Ce colloque traitait des enseignements à tirer des accidents de mer. Dans un exposé intitulé "Out of sight, out of mind" ("Loin des yeux, loin du cœur"), M. Greveson rappelle que dans le passé, les investigations étaient souvent difficiles, les preuves fréquemment perdues et les moyens techniques pour les investigations sous-marines inexistants. Aujourd’hui, ces moyens rendent de telles enquêtes possibles mais leur coût est considéré comme prohibitif. La question se pose de savoir si l’industrie maritime ou les États peuvent se permettre de ne pas procéder correctement à des enquêtes sur les pertes de navires et les accidents de mer susceptibles de causer de nombreuses pertes de vies humaines ou de graves dommages à l’environnement.
D’importantes personnalités du monde maritime et même le Secrétaire général de l’OMI déplorent la mauvaise presse du transport maritime international. Selon M. Greveson, certains griefs sont justifiés si la profession accepte des pertes récurrentes sans enquêtes suffisantes, ni mesures de prévention. Qui a intérêt à une enquête? Alors que les principales organisations sont concernées, seulement une ou deux la demandent et doivent le faire suffisamment fort pour qu’elle ait lieu. La plupart des parties réagissent à un accident en fonction de leur propre intérêt et souvent ne souhaitent guère que leur rôle soit examiné de trop près. C’est en partie dû au fait que la société devient plus procédurière et que la répartition du blâme est davantage recherchée. Un accident est rarement causé par le seul défaut d’un équipement ou par l’unique action ou manque de réaction d’une personne. D’ordinaire, il s’agit d’un enchaînement d’événements et les responsabilités dépassent ceux directement concernés. Les pays en voie de développement sont capables de procéder à des investigations maritimes, mais nombreux sont ceux à ne pas en avoir les moyens. En Grande-Bretagne, la Marine Investigation Branch (MAIB) en est chargée et indépendamment des autorités de tutelle. Il est essentiel, ont fait remarquer plusieurs participants, qu’une investigation indépendante soit effectuée en dehors de l’enquête officielle. La procédure pénale ne devait pas être prioritaire, de peur que le risque de poursuites judiciaires n’incite ceux susceptibles de fournir de preuves à être plus ou moins réticents ou même à garder le silence. La responsabilité de l’investigation des accidents incombe à l’État du pavillon. Les autres États concernés peuvent y participer, comme le recommande l’OMI. Certains États le font dans leurs eaux territoriales. Parfois, il est impossible de savoir s’ils enquêtent sur le même accident en cas de collisions. Seulement quatre pays, dont la Grande-Bretagne, soumettent tous leurs rapports d’enquête à l’OMI.
ÉTAT DES LIEUX
Le directeur général de l’Agence européenne de sécurité maritime Willem de Ruiter a qualifié la procédure d’investigation d’accident de mer de "léger gâchis". Vu qu’il a ajouté que 70 % des accidents ne font l’objet d’aucune enquête, le "léger gâchis" est un euphémisme. Plusieurs intervenants ont insisté sur la nécessité d’analyser les accidents de mer. La collecte rapide de preuves est indispensable et les rapports doivent être remis plus rapidement. Les conclusions devraient être consistantes et présenter des recommandations susceptibles d’avoir un impact certain, si mises en œuvre rapidement.
Les représentants de la société de classification DNV ont expliqué leur méthode d’évaluation des risques en sept points:
• définition des risques et matrice de leurs critères d’acceptation;
• collecte de données;
• procédure d’identification;
• atelier d’identification des risques;
• atelier de graduation des risques;
• évaluation des options de contrôle.
La première étape consiste à définir la prise en compte des risques par les armements eux-mêmes. DNV conclut que l’évaluation des risques est une approche importante pour la gestion des risques dans le transport maritime, à terre comme instrument de gestion et à bord comme outil de planification des opérations sensibles.
Les représentants du Centre maritime britannique Warsash et de l’Université Solent de Southampton ont souligné que l’erreur humaine dans la navigation marchande est aujourd’hui largement reconnue. Les modèles théoriques des causes d’accident et de l’erreur humaine montrent la combinaison de ces facteurs. Quelles seraient les erreurs "actives" de personnels embarqués et les conditions "latentes" dans le déroulement des opérations? Les aspects culturels (nationaux, organisationnels et professionnels) peuvent être à l’origine de malentendus entre les membres de l’équipe.
De son côté, Steve Goodwin de Det Norske Veritas UK a rappelé que l’OMI a constaté que "la fatigue est largement perçue comme la cause de nombreux accidents maritimes". Entre 1993 et 2003, il y a eu en Grande-Bretagne 60 signalements d’échouements dus à l’incapacité ou l’absence de personnels à la passerelle. La MAIB a déclaré que, malgré les recommandations sur l’armement et les alarmes, "les navires de commerce et bateaux de pêche continuent de s’échouer, ayant dépassé leur points de changement de routes parce que l’unique homme de quart à la passerelle s’était endormi".
Voici comment l’OMI définit la fatigue: "diminution des capacités physique et/ou mentale par suite d’un effort physique, mental ou émotionnel qui pourrait altérer presque toutes les aptitudes physiques, à savoir force, rapidité, temps de réaction, coordination, processus de décision ou équilibre". Si un individu ne dort pas suffisamment pendant plusieurs périodes successives de repos, il accumule une sorte de "dette de sommeil". Par exemple, quelqu’un qui a besoin normalement de 8 h par nuit et n’en dort que 6 accumule une " dette " de 8 h en quatre jours… qu’il ne peut " rembourser " que par une période de sommeil de bonne qualité.
Naturellement, tout le monde n’a pas besoin de 8 h de sommeil mais la moyenne s’établit autour de 7 h.
Les hommes de quart à la passerelle connaissent des habitudes diverses de sommeil, surtout quand l’équipage est peu nombreux. En Grande-Bretagne, la MAIB a identifié un lien entre les petits caboteurs avec deux officiers de passerelle seulement et le nombre d’échouements dus à la fatigue. Il est admis que la fatigue est une difficulté majeure affectant les performances et la sécurité dans le monde maritime.
PROGRAMMES DE COMPTES RENDUS
Deux programmes de comptes rendus d’accidents ont été présentés pendant le colloque: le Marine Accident Report Scheme (MARS) par le commandant Robert Beedel du Nautical Institute; le Confidential Hazardous Incident Reporting Programme (CHIRP) par le commandant Mike Powell, responsable du secteur maritime au sein d’une organisation britannique.
MARS, en service depuis près de treize ans, est alimenté par des rapports du monde entier. Il en a déjà publié 740. Son seul objectif est d’en diffuser les enseignements auprès des navigants, afin que les mêmes incidents ne se reproduisent pas. MARS jouit d’une bonne réputation et fonctionne avec un très petit budget. Le commandant Beedel est en fait le seul à travailler dessus, chez lui et pour le compte du Nautical Institute. Il est le seul à lire tous les comptes rendus qui restent donc totalement confidentiels, car toute marque d’identification est supprimée avant publication. Ces comptes rendus sont lus par les 7 000 membres du Nautical Institute et les abonnés à la publication Safety at Sea International. Ils sont ensuite diffusés dans divers pays, dont la France, les Pays-Bas, la Suède et l’Inde. Ils sont aussi disponibles sur internet. Plusieurs P & I Clubs les publient et certains armements les font circuler à bord de leurs navires.
Ces comptes rendus couvrent tous les aspects de la sécurité, notamment les collisions évitées de justesse, les pollutions, la sûreté, les transpondeurs (Automatic Identification System, AIS) et le pilotage. Les défauts des transpondeurs ont retenu l’attention de l’assistance. Les jeunes officiers ont en effet tendance à s’en servir pour éviter les collisions, alors qu’il ne faut les utiliser qu’en cas d’urgence. Plusieurs comptes rendus ont fait état des défauts de transmissions des transpondeurs… qui renvoyaient à des installations défectueuses sans rapport avec le navire. Les hommes de quart doivent fréquemment vérifier que les données AIS de leur navire sont correctement transmises.
En raison de son petit budget, MARS ne peut procéder à des investigations aussi poussées que celles de CHIRP. Toutefois, plusieurs entreprises ont été contactées pour MARS en vue d’obtenir leurs réactions à ses comptes rendus et qui sont elles aussi publiées.
CHIRP a été élaboré à partir du programme de comptes rendus obligatoires d’événements de la Direction britannique de l’aviation civile. Ce programme, qui date de 1976, couvre tous les incidents et défauts à signaler. Or, il est très vite apparu que de nombreux incidents ne l’étaient pas, surtout quand il y avait erreur humaine. La crainte d’une action contre des individus et/ou leurs employeurs ainsi que d’une menace envers sa propre situation en ont conduit plus d’un à considérer le système comme "une formalité administrative de plus" et que rien ne peut améliorer la situation. Le CHIRP a alors été mis en œuvre en décembre 1982 et uniquement pour le trafic aérien. Des tables rondes ont été organisées en 2000 sur la faisabilité d’un programme similaire pour le transport maritime en Grande-Bretagne. En octobre 2002, le secrétaire d’État aux Transports a approuvé le financement, dès décembre, d’un programme indépendant de comptes rendus confidentiels à établir en 2003. Le CHIRP, quoique financé par l’État, est géré comme un "Trust" (fidéicommis). Fin 2003, une étude sur l’efficacité du code ISM a été rendu publique. Elle a déterminé les quatre motifs principaux pour lesquels les navigants rendent compte à contre-cœur d’événements dangereux:
• peur de perdre son emploi;
• manque de temps;
• le compte rendu est une perte de temps;
• crainte de conséquences sur la carrière et auto-dévalorisation.
Toutefois selon l’étude, les besoins d’une méthode de compte rendu et de partage d’informations sur la sécurité modèrent les craintes de conséquences personnelles négatives. Le CHIRP permet aux organisations, navigants et personnels concernés de rendre compte des incidents dangereux de façon confidentielle et assure des informations supplémentaires sur les incidents dus au facteur humain en vue d’analyses.
Du 1er juillet au 30 novembre 2003, 224 comptes rendus ont été transmis au programme maritime, considéré comme ayant un effet positif sur la sécurité. Ils couvrent une grande variété de sujets et sont publiés régulièrement. Ils donnent aussi lieu à des prises de contact avec les armements et autorités portuaires nommément désignées, contrairement à l’identité des auteurs qui reste confidentielle. Les réactions sont aussi rendu publiques. Par la suite, les commentaires du compte rendu sont souvent intégrés aux manuels d’instruction des armements. Selon le CHIRP, "le transport maritime est loin d’être transparent à de nombreux égards, dont la performance en matière de sécurité. La confidentialité des comptes rendus démontre leur capacité à accroître le flux d’informations importantes vers les décideurs des entreprises, administrations et autres parties concernées, malgré les facteurs externes tendant à limiter le dialogue".
Il existe une grande différence entre CHIRP et MARS. Ce dernier est géré de façon privée et ne rend compte que des informations données par les membres du Nautical Institute. Par contre, le CHIRP peut pousser ses investigations à partir de sources plus variées et en commenter les résultats.
L’effet de squat (1) a également été abordé. Il donne en effet lieu à de nombreux malentendus dans la navigation en eau peu profonde. Plusieurs échouements signalés en résultent.
STABILITÉ ET COLLISIONS
Un intervenant a parlé des expérimentations en matière de stabilité sur des petits navires à passagers, évoluant à proximité des grands navires dans les ports et voies d’eau. Elles ont permis de déceler leurs comportements en cas de collisions ainsi que les forces en présence et leurs divers paramètres.
D’autre part, une analyse a porté sur 1 000 incidents de navires rapides au cours des trente dernières années, dont 36 % de sinistres et 24 % de collisions. Environ 10 % d’entre elles concernaient d’autres navires rapides et dont la moitié avec des navires jumeaux en service sur la même route. Près de 1 % des collisions ont entraîné la perte totale du navire. Plus de 20 % se sont produites la nuit et 15 % par brouillard ou mauvais temps.
Le thème récurrent du colloque est incontestablement le facteur humain. Presque tous les intervenants ont souligné son importance. Pour certains, tout accident de quelle nature que ce soit doit avoir impliqué une personne à un moment ou un autre, même très éloigné de son instant exact. En conséquence, la direction d’un armement doit examiner attentivement tout l’historique et pas seulement l’opération en cours. Enfin, elle doit prendre soigneusement en compte la composition de l’équipage à tous les niveaux. Trop de nationalités différentes pose en effet des problèmes de communication.
1) Changement de l’assiette du navire par enfoncement de l’arrière, dû à son déplacement dans l’eau.