• Butas peut recevoir à quai des navires de 150 000 à 300 000 tpl et d’autres encore plus grands sur ducs d’albe, avec chargements rapides;

• Turog Gubre, également adapté aux cargaisons de brut;

• Dortyol et le souvenir du pétrole kurde qui y reste attaché;

• Yumurtalik un peu en l’aval.

Théoriquement, l’ensemble devrait faire face à un flux de plus de 60 Mt à terme.

De façon croissante, l’économie portuaire et maritime turque prend de plus en plus une signification internationale, sans doute davantage à cause de ses fonctions diversifiées de transit que par le rôle spécifiquement commercial des ports, même s’il s’y trouve quelques complexes d’importance. L’analyse montre que cette économie est tiraillée entre ses trois mondes d’appel: russo-slave, turco-musulman et méditerranéen. C’est par ce dernier que s’exercent les plus vigoureuses influences des États occidentaux. Ceux-ci ont pris des gages, qui ne sont pas seulement économiques comme indiqué ci-dessus. Il convient de rappeler la présence importante des États-Unis. D’abord, 6 000 hommes étaient présents en permanence jusqu’à ces derniers mois. De plus, leur flotte a des droits d’ancrage dans des secteurs vitaux: dans le Bosphore même; près d’Istanbul et de Hayderpasa; dans la mer de Marmara; dans la rade d’Izmir, premier port national; à Iskanderun. De ces positions clés, il serait possible, si besoin était, d’évoquer sous toutes ses formes le poids des nations de l’Ouest dans cette vie maritime. Est-ce totalement étranger à la réussite du grand projet qu’est l’oléoduc BTC? Enfin, l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, qui consacrerait cette occidentalisation, impliquerait l’acceptation de tous les aspects de son héritage maritime et portuaire avec ses conséquences futures.

Ports

Port

Boutique
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client abonnements@info6tm.com - 01.40.05.23.15