« De nouveaux réseaux d’approvisionnement à construire et écosystèmes régionaux à bâtir »

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La crise de Covid-19 vient rappeler que l’économie mondiale a pour impératif de se corriger si elle veut se mettre à l’abri d’une crise sociale majeure, mais également pour se préparer à la prochaine grande « crise d’ampleur » qui sera, elle, écologique. C’est l’avis du Dr Jérôme Verny. Ce professeur à l’Institut MOBIS-NEOMA BS nous livre son appréciation de la crise actuelle et son corollaire sur l’organisation actuelle et future des supply chains Monde et France…
L’Officiel des transporteurs : Quel regard portez-vous sur l’état de l’économie internationale, européenne et française ? (À partir des flux ports, import-export…)

Jérôme Verny : La crise actuelle du Covid-19 tend à rappeler des périodes de crises économiques majeures qu’a connu l’économie mondiale par le passé sans pour autant les égaler. Sa spécificité demeure dans le ralentissement brutal et quasi-simultané des plus grandes économies de la planète. Dès les premières semaines de la pandémie en Chine, les flux import-export ont été perturbés en raison de la forte dépendance de l’économie mondiale à ce pays pour une grande majorité de produits. Parmi ces produits figurent de nombreux médicaments, des principes actifs, des masques et autres EPI (équipements de protection individuelle), devenus au cours des dernières semaines les nouvelles ressources stratégiques. En Europe comme en France, les autorités portuaires se sont adaptées afin de maintenir un service de qualité. Mais la chute de la consommation, suite au confinement, est venue impacter l’organisation des chaînes logistiques internationales. Par exemple, au port du Havre, premier port français pour les conteneurs avec 2,9 millions d’EVP en 2019 dont environ 50 % en provenance de Chine, c’est 25 % de baisse du trafic conteneurisé au premier trimestre 2020. Et le second trimestre s’annonce peu dynamique car malgré le déconfinement progressif en Europe, les stocks sont très élevés. Pour le marché de l’automobile français, il en est de même avec un stock de véhicules neufs sur parc permettant de couvrir environ quatre mois de la demande de voitures. Nous pourrions multiplier les exemples car nombreuses sont les familles de produits ayant profité de la mondialisation de l’économie ces dernières décennies.

Que dit, selon vous, cette crise du fonctionnement de l’économie mondiale et des circuits de logistique et de transport de marchandises ?

J. V. : On pourrait parler « d’effet pervers » de la mondialisation de l’économie et « d’effet coup de fouet » sur son corollaire, l’internationalisation croissante des chaînes logistiques. C’est finalement une excellente opportunité pour se réorganiser rapidement afin d’éviter de futures crises sociales et pour faire face à la prochaine crise de grande ampleur qui sera écologique. Le capital humain doit être valorisé dans le secteur du transport et de la logistique, et la R&D omniprésente pour construire le monde de demain. Du point de vue logistique, la crise actuelle démontre la fragilité des supply chains globalisées. Elle révèle aussi leur polarisation et leur concentration spatiale autour de la Chine et des pays de l’Asie du sud comme principal générateur des « grands trades ». Cette crise nous questionne aujourd’hui sur la nécessité de configurer des systèmes logistiques régionaux autour de filières stratégiques, telles que les secteurs de l’économie de la vie (cf Jacques Attali) et de spécialisations intelligentes. Cette crise nous amène aussi à repenser la manière d’exploiter des ressources naturelles limitées (en référence à l’indicateur Earth Overshoot Day) dans une planète aux besoins croissants sous les effets conjugués de la démographie, de l’urbanisation et de la consommation. En effet, l’une des orientations à prendre dans les années à venir serait de configurer des chaines logistiques sous forme de boucle vertueuse. Dans nos travaux de R&D, nous nous intéressons au concept de la « logistique circulaire » avec le soutien de plusieurs filières (gros électroménagers, grande distribution alimentaire, automobiles, etc.). Cela devra incontestablement passer par une prise de conscience collective et par une collaboration multi-acteurs pour redessiner les contours des modèles logistiques de demain.

Faut-il, selon vous, remettre en question l’organisation actuelle de la supply chain Monde qui repose sur la présence de donneurs d’ordres installés dans l’Occident recourant à des sourcings de production à bas coûts, principalement asiatiques ?

J. V. : La division mondiale du travail a longtemps bénéficié à la Chine pendant l’ère de la globalisation. La crise actuelle annoncera probablement un retour progressif, pour certains secteurs d’activité économique, vers une régionalisation, à tout le moins vers une plus grande souveraineté pour des pans entiers de la chaîne de valeur. Des complémentarités stratégiques par sous-régions seront à imaginer, de nouveaux réseaux d’approvisionnement à construire, et de nouveaux écosystèmes régionaux à bâtir avec une approche inclusive nord-sud. Du point de vue des réseaux logistiques globalisés, de nouveaux corridors et de nouvelles routes maritimes expérimentant des navires plus propres – grâce au solaire, au vent (voile, kite), à l’hydrogène liquide, etc. – afin de limiter l’impact des activités humaines sur les écosystèmes marins peuvent voir le jour. Pour répondre à votre question, l’organisation actuelle des chaînes logistiques mondiales va très certainement évoluer pour certaines familles de produits. Certes, le sourcing de production dans des pays à bas coût en Asie restera un modèle dominant, à moyen terme, en l’absence d’une volonté européenne d’accompagner les industriels pour tenter de relocaliser une partie de leur chaîne de valeur. Mais cette crise du Covid-19 aura très certainement pour effet de porter atteinte à une polarisation toujours plus forte du PIB mondial autour de la Chine et de ses pays voisins sous-traitants.

On parle de la nécessité de recourir à une certaine forme de relocalisations industrielles ? Est-ce possible ou souhaitable ?

J. V. : La question de la relocalisation industrielle est aujourd’hui au cœur des débats sur la politique économique post-crise, Agnès PANNIER-RUNACHER, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Economie et des Finances, insistant actuellement sur ce pilier dans le pacte productif. En effet, pour la France, l’autonomie industrielle dans des filières stratégiques est sans doute l’un des sujets de préoccupation majeurs. Certes, relocaliser toute la chaîne de valeur d’une filière serait une utopie étant donnée la complexité de ces chaînes de valeurs, des réseaux de sous-traitants, de ressources locales, de main d’œuvre, etc. En revanche, relocaliser les maillons à forte valeur ajoutée et, en amont, les fonctions de R&D&I est l’un des axes de travail prioritaires pour les mois à venir. Il s’agit là d’un axe majeur des travaux de notre institut de recherche, en se penchant sur des filières industrielles telles que la pharmaceutique, l’aéronautique, l’automobile ou encore la cosmétique-parfumerie. Par exemple, pour les médicaments, nous cherchons avec des partenaires tels que HIGHFI à modéliser les chaînes logistiques et le réseau des sous-traitants pour la catégorie des « principes actifs » des médicaments qui ont connu des tensions en termes de stocks et d’approvisionnement des pharmacies et des hôpitaux pendant la crise du Covid-19.

L’organisation de l’économie en flux tendus est sérieusement remise en question. On lui fait même un procès ? Qu’en pensez-vous ?

J. V. : En supply chain, le « flux tendu » désigne une méthode d’optimisation des process industriels. Concrètement, il s’agit de réduire à « zéro » les stocks de matières premières, des encours de production et de produits finis afin de compresser les coûts et les immobilisations des stocks. Cette vision ne pourrait pas être totalement remise en cause, mais plutôt améliorée grâce à des travaux de R&D en recherche fondamentale et expérimentale incluant – dans le supply chain design et dans les systèmes d’aide à la décision (SIAD) – la notion de « Supply Chain Risk Management » augmentée par l’Intelligence Artificielle et le Machine Learning. L’institut de recherche MOBIS mène des travaux de recherche sur ces sujets. Nos étudiants, salariés en formation, du Master DISC « Digital & Innovative Supply Chain » de NEOMA BS travaillent également sur ces sujets pendants leurs séminaires, mais en font aussi des terrains d’investigation empirique pour leurs travaux de thèse. Les résultats de ces travaux reflètent la nécessité d’une plus grande agilité de nos supply chains, mais en aucun cas une remise en question du principe de fonctionnement en flux tendu, au risque d’une hausse des coûts logistiques et par voie de conséquence des coûts de revient des produits sur leurs marchés de consommation.

Le transport routier de marchandises doit-il, selon vous, se remettre en question pour “la supply chain de demain” ?

J. V. : La supply chain de demain, souvent illustrée par le paradigme des 4.0, reposera fondamentalement sur quatre piliers que sont : la digitalisation, la robotisation, l’automatisation et la collaboration. Ces piliers ne sont pas des finalités en soit, mais des moyens pour optimiser la supply chain, synchroniser les flux, anticiper les risques et accompagner les évolutions socio-économiques dans les sociétés contemporaines. De ce point de vue, les projets de R&D et l’apparition de start-ups venant disrupter le marché se multiplient dans le secteur du transport routier de marchandises. On peut constater l’expérimentation de nouveaux process visant à agir sur l’organisation, les start-ups telles que Everoad, Shippeo, Ownest, Everysens, DC Brain, etc. en sont représentatives. D’autres agissent sur de nouvelles technologies en faveur du camion autonome, à tout le moins du truck platooning, d’hydrogène vert, etc. Au sein de notre institut de recherche, nous menons des travaux dans le transport routier en analysant les modèles économiques sous-jacents à ces innovations afin d’éclairer sur leur pérennité, leur rentabilité et sur leurs impacts socio-économiques. Actuellement, nous sommes à la recherche de partenaires afin de pouvoir dynamiser un projet ambitieux de R&D portant sur les applications de l’Intelligence Artificielle pour la réduction des émissions CO2 dans le transport routier.

Que pensez-vous du récent rapport Hémar-Daher, sur la compétitivité de la chaîne logistique française, qui appelle à la création d’une plateforme qui rassemblerait chargeurs, logisticiens et transporteurs ?

J. V. : Ce rapport met l’accent sur une dimension stratégique de « la compétitivité logistique » de la France. Il s’agit de l’investissement dans le digital, autrement dit, dans la numérisation de la supply chain. En France, nous avons un écosystème de R&D&I dynamique et comportant des « pépites » qu’il convient d’accompagner afin de booster le déploiement à l’échelle de solutions digitales, de nouvelles plateformes numériques dans la logistique et le transport. Une plate-forme qui assure la connectivité entre chargeurs, logisticiens et transporteurs permettra d’optimiser le pilotage des flux, de garantir leur fluidité et de réaliser des « gains de productivité » qui seront la « driven force » pour une meilleure compétitivité de la logistique nationale (LPI-Logistics Performance Index). Ce rapport est une réelle avancée en France et il faut maintenant accompagner le changement pour avoir l’adhésion de tous vis-à-vis de cette stratégie nationale ambitieuse.

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