Le transport maritime continue de faire les montagnes russes, dîtes-vous, avec des taux de fret anormalement bas. La chute de la demande de transport vous a pris de court ?
Stéphane Defives : Nous avions anticipé une chute des volumes et des taux de fret mais, il est vrai, pas aussi fortement qu’elle s’est matérialisée. La combinaison de la problématique des stocks, de l’inflation et de la crise énergétique ont sérieusement impacté la consommation et tiré vers le bas la demande de transport. Avec notamment une baisse de 18 % depuis la Chine vers l'Europe et de 24 % depuis la Chine vers les États-Unis.
Quant aux volumes, le léger rebond de mars s’est confirmé en avril tandis que les deux premiers mois de l’année ont été particulièrement faibles avec des baisses de l'ordre de 13 à 14 % selon les pays, rendant atone la période encadrant le Nouvel an chinois.
Toutefois, il faudra attendre le dernier trimestre de cette année voire le premier trimestre 2024 pour la reprise des volumes, qui sera plus ou moins marquée selon les secteurs. Sur l’import Asie, le retail, la grande distribution et le consumer restent en souffrance, avec des volumes en chute de 15 à 20 %. En revanche, l’industrie ne se porte pas trop mal.
À l’export, les volumes dans le secteur de la consommation sont restés dynamiques. Sur le marché français, ils sont surtout tirés par les produits de luxe. Dans le secteur pharmaceutique – où les produits ne sont pas vraiment influencés par des facteurs externes comme l’inflation –, les volumes n’ont pas fléchi.
Dans l’industrie, les entreprises très exposées aux coûts énergétiques sont globalement en difficulté, avec des baisses des volumes de l’ordre de 20 %, mises à mal dans leur compétitivité par rapport à la concurrence asiatique. C’est le cas de l’industrie du verre, énergivore.
À l’inverse, les entreprises opérant dans les matériels de transport comme Alstom restent très toniques, en lien avec les contrats engrangés ces dernières années.
Autre secteur qui soutient des flux, les énergies renouvelables (panneaux solaires, pompes à chaleur, etc.) en import depuis l’Asie, les États-Unis, l’Afrique du Sud. Chez Kuehne+Nagel, nous estimons d'ailleurs que ces trafics représenteront à moyen terme 10 à 12 % des flux transportés.
Combien de temps les armateurs peuvent-ils soutenir de niveaux de taux de fret au plancher selon vous ?
S.D. : Le plus difficile est derrière nous, tant du point de vue des taux de fret – où l’on ne peut pas aller beaucoup plus bas –, que des volumes. Dans le contexte actuel, les taux sont trop faibles pour les armateurs. Un trajet est rentable à partir de 1 600 $ par conteneur de 40 pieds. Or depuis l’Europe vers l’Asie sont bien en dessous.
Les armateurs soutiennent que la faiblesse actuelle du marché est essentiellement liée au fait que les entreprises ont sur-commandé pour se prémunir contre les perturbations de la chaîne d’approvisionnement.
S.D. : Ce n’est pas une légende et cela touche aussi bien le continent américain que l'UE. Nombre de nos clients mettent en avant ces problématiques. Certains nous ont d’ailleurs sollicités pour des solutions de stockage alternatives.
D'autres cherchent à ralentir l’arrivée des commandes via des possibilités de transbordement ou autres options, qui leur permettraient de gagner une ou deux semaines parce que les sorties d'entrepôts ne sont pas suffisamment importantes pour absorber les arrivées de conteneurs.
Plusieurs entreprises font aussi appel à des soldeurs parce qu’elles ont des marchandises importées il y a maintenant quasiment un an, notamment de l’équipement de la maison outdoor, très volumineux, qui coûtent cher en stockage et ont été transportées à des niveaux de taux de fret très élevés. Elles vont y perdre de l’argent mais elles ont besoin de récupérer du cash pour relancer les commandes.
Si ce phénomène de stock est propre au secteur du retail, il constitue néanmoins une grande partie du marché en Europe et principalement à l’import Asie.
Sur ce trade-là, les mouvements de balancier des taux de fret sont assez classiques mais entre septembre 2022 et janvier 2023, ils ont été divisés entre sept et dix selon les clients.
Dans l'industrie automobile, les problématiques sont autres. Les volumes seraient beaucoup plus importants si l’approvisionnement des semi-conducteurs était mieux maîtrisé.
Quels sont les éléments qui vous font projeter une reprise en fin d’année ?
S.D. : Il n'y aura pas de grosse campagne d'importation sur 2023. Il y a d'autres facteurs qui plaident en faveur d’une reprise. La politique des blank sailing mise en œuvre par les armateurs produit ses effets. Les industriels constatent une baisse des coûts énergétiques. Quant au consommateur, il va ressentir moins durement la facture énergétique avec les beaux jours. Ainsi, la combinaison d’une l'inflation qui devrait fléchir et d’une facture énergétique qui va s’alléger vont redonner du souffle à la consommation. On le voit avec l'indice SCFI qui a tendance à se stabiliser.
Les armateurs, toujours rattrapés par leurs vieux démons quand la marchande est rare, se livrent-ils actuellement à une guerre des prix ?
S.D. : Les armateurs apprennent-ils des erreurs passées ? La tentation d’aller chercher le fret chez les autres est forte quand le marché n'en crée pas du tout.
On sait qu’un armateur devient un peu nerveux quand le taux de remplissage de ses navires est inférieur à 80 %, ce qui est le cas aujourd’hui, et dès lors a tendance à baisser ses tarifs. Il faudrait des taux de remplissage de 85 % pour les stabiliser et supérieurs à 95 % pour les augmenter. L’enjeu est donc de voir une augmentation de la demande pour remonter les prix à des taux permettant une rentabilité et stabiliser le marché.
Les marges bénéficiaires déclarées au premier trimestre 2023 par les compagnies maritimes étaient encore importantes en raison des taux contractuels pré-négociés, mais ces contrats ont été ou doivent encore être révisés. Cela peut-il tendre encore davantage le marché ?
S.D. : Par rapport à d’autres périodes similaires, on a en effet vu émerger ces deux dernières années un certain nombre de contrats à terme, essentiellement concentrés sur deux ou trois carriers, Maersk, CMA CGM et Hapag-Lloyd, pour ne pas les citer. Or, le marché s’est retourné, et même si les clients avaient signé des contrats très contraignants pour sécuriser des volumes, les armateurs se trouvent aujourd’hui contraints de les renégocier à la baisse.
Quant aux compagnies qui n’avaient pas souscrit à cette stratégie, elles ont subi , elles, la tendance fortement baissière du marché pour pouvoir justement récupérer ces volumes. Donc, très clairement, la loi de l’offre de la demande donne le tempo. Et la guerre des prix est inévitable.
À ce niveau, un autre problème va venir se greffer : l'augmentation des capacités, qui va aussi contraindre les taux de remplissage.
Le dernier baromètre Ernst & Young sur les investissements internationaux fait état d’une hausse importante du nombre de projets d’implantations en Turquie et en Pologne que la société d’audit attribue aux relocalisations industrielles et à la réorganisation des supply chain. Dans les appels d’offres, constatez-vous ces mouvements dans les flux ?
S.D. : C'est prématuré de le formuler ainsi à ce stade. Il y a deux types de relocalisation. Un certain nombre de pays asiatiques, notamment le Vietnam ou la Thaïlande, bénéficient de la baisse de la compétitivité de la Chine, les industriels chinois eux-mêmes délocalisant de plus en plus leurs usines.
Cela procède aussi de mouvements géopolitiques ou politiques plus profonds dans la région. Les entreprises japonaises ont tendance à mettre leurs unités de production en Thaïlande. On voit de plus en plus de flux sortir de ce pays. La Corée du Sud remonte petit à petit dans les destinations favorites en termes de production pour la high tech et les mobilités. L'Indonésie fait aussi partie des origines de plus en plus privilégiées.
À l'échelle européenne, il y a certain nombre de pays qui tirent leur épingle du jeu, la Turquie sur des produits blancs, le Maghreb sur du textile etc. Mais cela ne sera jamais un tsunami de relocalisation. La raison est assez simple : peu de pays ont la puissance de production de la Chine.
Que pensez-vous de la stratégie sans coutures, air-mer-terre, des armateurs ?
S.D. : La manne financière accumulée permet d'accélérer leur stratégie de contrôle de la supply chain de A à Z. Elle n'est pas nouvelle pour certains, comme Maersk mais Ils ont toujours rencontré des difficultés à concrétiser. Elle se dévoile pour CMA CGM au grè de ses acquisitions. Aujourd'hui, ils ont les moyens de se doter de compétences.
Votre actionnaire a toujours été très clair sur le positionnement du groupe qui n’a pas vocation à être un armateur. En revanche, il trouble le jeu quand il dit que Hapag-Lloyd, dont il est actionnaire, pourrait se positionner sur le rachat de DB Schenker, en partenariat avec quelques sociétés d’investissement.
S.D. : Vous aurez noté que Kuehne+Nagel, au plus fort des perturbations du transport maritime, n’a pas affrété un seul navire, ce que certains de nos concurrents ont fait. La stratégie du groupe a toujours été de s’attaquer à des niches de marché et non d'aller là où nous avons une certaine expertise. Racheter DB Schenker ne ferait que surajouter une compétence que l’on maîtrise déjà.
La valorisation de DB Schenker à 20 Md$ correspond-elle à une valeur réelle ?
S.D. : Elle est cohérente avec le marché. CMA CGM a offert 4,6 Md$ pour Bolloré qui, aussi puissant soit-il en France, l'est moins à l’échelle mondiale si on le compare aux mastodontes du secteur. Ceci dit, il y a effectivement, tant chez les commissionnaires que chez les armateurs, peu d’entreprises capables d'adresser ce chèque.
Si DSV acquiert DB Schenker, Kuehne+Nagel perdrait sa place de leader mondial.
S.D. : Kuehne+Nagel détient 5 % de parts de marché au niveau mondial. Quand bien même DSV viendrait à racheter DB Schenker, il n’aurait tout au plus que 7 % de parts du marché mondial. Car le freight forwarding est un marché extrêmement fragmenté.
Quel que soit le pays dans lequel on se trouve, nous sommes toujours en concurrence avec, certes, des DHL, des DSV, des Bolloré mais aussi avec une myriade d'entreprises qui offrent un niveau de service, une proximité, un certain savoir-faire.
Propos recueillis par Adeline Descamps
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