L’étude « Les liaisons fluviales inter-bassins : quels potentiels de trafics ? » est disponible depuis novembre 2022 sur le site de l’Ademe qui l’a financé avec la CNR et la région Occitanie. Elle a été souhaitée par Entreprises fluviales de France (E2F) et Agir pour le fluvial (APLF), réalisée par Interface Transport (Kevin Pereira, Madeleine Poline, Edouard Ballois, Leïla Gaillard) de juin 2021 à juillet 2022. Elle compte 70 pages.
Rappel du contexte
Le lancement de cette étude à la mi-2021 s’inscrit dans la suite de la signature du COP entre VNF et l’Etat (voir article de NPI) qui fixe à l’horizon 2030 une augmentation du volume de fret transporté par voie fluviale de l’ordre de +50 %, ce qui porterait le potentiel de trafic à 10 milliards de tonnes-kilomètres transportés (soit l’équivalent de plus de 75 millions de tonnes de marchandises) et un engagement de 3 milliards d’euros toujours à l’horizon 2030 pour les infrastructures fluviales afin de parvenir à atteindre le niveau de développement indiqué.
De manière concrète, les crédits de VNF atteignaient 170 millions d’euros en 2019, ont augmenté à 320 millions en 2021 et à 345 millions en 2022. Ces montants en hausse permettent une régénération et une modernisation du réseau fluvial mais d’abord celui à grand gabarit. Selon l’étude : « En dépit de ces orientations et des investissements projetés, les projets de passage au grand gabarit des liaisons inter-bassins ne font pas partie des projets financés de manière prioritaire, hormis pour le canal Seine-Nord Europe. Le transport fluvial, qu’il soit touristique ou de fret, dépend donc de liaisons petit gabarit (dit gabarit « Freycinet ») pour connecter entre eux les différents bassins fluviaux à grand gabarit et pouvoir ainsi réaliser des prestations de transport allant de la Belgique, des Pays- Bas ou de l’Allemagne jusqu’au Sud de la France. Toutefois, l’état dégradé de l’infrastructure du réseau Freycinet ne permet pas de garantir sa disponibilité et une qualité de service suffisante pour envisager concrètement une augmentation du trafic voire un maintien de celui-ci dans les années à venir ».
Par ailleurs, comme prévu par le COP, VNF conduit un travail pour déterminer les besoins de niveaux de services sur les voies navigables, qui, selon l’étude, pourrait conduire au « déclassement de certains tronçons non-navigués par les unités Freycinet (fret et péniches-hôtel) en niveau « plaisance ». Cette procédure engage le gestionnaire de réseau à garantir un mouillage de 1,6 0m contre 2,20 m pour le niveau « fret », laissant la voie d’eau utilisable aux seuls usagers de plaisance légère (hors péniches-hôtel) ».
C’est dans ce contexte général que l’étude a été lancée « afin d’évaluer le potentiel de développement des liaisons inter-bassins et éclairer les besoins de renouvellement de l’infrastructure, qui avaient été chiffrés entre 1,25 et 1,75 milliard d’euros sur 10 ans pour l’ensemble du réseau petit gabarit par le COI en 2018. L’objectivation des données de navigation actuelles et l’évaluation du potentiel des liaisons inter-bassins sont d’autant plus essentielles que ce rapport du COI recommande « des mesures de prévention des risques, un renouvellement et une modernisation des équipements dans les secteurs où la navigation le justifie » et la mise en place d’une politique de « dénavigation » sur les 20 % les moins circulés du réseau ».
1,5 million de tonnes en moins en 15 ans
L’étude propose, tout d’abord, un état des lieux des trafics fluviaux réalisés sur le réseau à petit gabarit (nature, volumes, origines-destinations) entre 2005 et 2019 en se fondant sur les données de VNF.
Selon l’étude, de 3,8 millions de tonnes en 2005 (« soit 6,4 % de l’ensemble du trafic fluvial de marchandises »), le trafic fluvial Freycinet a diminué à 2,3 millions de tonnes en 2019 (« soit 4,1 % de l’ensemble du trafic »). « Sur la période, ces trafics Freycinet traduisent ainsi une baisse de l’ordre de 40 % des tonnages traités, baisse apparaissant ainsi plus marquée que pour l’ensemble du réseau (où elle atteint environ 20 %) ».
L’étude ajoute : « La part du trafic Freycinet s’avère plus importante lorsqu’elle est exprimée en tonnes-km dans la mesure où les prestations de transport sont réalisées sur de longues distances (environ 400 km pour un trajet moyen passant par le petit gabarit contre 130 km tous trafics confondus). (…). La grande majorité des tonnages sur ce réseau sont réalisés dans le cadre d’échanges entre bassins fluviaux (plus de 80 % des tonnages en 2005 et près de 70 % des tonnages de 2019), confortant la pertinence d’un réseau inter-bassins ».
En matière de marchandises transportées, « les filières les plus représentées pour le trafic réalisé sur le réseau Freycinet en 2019 sont celles de la construction (51 %) et des produits agricoles (32 %), puis de la métallurgie dans une moindre mesure (11 %). (…) Ces ordres de grandeurs sont ici peu ou prou comparables à ceux relatifs au trafic réalisé sur l’ensemble du réseau fluvial ».
L’étude a réalisé une comparaison entre les origines et destinations des flux en 2005 et en 2019. « En 2005, la majeure partie des marchandises (42 % des tonnages) provient de la région parisienne et des pays étrangers (26 %). Les principales destinations étaient la région parisienne (44 %), la Belgique (23 %) et les Pays-Bas (13 %). En 2019, comme en 2005, la région parisienne est la principale zone d’expéditions avec 45 % des flux et la principale destination (42 % des flux). Les pays étrangers sont à l’origine de 22 % des flux et représentent 26 % des destinations ». Sur la même période, « la flotte de Freycinet a diminué de 54 % ».
Les raisons du recul du trafic sur le petit gabarit
Selon l’étude, la principale explication à cette perte de 1,5 million de tonnes de trafic entre 2005 et 2019 « réside notamment dans la baisse de productivité de ce mode de transport, qui peut être imputée aux problématiques d’infrastructure particulièrement prégnantes sur le réseau Freycinet. En effet, pour pouvoir maintenir une activité rentable et compétitive (notamment par rapport à la route), le mode fluvial doit pouvoir s’appuyer sur des conditions d’exploitation de l’infrastructure qui soient optimales. Cette productivité va dépendre de la capacité de chargement du bateau d’une part et du temps de trajet d’autre part. Les aléas (techniques, naturels, etc.) qui impactent directement ou indirectement l’un de ces deux facteurs ont donc un effet sur la productivité du transport fluvial. (…) Dans une certaine mesure, ces variations sur le niveau de productivité peuvent être absorbées par différents canaux : baisse des marges des transporteurs fluviaux et des courtiers, augmentation des taux de fret acceptée par le client. Cependant, ces leviers ne permettent pas d’apporter de réponses pérennes aux problématiques de baisse productivité du transport fluvial. Ces solutions conjoncturelles ne permettent pas non plus de créer des bases solides pour le développement de nouveaux trafics ».
Les filières porteuses sur le réseau Freycinet
Après cet état des lieux qui permet de quantifier la baisse des trafics sur les liaisons-interbassins sur 15 ans et d’en déterminer la cause principale, l’étude a analysé quelles pouvaient être les filières porteuses d’un développement à l’avenir sur le réseau à petit gabarit, en se fondant sur l’intérêt de chargeurs. Les résultats sont classés en trois catégories : « fort potentiel », « potentiel moyen ou difficilement évaluable », « faible potentiel ».
Ce sont les filières « traditionnelles » du fluvial, matériaux de construction, produits agricoles et alimentaires, qui affichent les potentiels les plus élevés. Une autre filière apparaît en « fort potentiel », celle des déchets/économie circulaire « qui semblent proposer des caractéristiques adaptées au transport fluvial petit gabarit et pourraient constituer ainsi des réserves de flux ».
Les engrais et les produits chimiques sont aussi classés en « fort potentiel » mais « les volumes sont stables depuis 2013 ». Les colis lourds ont un « fort potentiel » mais « les voyages sont relativement rares ».
La métallurgie est la seule filière classée « potentiel moyen ou difficilement évaluable », qualifiée de « pourvoyeuse de flux, avec une légère augmentation des volumes entre 2005 et 2019 » mais avec un « potentiel dépendant de la dynamique industrielle nationale »
Les conteneurs sont classés « en faible potentiel ». Et il en va de même pour la logistique urbaine (marchandises palettisées) qui s’effectue sur des courtes distances (comme on peut le lire plus haut dans ce texte, les liaisons interbassins sont pertinentes pour des longs trajets). « Faible potentiel » aussi pour l’énergie (« disparition progressive des flux de charbon et besoin d’une flotte dédiée dans un contexte de pénurie de l’offre globale petit gabarit »).
Selon l’étude : « En définitive, les produits pondéreux majoritairement transportés en vrac sont ceux pour lesquels le petit gabarit semble disposer du potentiel de volumes de trafic le plus intéressant. A l’inverse, le petit gabarit ne semble pas être en mesure de pouvoir capter des flux de conteneurs maritimes pour des raisons de faibles capacités d’emport mais également considérant les contraintes de restitution des conteneurs vides sur les dépôts ».
Deux itinéraires de l’axe Nord-Sud à la loupe
Pour rendre plus concrets les potentiels de trafics, le choix a été fait d’analyser en profondeur deux itinéraires Nord-Sud (sur la douzaine de liaisons inter-bassins identifiés, combinant plusieurs canaux), « un axe décrit par les opérateurs, courtiers et donneurs d’ordre comme un atout majeur du réseau fluvial pour connecter l’Europe du Nord et ses ports maritimes au Sud de la France », précise l’étude.
Le premier itinéraire est « Meuse-Saône » : « qui s’appuie notamment sur le canal de la Meuse, via le canal de la Marne au Rhin ouest, via la Moselle canalisée et le canal des Vosges. Il s’agit du trajet considéré comme le plus direct depuis les Pays-Bas, mais dont la disponibilité est jugée comme rarement garantie ».
Le deuxième est « Seine-Saône », « qui s’appuie notamment sur les canaux du Centre, à savoir : canal du Loing, canal de Briare, canal latéral à la Loire, canal du Centre ».
Ces deux liaisons ont été priorisées « dans la mesure où elles ont été présentées par les professionnels rencontrés comme des alternatives stratégiques pour assurer une continuité de service dans le cas d’aléas rencontrés sur l’itinéraire principal (Escaut-Saône). Ils permettent en outre de desservir des marchés spécifiques et ne sont donc pas en ce sens substituables ».
Il faut garder en tête que « les potentiels sont envisagés (…) sous l’angle de la demande de transport et non de l’offre », avertit l’étude.
Celle-ci pour « Meuse-Saône » a calculé un potentiel de « plus de 1 130 000 tonnes qui pourraient être concrétisés sur l’itinéraire, soit 868 000 tonnes de trafics supplémentaires (par rapport à 2019). A noter qu’un volume non négligeable de ces tonnages (environ 300 000 tonnes) seraient sur l’itinéraire amenés à emprunter potentiellement la branche Sud du canal des Vosges ». L’étude ajoute : « La réalisation de 868 000 tonnes de trafics potentiels supplémentaires, tel qu’évoquée par les acteurs, représente un report modal de 32 000 poids-lourds. En termes d’externalités, ce report modal permettrait un gain de 16,4 millions d’euros par an (considérant CO2, congestion, accidentologie, bruit) ».
Pour « Seine-Saône », « le potentiel de trafics pourrait s’élever à au moins 400 000 tonnes supplémentaires (par rapport à 2019), dont au moins 300 000 t de flux de la construction en lien avec l’Ile-de-France et 100 000 t de produits agricoles supplémentaires (équivalent aux volumes de 2005), sous réserve d’amélioration des conditions d’exploitation. La réalisation de 400 000 tonnes de trafics potentiels représente un report modal de 15 000 poids-lourds. En termes d’externalités, ce report modal permettrait un gain de 7,5 millions d’euros par an ».
La transformation de ces potentiels de trafics en flux réels sur ces deux itinéraires sont toutefois soumis à des améliorations concernant plusieurs points, insiste l’étude : horaires d’exploitation, conditions de navigation, modèle économique (« si la résolution des deux premières composantes semble permettre de répondre à cet enjeu de performance, la mise en œuvre d’une aide au report modal est une piste complémentaire d’intérêt pour les acteurs », dit à ce propos l’étude), disponibilité de la cale.
Intérêt et performance économique
En conclusion, l’étude rappelle que « plusieurs éléments structurels ont conduit à un déclin du trafic fluvial depuis les années 1970 » :
-« La désindustrialisation et la mutation des systèmes productifs, qui ont conduit à une baisse globale de la production sur le territoire national, engendrant de fait une baisse des volumes transportés et notamment sur les canaux petit gabarit ;
-La concurrence du mode routier entamant la compétitivité du transport fluvial petit gabarit ;
-Des problématiques d’infrastructure, dont la détérioration générale dégrade les capacités d’emport et les temps de parcours ;
-La baisse du nombre de cales Freycinet et de transporteurs fluviaux et la difficile transition énergétique de cette flotte dont les unités les plus récentes ont été construites dans les années 1960 ».
Elle souligne que « malgré l’ampleur de ces difficultés, le réseau petit gabarit présente un intérêt certain pour plusieurs acteurs. Transporteurs fluviaux, courtiers, chargeurs (…) Cet intérêt se fonde sur la performance des chaînes logistiques incluant un maillon fluvial petit gabarit dans certaines organisations de transport, mais également sur des ressorts émotionnels semblables à ceux que l’on peut observer pour les « petites lignes » ferroviaires. (…) La performance économique des chaînes de transport reste toutefois l’élément le plus important dans le choix modal. L’étude de marché a montré que la solution fluviale petit gabarit pouvait s’avérer pertinente dans diverses situations. La recherche de performance sur le plan environnemental est également mise en avant pour justifier le report modal ou l’augmentation des volumes transportés sur les canaux ».
Des recommandations
Elle poursuit : « Si les possibilités de développement sont réelles, la concrétisation des perspectives de trafics identifiées ne pourra se faire que si certaines actions sont rapidement mises en place ».
La première action recommandée appelle à « engager une régénération ambitieuse du réseau petit gabarit (…) les conditions d’exploitation sont cruciales pour la productivité du transport fluvial sur ce réseau. La capacité de chargement des bateaux est étroitement liée au carré de navigation disponible (pour rappel, 10 cm de tirant d’eau représentent 18,5 tonnes de marchandises). La vitesse de navigation est elle aussi un facteur déterminant pour la productivité ».
Une autre action aborde « le modèle organisationnel du transport fluvial sur le petit gabarit » qui « s’appuie sur des artisans bateliers qui gèrent leur flux en autonomie. Ce modèle présente quelques limites pour le développement de l’offre dans la situation actuelle ». L’étude recommande : « Afin de permettre aux chargeurs de pouvoir déployer de nouveaux flux sur les réseaux inter-bassins, il semble indispensable de développer une politique d’offre fondée sur la formation des futurs capitaines et la transition énergétique des cales ».
NPI reviendra dans un autre article sur les suites envisagées par les différents partenaires impliqués dans l’étude, qui ont été notamment abordées lors d’une réunion d’APLF à la mi-novembre 2022.