Jean-Paul Deneuville : J’arrive par hasard (en 1975) dans le secteur. Je découvre une profession, je me pique au jeu. Je crée une société de conseil juridique, des groupements d’achats et des contrats groupes en assurance. Je fonde un club de jeunes transporteurs en 1979. Dans le cadre de la nouvelle décentralisation, je mets en place des contrats d’initiative avec le conseil régional, Je prends parallèlement des responsabilités à la FNTR et l’AFT, puis je crée la Maison du transport et de la logistique en 1986. Je ne voulais pas être un homme de Paris mais je vais finalement le devenir. Nous sommes en 1993. On m’a appelé pour restructurer la Fédération qui était en situation de dépôt de bilan. Dans mon esprit, je ne suis là que pour un temps. Finalement, je commence par mettre la main, puis l’avant-bras et le bras et cela finit par m’occuper soixante quinze heures par semaine en France et en Europe. Longtemps, je continue de me ressourcer en région [à Lille, Ndlr] car la vie à Paris m’apparaît comme un prisme déformant, que ce soit à titre personnel, professionnel et surtout le microcosme. C’est ce qui m’a conduit pendant très longtemps à conjuguer des fonctions régionales et nationales. À Paris, je connaissais la profession. Dans le Nord, je connaissais les entreprises. À Bruxelles, j’ai mieux saisi la dimension du Transport en l’Europe. En dix ans, je suis passé des AG départementales aux congrès des Fédérations européennes.
J.-P. D. : Oui. Je reste un temps directeur général des services pour conforter les fondamentaux économiques de la FNTR, assurer la continuité de la délégation générale, piloter le rapprochement avec TLF et préparer le dossier représentativité. Je rejoins ensuite l’AFT pour accomplir la séparation avec l’Aftral, séparation rendue obligatoire par la loi de mars 2014. Ensuite, ce sera la réforme systémique, en 2018, de la formation professionnelle.
J.-P. D. : Au 31 décembre 2019, comme je l’avais précisément annoncé dans vos colonnes. Je considère que l’on se doit de renouveler. Il faut par ailleurs du temps pour développer une réforme, tactiquement et stratégiquement, et ce temps je ne l’aurai pas. Et puis objectivement, à 72 ans, cela ne fait pas très sérieux de continuer à occuper des fonctions en première ligne. Pour ma succession à l’AFT et préparer l’avenir, les OP vont proposer un candidat.
J.-P. D. : Je ne pense pas que l’on puisse parler de faillite des corps intermédiaires. Par principe et par nature. Lorsque les corps intermédiaires sont déficients, c’est parce qu’ils sont d’abord et avant tout malades d’eux-mêmes, qu’ils n’obéissent plus à leurs fondamentaux, lesquels reposent sur l’action collective, sur le sens collectif. Une Organisation Professionnelle, c’est avant tout un corps social indépendant, agissant dans la continuité et la durée, alliant force de propositions et capacité à savoir dire non. C’est un terrain d’équilibre réunissant toutes les typologies d’entreprises ; c’est la mise en perspective de l’intérêt professionnel et de l’intérêt général. Le problème, dans le transport et la logistique, c’est qu’ils sont balkanisés, émiettés. Paradoxalement, le dossier de la représentativité n’a pas fait évoluer positivement les choses. Au contraire chacun a tendance, avant tout à se positionner par rapport à l’autre. Il règne une atmosphère de concurrence. Ce temps-là est révolu. Un affichage aussi émietté que FNTR, FNTV, TLF et OTRE s’avère pénalisant.
J.-P. D. : Prenons un exemple : la constitution de l’Opco. Le transport routier était de loin le plus représentatif en nombre de salariés mais il a perdu son leadership et aura du mal à le retrouver, surtout si chacun continue de jouer sa propre partition. Aujourd’hui, les enjeux majeurs sont l’attractivité (donc recrutement et image), l’innovation, la transition énergétique, l’Europe, la productivité. Aucune organisation professionnelle n’est en mesure, seule, d’apporter des réponses à la hauteur et à la multiplicité des fronts. Et ce d’autant plus que la situation va s’aggraver. Il y a en France 700 branches professionnelles et il est question, à terme, de passer à 100-150 branches. Il faut faire vivre des synergies dans le respect des différences. Oui, il y a des différences entre FNTR et TLF, donc un fort potentiel de complémentarité. Lorsque FNTR et OTRE affirment représenter des intérêts professionnels « différents », est-ce bien sûr ? Est-ce durable… ?
J.-P. D. : Ce ne serait pas forcément la bonne méthode. Il faudrait qu’il y ait dans un premier temps une structure commune pour avoir capacité à se parler sur le fond, bâtir un programme pour valoriser le secteur. Il en est de même entre marchandises et voyageurs, qui aiment tellement cultiver leur différence.
J.-P. D. : Ça arrive, mais elles continuent surtout à se « tirer également des bourres » dans le dossier représentativité qui reste sensible.
J.-P. D. : Beaucoup se passe en coulisses, il y a des spécialistes. L’affichage est relatif et on ne voit pas bien la convergence qui permettrait d’aller vers un renforcement de la représentation de la profession dans son ensemble. On ne voit pas bien non plus un leader professionnel investi pour porter la démarche.
J.-P. D. : Entre l’émiettement d’aujourd’hui et une possible force unique et homogène demain, il faut des étapes. Pour répondre aux nouveaux enjeux, les OP doivent se remettre en question. Or, elles vivent et veulent vivre de moins en moins de cotisations volontaires. Prenons l’exemple du CO2. Les fédérations avaient décidé de s’engager dans le programme EVE pour accompagner techniquement les entreprises. Elles ont ensuite effectué un rétropédalage. Elles se contentent à présent de sensibiliser les entreprises. Et pour cela, FNTR, FNTV, TLF, OTRE, AUTF et CGI percevront 3,5 millions d’euros, pour remplir ce qui est leur vocation naturelle. Au moins, lorsque les entreprises s’engagent dans une démarche environnementale, elles font une double BA : pour la planète d’abord, pour les OP ensuite. Cela pose question… On parle de la CPPNI, cette structure du dialogue social. C’est très bien, mais ce qui devient l’élément premier, c’est le financement de la CPPNI au travers de l’Ageditra, une association de gestion aux contours assez flous, financée par une taxe sur les entreprises d’un montant de 0,05 % de la masse salariale de la profession. On sait que cette masse est supérieure à 23 millions d’euros : soit 11,5 millions d’euros avec 30 % pour le fonctionnement de l’association ( !) et le reste réparti entre organisations patronales et syndicales. Sans commentaire ! Ce faisant, les organisations professionnelles risquent de perdre leur âme. On ne peut être exigeant que lorsqu’on est indépendant. C’est d’ailleurs pourquoi, j’ai à plusieurs reprises refusé toute décoration. Quand on collecte autant d’argent public, cela ne colle plus. Précisons que l’on peut avoir un raisonnement différent pour les organisations syndicales.
Autre point : certains organismes professionnels subventionnent les OP et cela vient s’ajouter au reste. À un moment donné, entre les OP et les organismes, on ne sait plus où est le donneur et où se trouve le receveur. Il y a un manque de transparence, source potentielle de conflit d’intérêts. C’est la raison pour laquelle on peut craindre que les OP ne risquent de perdre leur ADN, à force d’être « amoureux des fonds publics ». Avec les organismes professionnels, c’est le jeu de la barbichette. Avec l’Ageditra de la Cppni, on pense aux shadoks.
J.-P. D. : Ils pompaient et pompaient sans arrêt… Et on n’a pas le sentiment que ces moyens soient toujours réinvestis sur les dossiers majeurs, tels l’attractivité. Aujourd’hui, ils servent d’abord à financer l’émiettement évoqué plus haut car chacun doit financer sa propre structure, ce qui favorise le recours fréquent à des personnes qui ne sont plus en responsabilité d’entreprise, parfois déconnectées des réalités. Ce sont « les vieilles canailles » qui siègent commodément dans des organismes multiples et divers.
J.-P. D. : Oh par certains côtés, oui j’espère ! Mais il y a une chose qui est déterminante : est-ce qu’on exerce encore des fonctions exécutives ou est-ce que l’on détient des mandats de représentation, comme un second métier ? Au bout de dix ans, sans contact direct avec les exigences du monde du travail, ce n’est peut-être plus très sérieux. Et ça aggrave un déficit de renouvellement.
J.-P. D. : Souhaitons que la profession ne se fasse pas gentiment enrubanner. Chacun s’exprime de son côté. Cela n’a aucune chance de prospérer comme, même dans le cadre d’une manifestation pique-nique, où on arrive le matin et on rentre le soir à la maison. Dans le transport routier, quand on organise une manifestation, on arrive et on reste ; par roulements, par vagues successives si nécessaires. C’est cela le lobby routier. On voit bien que certains n’iront jamais au rapport de force et au conflit pour des raisons évidentes. En 2000, lorsqu’avec 3 000 véhicules, nous avons bloqué les frontières, nous avons obtenu un sensible aménagement de la loi Aubry. Dans ce cas, nous étions tous regroupés, la banderole était unitaire. En septembre, on avait obtenu 35 cts de francs de baisse de TIPP par litre, rétroactif au 1er janvier !
J.-P. D. : En tout premier lieu, dire merci. Lorsque j’ai intégré la profession, je n’imaginais pas à quel point j’aurais un tel itinéraire professionnel, avec une dimension humaine assez rare pour être soulignée.
J.-P. D. : Merci aux professionnels tout d’abord, merci aux équipes que j’ai eu la chance de diriger, merci aux représentants des pouvoirs publics qui ont su être des hommes d’État (Bernard Bosson, Gilles de Robien, Jean-Claude Gayssot, Michel Rocard évidemment, avec à leurs côtés François Rubichon, Franck Gervais, Patrick Vieu, Franck Morel, Francis Rol-Tanguy…). Merci à l’AFT, qui m’a permis de découvrir un monde différent, avec des expertises très fines. C’est une maison qui a le sens de la mission et une culture de la profession remarquables. À titre plus personnel, je suis pleinement conscient d’avoir beaucoup reçu ; j’ai le sentiment d’avoir beaucoup donné. On ne réussit jamais seul. Avoir des adversaires est naturel, voire rassurant. Ceux qui n’en ont pas sont ceux qui veulent durer. Quand on veut faire, on doit s’imposer et s’opposer. Un regret peut-être : très souvent, les débats d’idées dans la profession se transforment en querelles de personnes.
J.-P. D. : En résonance de Smith Emerson : « Rire beaucoup et souvent. Gagner l’estime des gens intelligents et l’affection des enfants. Savoir que des êtres ont pu mieux respirer parce que vous avez vécu … » Si ce n’est pas ça réussir sa vie, ça y ressemble.