Les chiffres de l’Assurance maladie-risques professionnels donnent à réfléchir. Le transport routier de marchandises (TRM) déplorait en 2017 (chiffres 2018) pas moins de 13 742 accidents de travail (+ 7,3 %) pour le fret interurbain sur un effectif de 181 000 salariés lui-même en hausse de 6 %. Avec un effectif de 149 000 salariés (+ 5,5 %), le fret de proximité a accusé une augmentation de 5,6 % des accidents du travail à 11 885. Durant la période 2013-2017, le nombre d’accidents avec décès a oscillé entre 33 et 37 par an pour l’interurbain et entre 19 et 27 pour le fret de proximité. Outre les drames humains et sociaux, tous ces accidents ont fait perdre au TRM près de deux millions de journées de travail. Gros point noir, dans l’interurbain, la manutention manuelle est responsable de 52 % des accidents du travail, suivie par les chutes de plain-pied (16 %) et les chutes de hauteur (16 %). Les parties du corps les plus touchées sont les membres inférieurs (30 %), les membres supérieurs (24 %) et le dos (24 %). Le fret de proximité affiche à peu près la même sinistralité.
De son côté, le bilan du 7e Forum de santé organisé par le club Sécurité de la FNTR Loire, en partenariat avec le service Sud-Loire santé au travail (SLST), met en lumière que, dans un contexte de pénurie de conducteurs et de difficultés de recrutement, les entreprises du TRM ont intérêt à conserver leurs salariés en bonne santé. Cet événement, qui s’est tenu au printemps dernier à Saint-Étienne, a proposé aux transporteurs de la Loire un parcours de santé réservé à leur personnel. L’enjeu étant de les aider non seulement à prendre en main leur capital santé et leur bien-être mais aussi de prévenir certaines pathologies.
Ce sont 104 personnes, dont 44 conducteurs et 5 stagiaires en formation à la conduite, qui ont ainsi participé à des ateliers sur l’alimentation, le dépistage du diabète et le cholestérol. Sans oublier l’activité physique, les tests cardio et la relaxation. À cet égard, l’animatrice de cet atelier a relevé des problématiques récurrentes : le stress généré par les bouchons, les retards, les nouvelles tournées et les nouveaux clients. À cela s’ajoutent les difficultés d’endormissement et les réveils nocturnes. Sans compter les problèmes personnels comme le divorce ou de santé comme les acouphènes. Surtout, l’édition 2019 conforte les études précédentes qui montrent que les salariés du TRM constituent une population à risque. Sur les six facteurs de risque répertoriés, 30 % des salariés en présentaient de trois à cinq, les plus exposés étant les conducteurs, suivis par les exploitants.
Ce diagnostic s’appuie sur la comparaison des résultats obtenus lors des parcours de soins effectués par les 104 participants avec des études portant sur la population en général, en l’occurrence l’ObePI Roche ou bulletin épidémiologique hebdomadaire. En matière de cholestérol, le résultat obtenu lors du forum est de 26 % contre 18,8 % au plan national, la glycémie est de 11 % contre 4 %, l’indice de masse corporelle (IMC) des hommes interrogés au forum est de 48,6 % pour le surpoids et de 18,6 % pour l’obésité contre respectivement 41,1 % et 15,8 %. Quant au tabac, il touche 29 % des 104 participants contre 25,4 % pour la population générale. Des résultats qui devraient inciter les entreprises à mieux sensibiliser leurs salariés. L’enjeu est de les aider à prévenir notamment les risques cardiovasculaires tels que les infarctus et les affections vasculaires cérébrales en modifiant leurs habitudes de vie dont leur consommation de tabac et d’alcool et l’absence d’activité physique.
Afin d’outiller leur démarche, toutes les entreprises doivent commencer par remplir et actualiser régulièrement leur document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), plus généralement appelé « DU ». Une obligation prévue par l’article R4121-1 du Code du travail. L’employeur est responsable de ce document, même s’il en délègue la gestion à un tiers (DRH, préventeur, etc.). Le DU présente les résultats de l’évaluation des risques pour la santé et la sécurité des salariés. Il comprend également un inventaire des risques identifiés dans chaque unité de travail de l’entreprise. Point de départ de la démarche de prévention, il sert de base pour définir un plan d’actions à chiffrer et mettre en place selon un planning affiché. Les investissements peuvent être relativement conséquents : « 20 % (au minimum) de notre résultat annuel sont réinvestis dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail [SST], annonce Romain Guillot, directeur général délégué du groupe Dupessey, qui facilite la vie des conducteurs grâce à de nouvelles semi-remorques avec ouverture du toit par l’avant et depuis le sol ainsi que des sangles à cliquets inversés. Les conducteurs bénéficient également d’une formation à l’utilisation du transpalette électrique. Ils obtiennent une délivrance de conduite en fin de formation. Pour les caristes, nous avons installé une caméra sur le mât des charriots. Et les sédentaires une séance de massage sur le lieu de travail. »
Parfois, le DG prend directement en main la politique de sécurité et de la santé au travail (SST). « Depuis 2017, nous avons structuré des fonctions d’animateurs SST dans nos périmètres opérationnels. Dans les régions de transport ou dans les business units nationales. Nous avons en tout dix animateurs-préventeurs professionnels, décrit Jean-Yves Chameyrat, DRH Groupe de STEF (14 000 salariés dont 3 800 conducteurs en France). Dans chaque entité, le patron de la prévention, c’est le DG. Et, au plan national, le DG de la BU Transport au froid pilote l’ensemble. » Les thèmes portent sur la prévention des troubles musculo-squelettiques et des collisions piétons/véhicules sur les plateformes logistiques. « Concernant les risques psychosociaux [RPS], l’accord paritaire spécifique qui est arrivé à échéance sera réintégré dans l’accord en cours de négociation dans le cadre de la santé et la qualité de vie au travail [SQVT], détaille Jean-Yves Chameyrat. Il y aura des formations, des actions de sensibilisation ainsi que des interventions sur site avec un cabinet spécialisé dans le cadre de démarches très structurées. »
Dans les plus petits groupes, c’est le président lui-même qui pilote la SST. « En 2014, nous avons eu des accidents graves liés à la manutention, au chargement ou au déchargement des camions, explique Laurent Galle, président du groupe Noblet. Du coup, nous avons instauré un plan d’action en nous basant sur le référentiel OHSAS 18001 [Occupational Health and Safety Assessment Series], une référence [avec ISO 45001] en matière de norme managériale pour la SST. Et nous avons obtenu la certification en 2018 Tous les mois, j’organise une réunion de sensibilisation sur chacun de nos sites avec 25 à 30 conducteurs pendant une heure. Y assiste une personne responsable qualité, sécurité, environnement [QSE]. Nous passons en revue tous les accidents et presque accidents. » Pour ce groupe de location d’engins de chantier, de camions et de pelles avec chauffeur, situé à Marne-la-Vallée (77), l’enjeu vise bien à prévenir les accidents. Mais le discours moralisateur ne suffit pas. Il faut aussi des incitations. « Nous offrons une carte cadeau d’une valeur de 100 euros à chaque conducteur qui n’a pas d’accident durant quatre mois. En général, ils obtiennent deux cartes par an », reprend Laurent Galle. Une chose est sûre, les dirigeants d’entreprise ne connaissent pas suffisamment le fonds Transportez-vous bien, fruit d’un accord paritaire avec tous les syndicats patronaux et les syndicats de salariés de la branche et l’assureur Klésia (voir interview p. 18). Dommage car leurs salariés pourraient bénéficier de consultations et coaching en SST, voire de check-up gratuits. Quant aux employeurs, ils peuvent compter sur un soutien pour accompagner leur démarche de prévention.
Chez Noblet, comme chez d’autres transporteurs, les addictions au volant sont une plaie. « Le problème de l’alcool est devenu un non-sujet. Nous avons acheté des éthylotests mais nous ne les imposons pas. Nous n’avons pas non plus de tests pour les drogues, sujet très sensible », précise Laurent Galle. Pas sûr qu’il ait raison. Avec la directive-cadre européenne de 1989 sur la SST, traduite en droit français dans la loi du 31 décembre 1991, la responsabilité civile et pénale du dirigeant d’entreprise est engagée lorsqu’un salarié subit ou provoque un accident grave – voire mortel. D’autant que les assureurs ne couvrent pas le risque en cas de consommation de substances psychoactives (SPA). Le salarié se shoote, le patron trinque ! « Les drogues s’éliminent très lentement dans le sang, indique Marc Élie, président de l’association L’Effet Domino, spécialisée dans l’accompagnement des personnes souffrant d’addictions. Quarante-huit heures pour un fumeur occasionnel qui a tiré trois taffes sur un joint contre au moins trois semaines pour un gros fumeur de cannabis. »
« Depuis l’arrêt du Conseil d’État du 5 décembre 2016, l’employeur a l’obligation de mettre en œuvre une politique de prévention des addictions pour lever le risque pénal qui pourrait être activé en cas d’accident mortel dans l’entreprise », précise Édouard Rauline, DG de Medisur, spécialisée dans la prévention et les autotests de santé. Autrement dit, il y a un certain transfert de la responsabilité pénale de l’employeur vers le salarié consommateur de SPA. À condition de prouver que tout a été mis en œuvre pour prévenir ce risque : recruter un prestataire qui sensibilise le personnel, forme les cadres et la direction puis structure la démarche avec des objectifs de réduction. « Il faut élaborer une procédure écrite, négocier avec le comité social et économique (CSE) et modifier le règlement intérieur », explique Bertrand Fauquenot, coordinateur national des interventions dans les entreprises à sites multiples à l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA). On indique aussi dans le règlement intérieur que le consommateur de SPA engage sa propre responsabilité en cas d’accident grave et qu’il est interdit de servir de l’alcool dans l’entreprise avant de prendre la route. Certains acteurs de la prévention dressent une cartographie des risques SPA en organisant des contrôles à l’aide d’éthylotests et de tests salivaires (cannabis, cocaïne, héroïne, amphétamines). Ensuite, comme il sera écrit dans le règlement intérieur, l’entreprise pourra mener des contrôles inopinés.
Autre risque d’addiction : le smartphone au volant. Chez les Transports Depaeuw (chiffre d’affaires : 42 M€ en 2019 ; 340 salariés), on mise sur une charte de bonnes pratiques. « La consigne, c’est de ne téléphoner ou de n’envoyer des SMS qu’à l’arrêt. Si l’exploitant doit faire part d’une difficulté à son conducteur, ce dernier va s’arrêter en sécurité avant de répondre. De même, le conducteur n’appellera son exploitant qu’avant de partir, précise David Duhayon, DRH des Transports Depaeuw, spécialisés dans le transport industriel et alimentaire. Concernant les appels entrants, la consigne, c’est de ne pas répondre. Dans le camion, le salarié est en opération de conduite professionnelle. Nous lui conseillons d’éteindre son portable personnel ! » Cependant, les chartes ne suffisent pas toujours.
À cet égard, le groupe Noblet s’apprête à tester le système de dashcam (caméra de voiture) de Samsara, qui filme en permanence l’intérieur et l’extérieur du véhicule. Pour des raisons légales, l’entreprise n’accède qu’aux images enregistrées à l’occasion d’un accident. « L’objectif, c’est de savoir ce qui s’est réellement passé. Qui a tort ? Le chauffeur regardait-il la route ou son smartphone ? », enchaîne Laurent Galle, qui n’a pas encore décidé si ce dispositif sera déployé sur toute la flotte ou simplement dans les cabines des conducteurs qui ont le plus d’accidents sur la route. Reste à régler l’épineuse question de la protection des données personnelles auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) et obtenir le consentement des conducteurs.