Marie-Christine Lombard : Sans prétention aucune, nous nous attendions à ce que l’épidémie du Covid-19 en Asie arrive en Europe, ce qui nous a d’ailleurs permis de nous y préparer. Dès janvier, notre patron de la zone Asie-Pacifique nous a en effet alertés de la menace. Rentrant de Chine à Singapour, il s’est alors retrouvé mis en quatorzaine, prenant conscience de la gravité de la situation. Ayant lui-même vécu l’épidémie de Sras qui avait touché la zone, il a réagi immédiatement par la mise en place d’un plan de continuité de l’activité intégrant un dispositif de protection sanitaire conséquent. Dans l’urgence, il a commandé des masques, des gants, du gel hydroalcoolique pour tous les salariés de la zone, la sécurité sanitaire des collaborateurs étant notre priorité. Cette région est essentielle pour nous puisqu’elle représente 13 % du chiffre d’affaires du groupe. Et, chaque jour, nous apprenions la fermeture d’usines chinoises, avec un effet domino dont les conséquences sur les importateurs américains et européens ne se sont pas fait attendre. Dans l’incapacité d’être fournies en pièces détachées et en composants essentiels pour leurs propres produits, les usines européennes allaient très rapidement être touchées.
M.C. L. : Dès février, nous avons pu ressentir l’impact de la crise en termes d’activité et le besoin d’un pilotage au niveau du groupe. J’ai demandé au DRH de l’entreprise de mettre en place une « task force coronavirus » à même de se réunir chaque semaine avec toutes les régions et toutes les lignes de métier de GEODIS. L’objectif était de se doter d’une tour de contrôle nous permettant d’apprendre de l’Asie, d’échanger sur les bonnes pratiques, d’actualiser les plans de continuité d’activité pour anticiper l’arrivée certaine du virus en Europe et partout dans le monde. Dès le 6 février, l’ensemble des collaborateurs du groupe avaient été sensibilisés aux mesures barrières et les voyages intercontinentaux ont été interdits. De même, les procédures de quatorzaine et toutes les mesures gouvernementales ont été mises en place. Très tôt, nous avons ressenti une inquiétude forte de nos salariés que les informations officielles ne suffisaient pas à rassurer. Nous avons donc mis en place une hotline avec un prestataire extérieur spécialisé partout où GEODIS est implanté pour répondre à leurs questions. Ce besoin de soutien a guidé toute notre approche managériale pendant la crise. Au moment de l’annonce du confinement en France, nous étions déjà prêts à mettre les collaborateurs en télétravail.
M.C. L. : Avant l’impact sur l’organisation de nos économies, je crois qu’il faut parler d’une nouvelle organisation du travail. Cette crise remet en cause en profondeur et durablement les méthodes de travail, dans les sites comme dans les bureaux. Les normes sanitaires d’hygiène et de sécurité ont été renforcées. Elles vont générer des coûts supplémentaires pour les acteurs du transport et de la logistique, en matériel de protection – rien que pour notre groupe, nous avons estimé notre besoin à 20 millions de masques par an – mais également en perte de productivité du fait de la mise en place de la distanciation sociale. Cela va nous contraindre à trouver de nouveaux leviers d’économie ou à réviser nos prix de vente.
M.C. L. : C’est en effet très difficile. Bien sûr, on peut toujours s’améliorer en allant chercher de nouveaux gains de productivité, notamment par une accélération de la robotisation et de la mécanisation. Les montants d’investissement associés seront énormes. Tout le monde ne pourra pas suivre.
M.C. L. : Aucune région du monde n’échappera à l’impact de la crise du Covid-19. Nous pensons que la Chine sera le pays qui s’en sortira le mieux. En 2021, elle devrait figurer parmi les pays qui rebondiront le mieux, avec les États-Unis et l’Allemagne. Le processus de rétablissement sera plus long pour les autres pays. On parle beaucoup de relocalisation. Je parlerais pour ma part d’une accélération de la relocalisation car dans certaines régions du monde, elle est déjà en route, notamment depuis le début des années Trump lorsque l’administration américaine a estimé que le déficit de la balance commerciale entre la Chine et les États-Unis était trop important. J’en veux pour exemple la décision d’un géant américain du high tech (client de GEODIS) qui a rapatrié son usine d’assemblage de la Chine vers le Mexique. En revanche, pour les composants, la Chine restera probablement incontournable.
Je pense que la plupart des clients engagés dans une sino-dépendance vont revisiter leur supply chain, depuis l’achat de matières premières et de leurs composants jusqu’à l’organisation des centres d’assemblage ou de distribution régionale. Ils vont devoir se livrer à un risk assessment et sans doute demander à des logisticiens comme GEODIS de les aider à auditer ce risque mais aussi à rendre leur supply chain moins vulnérable. Nous assisterons sans doute à un rapprochement des lieux de production des lieux de consommation. Cette redistribution des cartes fera des gagnants (Mexique, Amérique latine, Europe de l’Est, Turquie, Maghreb) et des perdants. Même si je le souhaite, je ne suis pas certaine que l’Europe de l’Ouest sera à même de récupérer des actifs de production, hormis dans le secteur pharmaceutique.
M.C. L. : Toutes les usines installées en Chine ne vont pas déménager. En revanche, les nouveaux projets d’investissements, eux, pourraient, à l’aune de la crise, bénéficier à d’autres pays. C’est d’ailleurs ce que nous avons observé dans le domaine du high tech.
Je préfère parler de rééquilibrage que de relocalisations conséquentes.
Sur la question du juste-à-temps en revanche, je fais partie de celles et ceux qui pensent que l’on va assister à un changement de paradigme. On ne peut, en effet, mettre totalement à l’arrêt une usine pendant deux mois parce qu’il y a une crise sanitaire en Chine. Seul remède : reconstituer des stocks de proximité, en quelque sorte un retour aux stocks tampons. Beaucoup de nos clients nous en parlent. Reste que cette politique aura un coût et qu’elle nécessitera une mutualisation des moyens, d’où le recours au logisticien qui seul peut avoir une vision globale (les control towers) des flux et des stocks.
M.C. L. : Je pense que l’automobile et l’aéronautique vont souffrir très fortement sur les deux prochaines années. La distribution traditionnelle également. Nous disposons d’indicateurs américains qui scrutent les achats par catégorie. Celui daté du 18 au 31 mars, au début du confinement, exprimait une progression de 24 % du commerce en ligne (voire même de 40 % pour les produits électroniques) et une chute de 70 % des ventes en magasin (-71 % pour l’habillement alors que les points de vente n’étaient pas encore fermés). En France, le phénomène a été similaire. En clair, je pense que les habitudes de consommation vont être bousculées au détriment des magasins en centre-ville et des centres commerciaux.
M.C. L. : J’évoquais le « transfert » opéré par notre client high tech, qui est passé de la Chine au Mexique. Nous continuons de piloter normalement le suivi des flux, la préparation de commandes et l’achat de transport. La seule chose que ce transfert a changé, c’est que nous n’achetons plus de l’aérien mais de la route.
Nous disposons de cinq métiers au sein de GEODIS : nous sommes routiers, opérateurs du dernier kilomètre, gestionnaire d’entrepôts pour compte de tiers, fret forwarder aérien, maritime et déclarant en douane, conseils en supply chain optimization. Nous sommes donc présents sur l’ensemble des métiers de la supply chain. Et à même de faire jouer chacun de ces métiers lorsqu’il y a des tensions, en privilégiant par exemple la route au détriment de l’aérien lorsque cela est nécessaire. Je crois pouvoir dire que oui, nous sommes agiles.
M.C. L. : GEODIS a été en effet au cœur de l’acheminement des masques. Le TRM et la logistique ont été en première ligne pour assurer l’approvisionnement de la France en produits alimentaires, médicaux et pharmaceutiques. La démonstration a été faite que la logistique demeure un maillon essentiel de la chaîne de valeur, je dirais même vital. Aujourd’hui, la crise a fait prendre conscience aux Français que sans un GEODIS ou un STEF, les soignants n’auraient pas eu de masques et les grandes surfaces auraient été vides. Ce phénomène est nouveau. La logistique aurait-elle enfin gagné ses lettres de noblesse ?