L’atmosphère est pesante outre-Atlantique. Et les coutumiers incendies qui ravagent la Californie à cette période de l’année n’en sont pas responsables. Cela fait plusieurs mois que les exportateurs et importateurs américains se plaignent des perturbations dans la chaîne d’approvisionnement mondiale qui les empêchent de pouvoir expédier et recevoir normalement leur fret. La disponibilité des conteneurs, l’insuffisance des cellules de chargement à bord, le repositionnement des conteneurs vides et les frais de détention et de surestaries font partie de leurs récurrents griefs.
Ces derniers mois, ils n’ont eu de cesse de sous-entendre que les compagnies avaient tendance à réserver leurs espaces au marché spot, nettement plus rémunérateur avec la flambée des taux de fret dont l’ascension est sans le moindre répit depuis un an. Sous l’injonction de la nouvelle administration Biden, qui a entrepris de traquer et sanctionner toutes « pratiques anticoncurrentielles », la Federal maritime commission (FMC), l’autorité de régulation du transport maritime, a été priée à la fois de remédier à la congestion portuaire et aux perturbations le long de la chaîne d'approvisionnement et de s’attaquer à d’éventuelles pratiques contrevenant à ce qui est inscrit dans le Shipping Act, la loi américaine régissant le transport maritime depuis 1984.
Obligé de réserver sur le spot
La FMC a ainsi lancé en juillet un audit en vue de s’assurer du respect de règles par les transporteurs maritimes opérant sur le marché américain. Autrement dit de déterminer si les compagnies utilisent leur prétendu pouvoir de marché pour surfacturer des frais de détention et de surestaries. Le décret Biden vise aussi les « abus de positions dominantes » dont pourraient être comptables les alliances. Les trois grands groupements de transporteurs de la ligne régulière contrôlent actuellement plus de 80 % du marché [2M de Maersk et MSC ; THE Alliance composée de Hapag-Lloyd, Yang Ming et ONE ; Ocean Alliance, qui regroupe Cosco, Evergreen, OOCL et CMA CGM].
L’affaire prend une nouvelle tournure avec la plainte déposée auprès de la Federal Maritime Commission de MCS Industries, une entreprise basée à Easton, en Pennsylvanie, qui établit « cinq violations » aux règles américaines sur le transport maritime. La main courante est lourde d’allégations : manipulation de marché, collusion entre les principaux transporteurs, non-respect des engagements contractuels, stratégie de rétention des capacités pour faire monter les prix...
Le fabricant d'articles de maison serait lié par un contrat de service avec Cosco pour ses importations en provenance d’Asie vers les États-Unis. Un accord négocié spécifiant un volume et des prix convenus à compter de mai, selon le fabricant. La compagnie chinoise aurait refusé de fournir à ce fournisseur de Home Depot, Walmart, Lowe’s... « plus d'une fraction de la capacité de fret alloué dans le contrat, ce qui [nous] a obligé à réserver sur le marché spot avec d'autres transporteurs. »
MCS affirme en outre que plusieurs transporteurs maritimes auraient refusé de négocier les prix contractuels ou directement refusé le service. Le numéro deux mondial du transport maritime MSC est également visé par cette plainte.
600 000 $
Le fabricant fait par ailleurs le parallèle entre cette « stratégie » et « les bénéfices exceptionnels et sans précédent réalisés par les compagnies » notant qu’un conteneur expédié d’un port chinois à Los Angeles ou Long Beach est passé de 2 700 à 15 000 $ entre 2019 et cet été.
Et il estime que l’organisation actuelle des transporteurs maritimes en alliances « leur donne la possibilité et l'opportunité de coordonner des pratiques discriminatoires telles que celles alléguées dans le présent document [le dépôt de plainte, NDLR]» Le préjudice pour la société est estimé à 600 000 $.
MSC et Cosco n’ont pour l’heure pas réagi.
Charge symbolique ?
Cette accusation intervient alors même que la FMC vient de faire part de ses premières recommandations. La commissaire Rebecca Dye a notamment proposé de demander au Congrès de modifier la loi (46 USC Chapitre 411) afin de faciliter le dépôt de plaintes et rendre possible la demande de dommages et intérêts.
En fait, cette mesure vise à renforcer la protection des plaignants. Car en dépit des nombreuses doléances des chargeurs, peu de plaintes ont été déposées devant la FMC. « Bien que les raisons puissent être nombreuses, il semble que les représailles, les frais de justice (en temps et en argent) et les honoraires d'avocat soient des facteurs dissuasifs », a écrit la commissaire.
Rebbeca Dye a également proposé de revoir à la hausse les dommages et intérêts pour les infractions en matière de surestaries et de détention de façon à couvrir les frais d'avocat et les autres dépenses générées par une action en justice.
En outre, elle préconise un renforcement des pouvoirs de la FMC à l’encontre des transporteurs qui « exerceraient des représailles contre toute personne qui participe à une enquête de la FMC ». Une proposition qui semble s’apparenter davantage à la charge symbolique (pouvoir de sanction) qu’à la pénalité financière. Mais qui sous-entend cependant que les transporteurs useraient de mesures de rétorsion.
Service minimum requis
En droit américain, les frais de détention et les surestaries sont réglementés dans le Shipping Act, et ont fait l’objet d’une « règle interprétative » publiée par la FMC en 2020. Cette clarification a fait suite à « un examen approfondi dans le cadre de l'enquête 29 », cette dernière avait été lancée suite à de nombreuses plaintes que les chargeurs américains avaient fait remonter.
La National Industrial Transportation League (NITL), qui avait exigé une réaction de la FMC en mai dernier, voulait aller plus loin, demandant au Congrès de « réglementer les allocations d'équipements et d'espaces à bord » (donc la disponibilité des conteneurs et les capacités mises sur le marché).
Pas suffisamment régulatrice, la FMC ?
La Commission fédérale maritime ne peut pas intervenir sur la tarification des prix du transport que s'ils sont jugés « déraisonnablement élevés » au regard du marché ou s'ils sont le résultat d’un défaut de concurrence du fait des alliances. Mais jusqu'à présent, de l’avis même des commissaires, il n’y a eu aucune violation de la loi. Et un prix élevé ne constitue pas en soi une violation.
« Nous ne fixons pas les tarifs et nous ne pouvons pas dicter les niveaux de service. Ce que nous pouvons faire, c'est assurer un contrôle pour veiller à ce que le fait d’être réuni en alliances n’entraîne pas une dégradation niveau de service ou une augmentation déraisonnable des prix », expliquait Daniel B. Maffei, le président de la FMC, dans une visioconférence à laquelle il participait. Il devait concéder qu’il est du reste difficile de prouver que sans les alliances, les prix seraient nécessairement plus bas.
Un projet de loi en préparation ?
Un projet de loi porté par John Garamendi (démocrate, Chambre des représentants), Dianne Feinstein (indépendante, sénatrice) et Dusty Johnson (républicain modéré, Chambre des représentants) irait dans le sens d’un service minimum exigé et/ou de l’interdiction de refuser d’embarquer de la marchandise.
En attendant, la congestion dans les ports californiens ne s’améliore pas du tout. Le nombre de navires au mouillage est reparti à la hausse depuis la fin juin : il y avait 49 porte-conteneurs mi-juillet dans le complexe portuaire (à quai à Los Angeles et Long Beach ainsi qu'au mouillage dans la baie de San Pedro) et une vingtaine à l’ancre. Il y en avait une trentaine fin juillet. Au total, en fin de semaine dernière, quelque 80 porte-conteneurs attendaient un poste d'amarrage dans les ports des trois côtes américaines. Et la haute saison est désormais imminente.
Adeline Descamps