Alors que le parlement européen poursuit son long examen législatif du Fit for 55, nom donné par la Commission européenne à la politique climatique, qui vise à réduire d’ici 2030 les émissions de carbone de l’UE de 55 % par rapport aux niveaux de 1990 et à intégrer le transport maritime dans système d'échange de quotas d'émission (SCEQE ou ETS), un nouveau rapport fait réagir les armateurs.
L'eurodéputé Peter Liese, qui dirige les travaux au Parlement sur la révision de la directive relative au système d'échange de quotas d'émission (SCEQE ou ETS), a publié un rapport comprenant 101 amendements à la copie présentée par Bruxelles en juillet 2021.
Si les demandes de modifications sont acceptées – le texte ne reprend pas tous les points soulevés par l'industrie et les parties prenantes –, elles mettront davantage de pression sur les exploitants de navires dans la mesure où elles imposeraient des carburants plus propres plus tôt que prévu. Les amendements 9, 10, 29, 45 et 46 concernent plus ou moins le secteur et surtout sont ceux qui les font le plus réagir les instances représentatives du secteur.
Avancer d’un an l’entrée dans les échanges de quotas
Le député allemand propose entre autres d’avancer d'un an, soit en 2025, l'inclusion du transport maritime dans le SCEQE, un mesure qui avait fait l’objet d’un vote de la commission de l'environnement du Parlement européen dès le 7 juillet 2021.
Dans sa proposition, le député allemand amende aussi les échéances. Les compagnies maritimes devront restituer 100 % de leurs quotas d'émissions vérifiés un an plus tôt que ce qui était proposé à l'origine, soit en 2025. En outre, au lieu de déclarer 20 % des émissions en 2023, 45 % en 2024 et 70 % en 2025, le projet porte à 33,3 % la part des émissions vérifiées en 2023, à 66,6 % pour 2024 et 100 % à partir de 2025.
Avancer d’un an la date d’application permettra,selon lui, de mettre à la disposition d'autres industries concernées par le SCEQE environ 57 millions de quotas qui auraient autrement été annulés.
Il force en outre la porte de l’OMI et propose de prendre en compte la totalité des émissions extracommunautaires des navires d’une jauge brute de plus de 5 000 faisant escale dans les ports de l'UE si l'OMI ne parvient pas à introduire une mesure mondiale similaire au plus tard le 30 septembre 2028. La proposition de la CE couvre les émissions des voyages intra-UE et les émissions à quai, ainsi que la moitié des émissions des voyages extra-UE, voyages entrants et sortants. Cela signifie clairement que les voyages entre des ports de l'UE et de pays tiers seront intégrés dans le marché carbone.
Qui paie ? l’affréteur ou l’exploitant du navire
Le texte introduit aussi la notion « d’affréteur à temps » dans la définition de « la compagnie ». Cette nuance reconnaît implicitement que la compagnie maritime n'est pas toujours responsable de l'achat du combustible et donc des choix qui, sur un plan opérationnel, ont une incidence sur les émissions de CO2 du navire.
Le député chargé de rédiger la position du Parlement sur le SCEQE recommande d'inclure dans les chartes parties une clause contraignante précisant que la responsabilité et les coûts incombent à l'entité responsable en dernier ressort des décisions affectant les émissions de CO2 du navire (notamment le choix du carburant, de l'itinéraire, de la vitesse et de la cargaison). En revanche, rien n’est dit du caractère obligatoire de cette mesure.
Un fonds pour aider la décarbonation
Il est aussi question de la création d'un « fonds océanique », abondé par la mise aux enchères des permis d'émission et des pénalités perçues dans le cadre de la proposition de règlement FuelEU Maritime (sur l’efficacité énergétique des navires). Il doit financer la révolution technologique qui sera nécessaire, le transport maritime étant quasiment au « ground zéro » de cette histoire, et surtout permettre de combler l’écart de prix entre les carburants plus propres et les conventionnels d’origine fossile.
Excepté le GNL, qui ne permet de réduire les émissions de carbone qu’à 25 % au maximum, aucun carburant ni chaîne d’avitaillement n’est disponible à l’échelle et prêt à l’emploi. A fortiori pour le long cours. Les navires de classe glace, considérés comme particulièrement difficiles à décarboner, bénéficieraient d’une attention particulière.
L’ensemble de ces propositions sont en ligne avec les propositions de l’ECSA, représentant les intérêts des armateurs européens.
Elargir le champ des gaz à effet de serre
Parmi les autres faits saillants du projet figure un élargissement du champ des gaz à effet de serre (GES) à prendre en compte et ce, dès 2026 « afin de garantir l'alignement sur les objectifs de l'Accord de Paris ». Le parlement demande ainsi à la Commission d'évaluer, d'ici le 31 décembre 2026, l'impact sur le climat mondial des émissions, autres que le CO2 et le CH4 (méthane), provenant des navires à l'arrivée, à l'intérieur ou au départ des ports relevant de la juridiction d'un État membre.
La plus grande partie de la flotte mondiale et européenne est détenue et/ou exploitée par des PME » ONG Transport & Environment
Clivages
S’il est une proposition qui fait débat, c’est celle sous-jacente au principe du pollueur-payeur sachant qu’un seul navire peut avoir à payer plus de 1 000 € par jour pour les quotas de carbone de l'UE. Qui de la compagnie qui de l’affréteur ? La crainte d’une dilution de la responsabilité interroge (un navire peut facilement avoir trois ou quatre affrètements en un an, ce qui rend impossible une application uniforme).
Dans une lettre commune adressée à la Commission européenne en avril dernier, l'Association des armateurs suédois, l'Union des armateurs grecs et l'ONG Transport & Environment avaient sollicité un changement concernant la responsabilité du paiement des quotas de carbone, mais pour des raisons autres. « La plus grande partie de la flotte mondiale et européenne est détenue et/ou exploitée par des PME qui ont des supports administratifs limités ». Les signataires craignaient alors le surplus de bureaucratie pour des sociétés non outillées.
Les armateurs européens (ECSA) saluent pour leur part l'obligation d'une clause contraignante dans les accords contractuels, mesure qu’ils avaient d’ailleurs sollicitée, a rappelé Philippos Philis, le nouveau président chypriote de l'ECSA, qui vient de succéder au Suédois Claes Berglund.
La proposition de modification de la définition d'"entité responsable" fait passer d'une politique du "pollueur-payeur" à un système où le "pollueur est payé". WSC
Application à toutes les parties
« Les émissions de gaz à effet de serre des navires résultent d’un mix entre la technologie du navire, le carburant consommé et le mode opératoire. Il est évident qu'on ne peut pas décarboner le transport maritime sans s'attaquer au navire lui-même. Un tarif régional du carbone dans le cadre du SCEQE doit s'appliquer à toutes les parties qui jouent un rôle dans la réduction des GES, à savoir les armateurs et les exploitants », a réagi John Butler, président et directeur général du World Shipping Council (WSC), qui revendique 80 % du transport maritime conteneurisé.
« La proposition de modification de la définition d'"entité responsable" corromprait le SCEQE, le faisant passer d'une politique du "pollueur-payeur" à un système où le "pollueur est payé", et réduirait considérablement son efficacité. Les armateurs et les opérateurs partagent la responsabilité de la décarbonation », ajoute le dirigeant.
Quel périmètre ?
L’autre point d’achoppement porte sur le périmètre à prendre en compte pour la tarification des GES. Pour les armateurs du WSC, partisans du multilatéralisme, l’élargir au-delà de l'Espace économique européen seraient inefficace et pourrait « au mieux traiter environ 20 % des émissions mondiales. »
Pour eux, cette mesure serait de nature à amplifier également les risques de fuite des marchandises et de déroutement de navires vers des territoires non-européens non soumis aux mêmes contraintes réglementaires sans parler des « pertes de compétitivité dans les ports ».
Les navires peuvent bouger, les ports non » ESPO
Les ports ne bougent pas
« Les navires peuvent bouger, les ports non », rappelle le cas échéant l’ESPO, représentant les autorités portuaires européennes. « En raison de la portée limitée de la proposition actuelle, les navires peuvent trouver des moyens d'éviter d'entrer dans le champ d'application du SCEQE, en modifiant leur itinéraire et en faisant escale, dans la mesure du possible, dans des ports voisins non européens afin de minimiser les coûts ».
L’association demande, « au lieu de mesurer les dégâts une fois qu'ils sont déjà faits », une évaluation d'impact préalable des implications de la portée géographique actuelle de la proposition sur le carbone et les fuites commerciales, ainsi que l'impact cumulé de toutes les propositions Fit for 55.
Pour les ports, la solution serait de considérer l'escale « évasive » vers/depuis un port voisin non européen comme une escale vers un port européen dans le comptage des émissions du SCEQE.
Parcours parlementaire
Le projet de rapport doit être examiné le 10 février. Les membres de la commission de l'environnement du Parlement européen auront ensuite la possibilité d’ajuster jusqu'au 16 février avant un vote sur l'ensemble des modifications proposées le 16 mai.
Le Conseil des ministres de l'UE aura, quoi qu’il en soit, le dernier mot : celui qui acte une décision sans retour. Une certitude : le transport maritime sera intégré au marché carbone européen. À ce stade, plus personne ne doute.
Adeline Descamps