« Chaque euro non investi dans la décarbonation coûtera dix fois plus cher dans dix ans »

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Le politologue François Gemenne est à l’initiative de l’Alliance pour la décarbonation de la route, une plate-forme d’échanges et de propositions autour des mobilités. Grand témoin des Assises européennes de la transition énergétique à Dunkerque mi-septembre, le coauteur du sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) a répondu à l’Officiel des transporteurs sur les objectifs de cette alliance et les enjeux actuels des transporteurs routiers.
L’Alliance pour la décarbonation de la route a été fondée l’an dernier. Pouvez-vous nous rappeler ses fondements et objectifs ?

L’Alliance repose sur deux constats. Premièrement, la route est le principal secteur d’émissions de gaz à effet de serre en France, celles-ci baissent assez peu en comparaison avec d’autres secteurs. Donc, si nous ne nous y attaquons pas, nous n’arriverons pas à atteindre les objectifs climat de la France. Deuxième constat : quand on essaie de baisser les émissions de la route, on le fait dans une logique qui mise sur l’interdiction, la restriction, la limitation, ce qui crispe les usagers. Ils le vivent comme des décisions prises par des bourgeois nantis en centre-ville qui ignorent la réalité des territoires et des chaînes d’approvisionnement. L’Alliance veut proposer des solutions. Regardons les besoins de chaque territoire et réfléchissons avec l’ensemble des opérateurs de la route pour proposer des solutions. Les utilisateurs de la route sont heureux de pouvoir baisser leurs émissions, si on leur propose des solutions.

Quelles sont les parties prenantes ?

Il y a le monde économique : des entreprises comme Vinci Autoroutes, BMW, Verkor, Blablacar, des fédérations et des syndicats du transport routier, mais aussi des grands groupes publics comme la SNCF, la RATP, La Poste. La deuxième catégorie comprend les chercheurs, pour que le débat ne soit pas juste idéologique, mais pragmatique et factuel. La troisième catégorie, ce sont les collectivités locales qui font remonter les expériences : une ligne de car express qui ne fonctionne pas parce que ce ne sont pas les bons horaires, l’absence d’une station de recharge…

Quel premier bilan pouvez-vous dresser ?

Nous avons par exemple travaillé sur une note d’intervention autour de la voiture électrique, dont les ventes ont tendance à stagner. Comment arrêter la désinformation sur le sujet et relancer les ventes ? Qu’est-ce qui est nécessaire en matière d’équipements ? La prochaine note sera consacrée au vélo. Des groupes travaillent sur l’adaptation des infrastructures, l’accessibilité et l’électrification des zones rurales, le fret. D’ici Noël, nous publierons leurs conclusions. L’an prochain, nous proposerons par exemple des solutions d’expérimentations concrètes sur les cars express et les lignes de covoiturage. Avec dans l’idée de pouvoir les répliquer à grande échelle, sachant qu’à partir de 2025, nous nous donnerons une dimension européenne et internationale.

Parmi les enjeux majeurs du transport de marchandises, votre alliance fait figurer la logistique et la localisation des entrepôts en haut de la liste. Pourquoi ?

L’un des gros enjeux, c’est de faire en sorte que les entrepôts soient situés à proximité d’une offre de transport public pour y amener les salariés, mais aussi près du rail ou du fleuve pour une complémentarité. Parfois, des entrepôts sont construits à des endroits juste parce que le maire donne une subvention pour ce terrain. Ce qui bloque la chaîne logistique.

Comment convaincre un élu sur ce sujet ?

En lui proposant des solutions. Par exemple, nous pouvons l’aider à mettre en place une ligne de covoiturage qui, finalement, va être un atout pour attirer une autre entreprise. Le covoiturage est un bon exemple : c’est une solution relativement simple et peu coûteuse, mais qui a besoin d’être organisée. Comme les cars express qui n’ont pas d’utilité s’ils ne sont pas calibrés aux horaires des entreprises. Nous sommes vraiment dans une logique de collaboration, de partage d’informations et de solutions.

Continuons sur le report modal. Est-il suffisant aujourd’hui ?

Le fret ferroviaire est plutôt sous-développé, mais parce que l’on a tendance à opposer les modes de transport. Il faut chercher les complémentarités, travailler ensemble. Parfois, il manque juste des petits aménagements : un kilomètre de route, un embranchement ferroviaire…

Le canal Seine-Nord sera-t-il un accélérateur de ce report modal ?

Je le souhaite, mais il faut s’en donner les moyens. C’est-à-dire toute une série d’aménagements, comme la localisation des entrepôts et des sites de production, pour que le canal soit utilisé et rentabilisé.

Les transporteurs s’impliquent-ils assez la transition énergétique ? Sont-ils suffisamment volontaristes, notamment sur le passage aux motorisations électriques ?

Je les trouve parfois un peu attentistes, mais je ne veux pas jeter la pierre, car le gouvernement ne s’est pas assez occupé de la question du fret, alors qu’il y a d’énormes enjeux. Concernant l’électrique, c’est aussi au gouvernement de donner des signaux clairs. Si j’étais transporteur routier, je serais aussi attentiste ! Notre Alliance le martèle : vous devez donner des signaux clairs, vous engager dans la durée, sinon rien ne se passera. Avez-vous entendu le gouvernement nous dire quel sera l’avenir du transport décarboné ?

Parmi les expérimentations que vous soutenez, il y a celle de Vinci Autoroutes…

C’est le genre d’expérimentation que nous voulons encourager. Vinci Autoroutes expérimente deux tronçons d’autoroute électrique de deux kilomètres sur l’A10, non loin de la barrière de péage de Saint-Arnoult. L’un par induction, le second avec un rail. L’idée est de voir si cela fonctionne pour le transporteur qui va se recharger en roulant, avant de partir sur le réseau secondaire.

Ces autoroutes électriques ont-elles vraiment un avenir ?

Je ne sais pas, mais il faut faire des tests. Si cela fonctionne, il y aura toute la question des coûts, des aides et subventions à l’équipement des poids lourds.

Électrique, hydrogène, gaz, biogaz… sur quelle énergie le transport de marchandises doit-il miser pour demain ?

Ma principale religion c’est de ne pas en avoir. Il faut combiner. En fonction des usages, certains opteront pour l’électrification, mais les questions de l’hydrogène, du gaz vert et du biogaz ne doivent pas être mises de côté, car elles ont leur pertinence pour certaines flottes de véhicules. Cette question d’énergie n’est d’ailleurs pas uniforme sur la planète. Pour le biogaz, vous avez des pays sur le continent africain, ou le Brésil en Amérique du Sud, qui produisent énormément d’énergie par utilisation de biomasse. Le biogaz sera vraisemblablement plus utilisé là-bas que l’électrique.

Largement évoqué pendant les Assises européennes de la transition énergétique, l’hydrogène semble assez lointain pour le transport routier de marchandises…

Oui, mais nous ne pouvons pas nous permettre d’injurier l’avenir, vu la situation dans laquelle nous sommes. Il faut mobiliser toutes les solutions techniques et technologiques à disposition aujourd’hui.

Une étude pointe les chiffres colossaux de l’installation de recharges électriques sur le réseau autoroutier pour les poids lourds d’ici 2035 : 12 200 points de recharge nécessaires, 630 millions d’euros hors investissement pour les stations de recharge et l’aménagement des aire. Que vous inspire cette étude ?

Un énorme chantier nous attend, qui va requérir des investissements considérables. Je suis inquiet de voir qu’en matière de moyens publics, nous avons tendance à vouloir freiner sur ces questions d’électrification et de transition. Nous devons mettre les bouchées doubles maintenant ! Chaque euro que nous ne dépensons pas en investissement dans la décarbonation aujourd’hui coûtera dix fois plus cher dans dix ans. Nous nous en mordrons les doigts car c’est un enjeu de compétitivité pour l’Europe !

Au sein de l’Alliance, vous évoquez également l’adaptation de la route aux risques climatiques…

Toute une série d’infrastructures routières sont vulnérables aux inondations et aux dégradations lors de tempêtes. Or, la route est un maillage essentiel. Si nous ne rendons pas cette infrastructure elle-même résiliente, nous aurons des pertes sèches sur l’infrastructure, mais aussi des pertes en cascade, économiques, notamment parce que les transporteurs ne peuvent pas circuler. C’est le cas ces derniers jours dans les Pyrénées sur la RN134 qui s’est effondrée à cause des fortes pluies. Tous les moyens de transport sont concernés. Cet été, le canal de Panama a connu une grave sécheresse, donc un débit ralenti, et des conséquences économiques gigantesques.

Que pensez-vous des politiques françaises et européennes en matière de décarbonation du transport routier ?

Elles sont insuffisantes puisqu’elles prennent le problème par le mauvais angle, celui des interdictions et limitations. Discutons d’abord des solutions, ensuite nous parlerons des limitations de vitesse. Il n’y a pas vraiment de stratégie routière européenne, il faudrait au moins une forme de cohérence. Dans le cas des autoroutes électriques, la France teste l’induction et le rail, l’Allemagne les caténaires. Espérons qu’il n’y ait pas deux systèmes différents !

Des Assises, comme celles de l’énergie à Dunkerque, font-elles avancer les choses ?

Énormément. Je vois bien la critique : « Ce sont juste des forums où les entreprises viennent faire leur publicité. » En réalité, c’est très important. On a besoin de démontrer aux gens, pour qui c’est parfois lointain, que la transition peut être une réalité.

Repères

Depuis septembre 2023 : Professeur à HEC Paris

Depuis octobre 2016 : Directeur de The Hugo Observatory

Depuis mars 2024 : Président d’Alliance pour la décarbonation de la route

Depuis novembre 2016 : Codirecteur de l’Iris – Institut de relations internationales et stratégiques

Depuis octobre 2013 : Associate Research au FNRS

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