L’or noir s’enflamme, à 140 $. Le VLSFO, carburant marin le plus vendu, se consume à plus de 1 000 $. La tonne de blé grille à près de 400 €. L’épi de maïs se brûle au contact des 360 €/t. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a mis les marchés sens dessus dessous. La boîte en acier, elle, reste hermétique aux soubresauts du monde. L'indice de fret conteneurisé de Shanghai (SCFI) poursuit tranquillement sa lente décrue, amorcée bien avant les tensions géopolitiques, et s’établissait le 4 mars à 4 746,98 points alors qu’il était à 4818,47 le 25 février. Les taux de fret vers l'Europe du Nord et la Méditerranée accusent des pertes à peine plus prononcées, de 1,8 % et 1,2 %.
La situation n’est à vrai dire ni perturbante pour les taux de fret ni compromettante pour la demande de conteneurs. Si la plupart des armateurs de porte-conteneurs se sont retirés de l’Ukraine, de la Russie voire de la Biélorussie, bien qu'aucune sanction ne soit actuellement en vigueur, l’impact est marginal. Ni la Russie ni l'Ukraine ne sont des marchés clés pour les compagnies. Pour CMA CGM, par exemple, la zone ne pèse que 600 000 EVP sur les 22 MEVP transportés en 2021.
« Sur certains trafics spécifiques toutefois, la perte de volume de la Russie et de l'Ukraine peut se faire sentir, notamment sur le reefer », nuance Niels Rasmussen, analyste au sein du BIMCO, une des organisations internationales les plus représentatives du secteur. Aussi, de façon plus globale, « l'impact de la guerre sur l'économie mondiale et la confiance des consommateurs pourraient affaiblir les perspectives de croissance. Cela conduirait alors à un "retour à la normale" plus rapide par rapport à la demande élevée actuelle, ce qui pourrait à son tour décongestionner les ports », avance-t-il.
Impact sur les taux de fret limités
En attendant le choc de consommation, les effets sur les taux de fret devraient être donc limités sachant que les contrats à long terme signés à ce stade ont déjà été négociés à des niveaux particulièrement élevés par rapport aux précédentes années. Et sans doute, dans les négociations de cette année, une donnée a primé sur le prix : sécuriser la capacité correspondant à son besoin de transport. Quoi qu’il en coûte pour éviter d'être pleinement exposés à tous les risques du marché spot. Quoi qu’il en coûte pour ne pas avoir à subir à nouveau retards et défaillance des services.
Entre l’Asie et la côte ouest des États-Unis, les taux à long terme des contrats signés ces trois derniers mois s'élèvent ainsi en moyenne à 6 548 $ par conteneurs de 40 pieds (FEU) selon Xeneta, soit une augmentation de 125 % par rapport à la même période de 2021 et de 350 % par rapport à celle de 2019. Sur la côte Est des États-Unis, les taux ont augmenté de 160 % par rapport à l’an dernier et de 300 % par rapport à l’année d’avant. Ils se sont négociés en moyenne à 10 100 $.
Une demande résiliente
« Les perturbations dues à la pandémie s'atténuent dans une certaine mesure, mais la demande reste élevée et les capacités sont au maximum. La congestion que nous continuons à observer en est un signe. Il est peu probable qu’un nouveau niveau d'angoisse géopolitique inverse cette tendance de sitôt », considère Patrik Berglund, le PDG de Xeneta, dont l’indice compile les taux de fret maritime fournis par les plus grands chargeurs.
La demande est résiliente. En Europe, les importations ont augmenté de 8 % au cours du mois (+ 86,3 % en glissement annuel), tandis que les exportations ont progressé de 6,1 % (+ 9,9 % depuis fin 2021 et + 68 % en glissement annuel). En Asie, la tendance est similaire. Aux États-Unis, les échanges sont en revanche en baisse. Les importations ont chuté de 4,8 % et les exportations de 2,2 %.
Escalade des coûts de soute
Pour autant, les armateurs de porte-conteneurs ne sont pas à l’abri de la tempête des marchés. Les coûts de soute risquent de s’embraser avec un carburant maritime à des niveaux jamais fréquentés. Même s’ils y sont bien moins exposés que les exploitants de vraquiers et de tankers qui n’ont pas, eux, la possibilité de répercuter les surcoûts sur le client via le facteur d'ajustement des soutes (BAF). La distribution des premières surcharges est programmée pour le deuxième trimestre.
Les premiers annoncés à ce stade s'élèvent en moyenne chez CMA CGM, Cosco, Evergreen et OOCL à 648 $ par EVP sur les lignes Asie-côte ouest américaine. Une hausse de près de 80 $ par rapport au trimestre précédent. Vers la côte est, ils sont en hausse de 115 % par rapport aux trois précédents mois, à 1 236 $ par EVP.
Facture énergétique salée
Le carburant est une des principales composantes entrant dans la structure des coûts des compagnies maritimes. Sa part dans les dépenses d’exploitation peut ainsi atteindre 40 à 60 % pour les plus grands navires. Selon Sea-Intelligence, si les prix devaient se maintenir toute l’année au niveau actuel, la facture énergétique pour les transporteurs pourrait s’élever à 7 Md$.
Pour les 30 % de la flotte mondiale de porte-conteneurs équipés de scrubbers, l’ardoise sera moins salée. Les prix du HFO (fuel à haute teneur en soufre) sont encore de 200 à 300 $ inférieurs au VLSFO selon les centres d’avitaillement de navires. Mais ces derniers jours, ils étaient à leur tour gagnés par la fièvre du Brent.
Selon les calculs de Sea-Intelligence, le surcoût endossé par l’ensemble du secteur s’élèverait déjà à 66 M$ depuis le début du conflit. Sans autres mesures prises pour réduire la consommation énergétique, tel le ralentissement de la vitesse, la surcharge serait en moyenne de 39 $/EVP*mais avec de grandes variations selon les distances et la taille des navires.
Approvisionnement aléatoire
Les fournisseurs européens de carburants émettent en outre un doute sur l'approvisionnement en carburant. Si le négoce de pétrole avec la Russie n'est pour l'instant pas soumis aux sanctions, certaines banques russes se sont vu interdire l'accès au système de paiement international SWIFT. Dans la confusion de la situation, en anticipation de ce qui pourrait advenir, la plupart des négociants ont mis un grand coup de frein sur l'achat de pétrole russe.
Selon les professionnels, des tensions sont attendues sur toutes les qualités fuel au cours des prochaines semaines dans les ports de Göteborg, Skaw, Hambourg et Gdansk, pour lesquels la Russie est la principale source de combustibles de soute. Hambourg a importé 822 000 t de fuel russe en 2021 et Göteborg, 366 000 t, selon les données de Kpler. La chute de la demande de combustible de soute dans les ports russes de Saint-Pétersbourg et de Novorossisk est déjà manifeste.
Pénuries inévitables
« Le conflit Russie-Ukraine aura un impact sur les chaînes d'approvisionnement mondiales » assure pour sa part Moody's. Les stocks et les réserves peuvent contribuer à atténuer les perturbations à court terme de la chaîne d'approvisionnement, mais les pénuries seront inévitables si le conflit persiste ».
Pour l’agence de notation de crédit, les constructeurs automobiles, les fabricants d'appareils électroniques, de téléphones… qui dépendent de la fabrication de puces à semi-conducteurs sont particulièrement exposés. « Le secteur des transports sera touché de plein fouet, car il présente la plus forte intensité énergétique de toutes les grandes industries. Or, le transport et la logistique sont essentiels à un large éventail d'industries qui dépendent d'intrants provenant de nombreuses régions du monde. Aussi, si l'extraction de l'énergie se situe en amont, et le fret et le transport en aval, l'impact du conflit militaire se fera également sentir dans les industries situées en aval, où le pétrole et le gaz sont raffinés et utilisés pour fabriquer du caoutchouc, des conservateurs, des plastiques, des conteneurs et de nombreux autres produits essentiels aux secteur agricole et médical. »
Dire que le monde croyait en avoir fini avec le coronavirus et ses multiples déclinaisons…
Adeline Descamps
* Si les prix des soutes se maintenait au niveau actuel toute l’année, la facture énergétique pour les transporteurs s’élèverait à 7 Md$. Si on divise ce chiffre par les 179 millions de conteneurs transportés en 2021, on obtient un montant de 39 $ par EVP que les compagnies de transport par conteneurs seraient amenées à récupérer.