Mer rouge : les transporteurs taillent dans leurs services, les chargeurs ajustent leurs stocks

Article réservé aux abonnés

Passage du canal de Suez

Crédit photo ©Ricolleau
Alors que le groupe armé houthi continue de cibler les navires marchands en mer Rouge, les armateurs réorganisent leurs services sans passage par le canal de Suez. De leur côté, les fabricants et détaillants intègrent progressivement les retards de livraisons dans leur organisation, moins préoccupés par le risque d'interruption de production que par une éventuelle envolée des coûts de transport.  

« La crise du transport maritime en mer Rouge », comme les analystes qualifient désormais la situation résultant des attaques de la faction houthie en mer Rouge contre les navires marchands, a poussé depuis décembre une partie des armateurs à éviter le passage par le canal de Suez au profit de la longue route historique, le long de l'Afrique australe.

L’une des voies navigables les plus fréquentées au monde, par où transitent 30 % du trafic mondial de conteneurs et 12 % du pétrole, avait déjà perdu, fin janvier, 40 % de son trafic selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced).

Livraisons retardées, inflation, tarifs du transport...

Depuis que la « crise » a éclaté, les répercussions sur les livraisons de marchandises, l’inflation des produits importés, les coûts d’expéditions, la production, les commandes commerciales (qui pourraient être reportées en raison de de l’allongement des délais)... ont déjà donné lieu à une abondante littérature.

« L'allongement des délais de livraison constitue un choc négatif pour l'offre. Le réacheminement des navires autour du cap de Bonne Espérance en Afrique équivaut à une augmentation d'environ 30 % des temps de transit, ce qui implique une réduction d'environ 9 % de la capacité mondiale effective de transport de conteneurs », découvre Nora Szentivanyi, économiste principale chez J.P. Morgan, dans une publication bien tardive.

Évolution des taux de fret

« Plus la durée de ces perturbations sera longue, plus il est probable que les frais de transport resteront élevés, voire augmenteront encore ».

En l’occurrence, les tarifs pour transporter un conteneur au prix courant du marché (spot) ont bien sur-réagi, culminant dans la dernière semaine de janvier entre Asie et Europe, en étant de 140 % supérieurs aux taux de fret de novembre 2023. Mais la bulle s'est rapidement dégonflée, en baisse de 50 % entre le 2 et le 9 février.

Dans la mesure où aucune solution de court terme est en vue, c’est surtout le comportement des taux de fret contractuels qui interroge (des renégociations à la hausse ?). L'inquiétude perce en outre quant à l'évolution des taux spot sur d’autres lignes que le trade Asie-Europe compte tenu des réorientations des services.

Dans l'ensemble, J.P. Morgan Research estime que les perturbations pourraient ajouter 0,7 % à l'inflation mondiale de base des biens au cours du premier semestre 2024. Toutefois, une grande partie de cet impact ne se fera probablement pas sentir avant la fin du premier trimestre ou le début du deuxième trimestre.

Comment les entreprises réagissent-elles à ce stade ?

Le secteur automobile est celui dont les dirigeants ont le plus communiqué à ce propos. Plusieurs constructeurs et équipementiers automobiles ont dû suspendre des lignes production en raison de retards de livraison de matières premières, composants ou équipements en provenance d’Asie.

« La crise met à l'épreuve la résilience de la chaîne d'approvisionnement automobile, en particulier pour les véhicules à énergie nouvelle (NEV), qui sont un élément clé du commerce entre la Chine et l'Europe », explique Jose Asumendi, responsable de l'équipe automobile européenne chez J.P. Morgan.

Geely, le deuxième constructeur automobile chinois (en termes de ventes) a en effet déclaré dès le 22 décembre que ses ventes de véhicules électriques seraient probablement affectées par un retard dans les livraisons.

Mais il n'est pas le seul. Quatre usines espagnoles du leader européen du pneus Michelin ont été contraintes de mettre la production en pause, deux jours durant, les 20 et 21 janvier.

`L’usine hongroise de Suzuki a redémarré la fabrication le 22 janvier après un arrêt de sept jours, en rupture de moteurs fabriqués au Japon.

Le fabricant américain de véhicules électriques Tesla dû lever toute activité dans son usine près de Berlin du 29 janvier au 11 février, faute de composants.

Le construteur automobile suédois Volvo a également déclaré le 12 janvier qu'il devait arrêter la production dans son usine belge pendant trois jours en raison des retards.

Dans la grande distribution

Les grands détaillants – Adidas, Ikea, Marks&Spencer, Primark... – ont tous signalé que leurs cargaisons avaient été détournés. Ils craignent tout autant unanimement une hausse des coûts de transport ainsi que des problèmes de livraison. Mais ils ne s’alarment pas pour autant des retards de transport allant pour certains jusqu’à 20 jours.

La gestion des stocks et la planification des livraisons (anticipation, hiéarchisation des prioritaires, etc.), qui avaient déjà été des grands sujets durant la pandémie, s'inscrivent à nouveau tout en haut de leur agenda. 

Le géant suédois de l’ameublement Ikea maintient « les réductions de prix prévues malgré l'augmentation des coûts », a-t-il fait savoir, tout en indiquant le 15 janvier disposer de stocks suffisants pour « absorber les chocs de la chaîne d'approvisionnement ».

La deuxième plus grande chaîne de supermarchés au Royaume-Uni, Sainsbury's « veille à planifier le séquençage des produits en provenance d'Asie-Pacifique afin de les recevoir dans le bon ordre », a déclaré le directeur général de l'entreprise, ajoutant que les contrats à long terme avec les transporteurs permettent de contenir « autant que possible l'impact sur les coûts ».

« Pour nous, il s'agit d'un impact sur le fonds de roulement, mais il est gérable », a expliqué le directeur financier du fabricant néerlandais de peintures et de revêtements Akzo Nobel, qui s'approvisionne en matières premières en Chine.

« Si la situation se prolonge, je suis davantage préoccupé par l'augmentation des coûts que par le risque de devoir interrompre la production », a objecté le directeur général du fabricant suédois d'appareils électroménagers Electrolux.

« En commandant plus tôt et en optant pour le fret aérien dans la mesure du possible », a répondu la direction du fabricant de produits chimiques spécialisés Evonik, interrogée sur son adaptation à la situation.

Le grand fabricant finlandais d'ascenseurs Kone étudie également des modes alternatifs.

La compagnie américaine Fedex, l’un des deux plus grands intégrateurs mondiaux avec UPS, avait spécifié mi-janvier qu’il ne constatait pas de changement important dans le fret aérien en raison des perturbations en mer Rouge.

En mer, les services s’ajustent aussi avec une valse des escales

D’après la dernière enquête d'Alphaliner du 29 janvier, il n'y avait plus de navires de plus de 12 500 EVP à l'arrêt. La flotte commercialement inactive s'élève désormais à 89 navires, totalisant 226 051 EVP, soit 0,8 % de la capacité totale de la flotte cellulaire, le niveau le plus bas depuis 19 mois, indique le spécialiste inégalé de la ligne régulière.

« Avec les transporteurrs qui commencent à redessiner leur réseau pour intégrer le détournement par l'Afrique, les blank sailing attendus dans la période creuse post-nouvel an chinois et l'arrivée de nombreux grands navires neufs, cette situation d'offre serrée pourrait changer dans les mois à venir », prévient Alphaliner.

Réorganisation des ME chez Maersk

En attendant, les transporteurs réalignent progressivement leurs capacités pour maintenir une couverture mondiale tout en intégrant les milles supplémentaires à avaler. Il y a 10 525 milles nautiques (près de 20 000 km) qui séparent Rotterdam de Shanghai via le canal de Suez, soit un transit de près de 22 jours. Mais si le navire emprunte, le cap de Bonne Espérance, il devra parcourir quelque 7 500 km de plus, ce qui allongera la navigation de plus de huit jours s'il navigue à 20 nœuds (ce qui est une vitesse plutôt élevée, actuellement, nous sommes plus autour de 15 nœuds).

Maersk a ainsi initié une nouvelle boucle directe (ME8) entre la Méditerranée et le Moyen-Orient, qui passe par le cap de Bonne Espérance dans les deux sens, détaille Alphaliner.

Le ME8 est censé compenser la fermture de deux services qui passaient par Suez (ME6 et ME7) si bien que le transporteur danois ne propose plus de liaisons directes entre le nord de l'Europe et la côte ouest de l'Inde. Les ports du golfe arabe continuent néanmoins à être desservis directement, avec en sus, Khalifa Seaport (Abu Dhabi) et à Duqm (Oman).

Alors qu'il fallait sept navires pour assurer les liaisons hebdomadaires du ME6, le ME8 sera exploité par douze unités de 4 250 à 7 850 EVP et la rotation nécessitera douze semaines en raison de la distance de navigation beaucoup plus longue. La nouvelle boucle sera lancée ce 17 février au départ de Port Saïd (vers l’Est).

Le ME2, redirigé via le Cap de Bonne Espérance, est néanmoins préservé et reste hebdomadaire grâce à l'ajout de deux navires supplémentaires mais avec moins de ports desservis pour compenser l'allongement des distances.

MSC : refonte de sa desserte Europe–sous-continent indien

MSC a finalisé son offre sans passage par la mer Rouge. Le service Ipak continuera de couvrir l'Europe du Nord, tandis que les navires opérant sur l'ancien service Himalaya Express (Europe du Nord/Moyen-Orient/sous-continent indien) sont redéployés sur une nouvelle boucle opérée en 12 semaines. En Europe du sud, Sines, Valence, Barcelone, Gioia Tauro seront desservis ainsi que quatre destinations dans le golfe arabe sur le trajet vers l'Est (Khalifa Seaport (Abu Dhabi), Jebel Ali, Dammam, Jubail) avant les ports indiens.

Le Dragon de MSC (Asie-Méditerranée) tourne désormais en dix-sept semaines, principalement avec des navires de 13 000 à 16 550 EVP. En Méditerranée, Gioia Tauro, Gênes, La Spezia, Marseille Fos, Barcelone, Valence et Sines sont préservés. Le nouvel Himalaya Express et les connexions vers l'Est de Dragon vont remplacer à elles seules toutes les rotations précédemment offertes par MSC via Suez. « À l'avenir, le fret turc à destination/en provenance du sous-continent indien sera transbordé dans les ports de la Méditerranée occidentale », avertit Alphaliner.

2M : changement sur les deux services phares AE55/Griffin et AE11/Jade

Pour ce qui est des services exploités en commun dans le cadre de l’alliance 2M [MSC, Maersk], dont tous les services Asie-Europe ont été détournés par l'Afrique du Sud, les principaux changements concernent l’AE55/Griffin, qui opérera un transbordement à Colombo (nouvelle escale) pour le fret exporté depuis l’Europe vers le Moyen-Orient/sous-continent indien.

L’escale du Havre est préservée sur la rotation de la ligne révisée. Mais toutes les escales des boucles Asie-Europe de 2M à Djeddah ou à King Abdallah sont supprimées

La rotation portuaire du service Asie-Méditerranée AE11/Jade fait de Valence le premier port d'escale (4e avant) en Europe du Sud avant Barcelone, Gioia Tauro et Tanger Med.

CMA CGM : changement de cap

L'escalade des tensions en Mer Rouge a finalement décidé CMA CGM à éviter le passage en mer Rouge.

L'armateur français a fermé le Jeddex (Mer Rouge-Kenya-Comores). Jusqu'à ce que la situation s'améliore dans la région, la compagnie continuera à desservir la route, en partie, par le biais de l'approvisionnement de tiers et de diverses alternatives de transbordement, notamment via Jebel Ali, où les cargaisons seront réparties entre divers services (Noura Express, Swahili Express ou encore Hax, une nouvelle liaison organisée entre Jebel Ali et l'Afrique de l'Est).

Plusieurs ports de la mer Rouge Djeddah (Arabie saoudite), Aqaba (Jordanie) et Ayn Soukhna (Egypte), précédemment desservis par Jeddex, sont partiellement repris par le service Mona Express.

THE Alliance : suspension d'un service entier

De son côté, THE Alliance [Hapag-Lloyd, ONE, HMM et Yang Ming] a décidé de suspendre leur service commun Asie-mer Rouge AR1.

ONE a informé ses clients que les cargaisons réservées sur des navires à destination de Singapour seront transbordées à Valence ou à Damiette via la boucle Asie-Méditerranée MD1 de l’alliance, indique encore Alphaliner.

Hapag-Lloyd, qui étudie des itinéraires alternatifs pour desservir les ports de la mer Rouge et du golfe d'Aden, envisage une solution de pont terrestre entre Jebel Ali, Dammam et Jubail et Djeddah.

Sans doute, le fret aérien et l'option ferroviaire pourraient apparaître comme une solution mais à la marge.

Adeline Descamps

 

Logistique

Maritime

Boutique
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client abonnements@info6tm.com - 01.40.05.23.15