Pas-de-Calais, Nord, Savoie, Haute-Savoie, Vosges, Isère, Drôme, Charente-Maritime, Vendée… C’est un défilé de départements qui connaissent en novembre 2023 des situations de vigilance « crue » colorée en jaune, orange, rouge et/ou d’alertes « pluies », « inondations »… Avec comme conséquence des montées des eaux, des inondations causant des dégâts aux biens des particuliers et des entreprises, des exploitations agricoles, aux infrastructures routières, ferroviaires…
L’estimation des dégâts se fait pour le moment avec les pieds encore dans l’eau et la boue, aux doigts mouillés en quelque sorte, et même si les annonces tambour battant d’aides exceptionnelles ne font probablement pas de mal, en plus de l’élan de solidarité, il est intéressant de se remémorer les phénomènes passés pour mieux éclairer le présent.
Statistiques et probabilité. En commençant par un peu de vocabulaire concernant le mot « centennale », lequel contrairement à l’idée parfois répandue ne signifie pas « une crue par siècle ». Une crue « centennale » est une crue majeure (en termes de débit) qui a une chance sur 100 de se produire chaque année. Ce sont des statistiques qui s’appuient sur l’observation des niveaux des crues passées et sur leur probabilité, explique l’EPI Seine. Ce qui veut dire que « les hasards de la pluviométrie et les conditions locales peuvent amener des crues centennales à se produire plusieurs fois par siècle, voire plusieurs années d’affilée ». Le raisonnement s’applique aussi au mot « décennale ».
1910, date « fameuse ». La « fameuse » crue de la Seine en janvier 1910, peut-être encore dans toutes les mémoires, est bien une crue centennale avec 8,62 mètres à l’échelle de Paris-Austerlitz.
Pour les crues en cours actuellement, dans le Pas-de-Calais, il n’est pas encore possible de les définir comme « centennales », relève MétéoFrance, car les analyses (sur la fréquence d’apparition des phénomènes, la régularité, la récurrence, les comparaisons…) n’ont pas encore été menées. En revanche, elles battent les niveaux relevés en 2002, les crues de novembre 2023 établissent donc ainsi dans ce département un nouveau « record ».
Quelques nuances. La navigation fluviale est bien évidemment concernée par les crues comme elle l’est par le phénomène inverse les étiages (ou basses eaux). C’est un mode de transport qui doit composer avec les éléments du milieu « naturel » où il s’exerce même si les voies d’eau navigables ont été au fil des décennies (si ce n’est des siècles) remaniés par l’homme (d’où les guillemets au mot « naturel »).
Autre nuance, voire évidence, à prendre en compte, la navigation fluviale est concernée par les crues sur les voies d’eau… là où il y a de la navigation, soit pour du transport de fret, soit pour des activités de passagers/tourisme. C’est la raison pour laquelle, dans le Nord-Pas-de-Calais, le réseau navigable apparaît préservé comme la Deûle, l’Escaut (voir aussi l'encadré à la suite de cet article)… Sachant que la Canche, la Hem, la Liane n’accueillent pas de bateaux chargés de vracs ou de conteneurs.
Les fleuves comme la Seine, le Rhône, la Loire sont des fleuves aménagés, régulés, ce qui constitue un atout en atténuant, partiellement, les effets des crues jusqu’à un certain point toutefois…. Pour la Seine, qui constitue aussi le premier bassin pour les marchandises transportées (entre 20 et 25 millions de tonnes de fret selon les années ; 8 millions de passagers pour les activités de tourisme fluvial parisiennes), les dernières crues, en 2016 et en 2018, ont mis à mal la navigation fluviale et les activités économiques des opérateurs.
2016, une crue au printemps
La crue de la Seine en juin 2016 a pris tout le monde par surprise compte tenu de la période inhabituelle de sa survenance, au printemps (une montée des eaux est plutôt « attendue » en hiver) mais aussi par la rapidité de la montée de l’eau… quoique ces deux points ne fassent pas l’unanimité.
Pluviométrie exceptionnelle. Il y a, en tout cas, accord pour relever que la pluviométrie a été exceptionnelle sur les régions Centre et Ile-de-France à partir d’avril et a conduit aux débordements. Le mois de mai 2016 a été le plus arrosé depuis 1960, ce qui a saturé les sols en eau.
La crue elle-même n’a toutefois pas atteint des niveaux exceptionnels pour ce fleuve avec 6,10 m à l’échelle d’Austerlitz (par rapport à 8,62 m en 1910 ou 7,32 m en 1924). C’est l’un des affluents de la Seine, le Loing, qui a présenté des niveaux inédits avec 4,60 m supérieurs à celui de 1910 (4,25 m).
Amont et aval. Un rapport du CGEDD publié en février 2017 (« Inondations de mai et juin 2016 dans les bassins moyens de la Seine et de la Loire ») a retrouvé la trace d’une crue au printemps du Loing en mai 1802, de la Seine amont et de l’Aube en mai 2013. Ce document bat aussi en brèche « le sentiment très partagé » d’une montée « anormalement rapide » en l’expliquant « par le simple fait que les crues récentes de la Seine à Paris, les seules que la plupart des Franciliens vivant aujourd’hui ont connues, ont eu des montées lentes, car elles étaient issues de la propagation de crues des bassins amont, comme celles de 1924, de 1955 et de 1982 ».
En fait, on comprend qu’aucune crue ne ressemble à une autre, tout dépend de leur lieu de propagation en fonction des endroits où tombe la pluie. Il peut y avoir un délai (7 jours) dans la montée d’une crue à Paris si celle-ci se propage « depuis l’amont de la Seine, de l’Aube et de la Marne, mais pas pour celles de l’Yonne (quatre jours) et encore moins pour celles des affluents plus proches de la capitale ». En 2016, les précipitations n’ont pas concerné les rivières en amont.
Des aménagements. « Le risque d'inondation en région parisienne par crue de la Seine ou de ses affluents, est un risque majeur bien identifié », dit une réponse du ministère de l’Intérieur du 8 décembre 2016 à la question d’un député qui revenait sur l’épisode du printemps et interrogeait sur les mesures de prévention. Pour ce ministère, 2016 constitue « une crue d'ampleur moyenne à Paris, a concerné le bassin de la Seine à partir de son affluent, le Loing, touchant aussi d'autres affluents de moindre importance comme l'Essonne, puis s'est propagée jusqu'à son embouchure en Seine-Maritime ».
Il est rappelé que « depuis 1910, le risque d'inondation de la Seine en Île-de-France a été réduit par les travaux d'aménagement dans le bassin amont avec notamment la construction de quatre lacs de retenue dont l’un des objectifs est de prévenir les inondations en retenant une partie de l'eau. L'existence de ces quatre lacs explique la baisse de la fréquence des crues de faible ampleur mais il faut être conscient qu'elle ne permettra pas d'effacer entièrement les grandes crues d'occurrence exceptionnelle et les minimisera seulement à la marge ».
Ce que le ministère ne dit pas c’est qu’en 2016, les 4 bassins de retenue de l’Établissement public territorial de bassin (EPTB) Seine Grands Lacs, situés en amont du bassin, n’ont pas pu jouer un rôle complet compte tenu que les précipitations n’étaient pas principalement dans cette zone géographique. « La crue observée du 27 mai au 10 juin 2016 sur le bassin de la Seine a concerné essentiellement les affluents franciliens comme l’Ouanne et le Loing, et non pas les grands axes du bassin amont. Les pluies les plus importantes sont tombées dans la zone aval des lacs-réservoirs et à ce titre, l’action de stockage des eaux par les lacs a été limitée ».
Bilan des dégâts en 2016. Selon le rapport du CGEDD, en 2016, « les inondations ont touché une quinzaine de départements et, plus particulièrement, l’Essonne, le Loir-et-Cher, le Loiret et la Seine-et-Marne ainsi que Paris, les Yvelines, le Cher, et l’Yonne, pour des montants de dégâts dépassant 1 milliard d’euros. La Caisse centrale de réassurance a estimé dans une étude publiée dès le 28 juin 2016 entre 800 millions d’euros et 1,256 milliard (intervalle de confiance 25 %-75 % de l’estimation) les dommages de ces inondations ».
A été recensé un total de « 1148 communes en situation de catastrophe naturelle, en 3 sessions successives les 7, 13 et 21 juin. Ce nombre exceptionnellement important donne une idée de l’ampleur et du caractère généralisé des inondations, dans un territoire couvrant une dizaine des départements des régions Centre-Val de Loire et Ile-de-France ».
2018, une crue hivernale
Une autre période marquée par des crues est celle de janvier-février 2018. Elle a été hivernale, consécutive comme en 2016 d’une pluviométrie très abondante mais localisée différemment. Sachant que des conditions hivernales aggravent généralement le phénomène en rendant la décrue très lente et l’absorption de l’eau par les sols difficile.
De fortes précipitations. Le document de la Caisse centrale de réassurance (CCR) rappelle : « Selon Météo-France, les cumuls ont atteint 212 mm à Paris entre le 1er décembre 2017 et le 31 janvier 2018, soit le second record de pluie après celui de l’hiver 1935-1936 (213 mm). En moyenne sur la France, les pluies mesurées en décembre 2017 et janvier 2018 ont constitué un record d’observation sur la période 1959-2018. Ces fortes précipitations ont occasionné localement plusieurs inondations par débordements en particulier dans les bassins du Doubs, de la Saône, de la Marne et de la Seine » entre mi-janvier et début février.
En 2018, les 4 bassins de l’EPTB ont été très utiles en stockant 800 millions de mètres cubes, limitant ainsi les conséquences de la crue. « Ils ont pu être fortement mis à contribution (…) et ont permis de réduire significativement les hauteurs d’eau (jusqu’à 80 cm) en amont de la confluence avec l’Oise et de préserver certaines villes de l’inondation (Saint-Dizier, Châlons-en Champagne, Troyes) ».
En 2018, la crue s’est propagée en aval à partir du 1er février. « L’Oise alors en crue a contribué à maintenir des débits élevés à sa confluence avec la Seine notamment dans le secteur de Poissy. En aval, sous l’effet des fortes marées des 31 janvier et 1er février (coefficients de 103 à 109), le niveau des eaux du fleuve a été particulièrement élevé, au point d’occasionner plusieurs inondations dans les communes riveraines. Les dommages se sont concentrés sur les bords de Seine et sur les axes de communication rouennais les plus proches du fleuve ».
Doubs et Saône. Les fortes précipitations ont occasionné localement plusieurs inondations dans le bassin du Doubs et de la Saône du 17 au 25 janvier 2018. Le tour de la Saône est arrivé du 25 au 31 janvier 2018 après un premier épisode du 21 au 24.
Le document du CCR indique que « la durée du phénomène avec une montée des eaux sur plusieurs jours puis une lente décrue a joué un double rôle : positif d’une part en permettant à certains habitants de mettre leurs biens à l’abri mais également négatif, en prolongeant l’inondation de certains biens, aggravant ainsi les dommages causés ».
Bilan des dégâts en 2018. Un rapport du CGEDD publié en décembre 2018 (« Crue de la Seine et de ses affluents de janvier-février 2018 ») précise que « le nombre de communes touchées et le montant des dommages des biens assurés sont significativement inférieurs pour la crue de janvier 2018 à ceux de la crue de mai-juin 2016. ». D’un nombre compris entre 1300 et 1400 communes en 2016, on passe à 460 (pour le CGEDD) à 560 (pour le CCR) en 2018.
Selon le document du CGEDD « le montant des dégâts aux biens a atteint environ 1,120 milliards pour 190 000 sinistres en 2016 à comparer à un montant de 152 millions d’euros pour 35 000 sinistres estimés pour 2018. On observe aussi que le coût moyen par sinistre est passé de 7 600 € en 2016 à environ 4 400 € en 2018, ce qui caractérise aussi l’événement. Ces chiffres confirment que, vu des assureurs, l’événement n’est pas significatif. Le seuil significatif étant fixé entre 500 et 600 millions d’euros ».
Le poids des inondations dans les sinistres. Ce même rapport détaille que « sur la période 1982-2017, le coût des catastrophes naturelles, tous périls confondus, représente environ 33 milliards d’euros, dont 56% pour les seules inondations Suite aux effets du changement climatique, la sinistralité aux inondations pourrait augmenter de 50% d’ici 2050, dont 35% liés à une augmentation de l’aléa et 15% liés à une augmentation de la concentration en zones à risques ».
Pour le CGEDD, « les inondations de janvier 2018, après celles de mai-juin 2016, ont rappelé la sensibilité de la vallée de la Seine à une crue majeure de son fleuve et de ses affluents et ses conséquences qui seraient d’une ampleur nationale sur un plan macroéconomique. Une inondation comparable à la crue historique de 1910 pourrait ainsi affecter rien qu’à l‘échelle de l’agglomération francilienne jusque 5 millions de citoyens et causer 3,30 milliards d’euros de dommages directs selon les scénarios ».
Qu’en a-t-il été de la navigation fluviale et des ouvrages ?
La gestion du domaine public fluvial de l’Etat du bassin de la Seine est confiée à Voies navigables de France (VNF), rappelle le rapport du CGEDD de 2018. Outre la Seine elle-même, il s’agit de ses affluents majeurs (Yonne, Marne, Oise, Aisne) ainsi que des canaux latéraux et des canaux de jonction entre bassins.
Selon le rapport :
- « La crue de 2016 avait été marquée par la rupture de la berge du bief de Montambert sur le canal de Briare.
- En 2018, il n’y a pas eu de ruptures d’ouvrages. Toutefois, deux avaries sur des ouvrages de VNF (barrage de Vives-Eaux et écluse de Champagne-sur-Seine) ont entraîné des interruptions de navigation pendant plusieurs mois.
- La navigation a été interrompue dans Paris, en raison d’un tirant d’air insuffisant sous les ponts, et sur la Petite Seine.
- Il n’y a pas eu d’interruption de la navigation sur la Seine entre le port de Gennevilliers et Rouen.
- Sur une partie des ouvrages, les clapets étant totalement abaissés pendant la crue, le passage des bateaux a pu se faire directement dans le pertuis ouvert des barrages, alors que les écluses étaient fermées ».
- La question s’est posée, en particulier en Seine-Maritime du maintien de la navigation en période de crue, en raison de risque d’impact du batillage sur les digues et murettes anti-crues et sur les habitations déjà inondées.
- Pendant la crue, VNF a imposé une limitation de la vitesse des bateaux remontants ».
Le rapport pointe enfin le manque de visibilité de l’établissement auprès des préfets sur ses missions et son rôle lors des crues.
La situation au 16 novembre sur le réseau du Nord-de-Calais
Selon "un point de situation au 16 novembre 2023" publié sur le site Internet de VNF concernant les crues sur le réseau du Nord-Pas-de-Calais :
- "Compte tenu de l’intensité des phénomènes pluvieux successifs, la décrue sera lente et progressive. Au regard des prévisions météorologiques actuelles, la reprise de la navigation devrait pouvoir intervenir courant de semaine prochaine à l’amont du bief Cuinchy-Fontinettes (sur les canaux d’Aire et de Neufossé) permettant la desserte des ports intérieurs d’Arques et de Béthune.
- La navigation devrait pouvoir reprendre la semaine d’après pour le secteur aval du delta de l’Aa : Aa canalisée et Canal de dérivation de la Colme, desservant notamment le Grand Port Maritime de Dunkerque, canal de Bourbourg et canal de Calais. La décrue de ce secteur sera plus lente, compte tenu de l’importance des surfaces inondées dans le marais Audomarois qui doivent être drainées.
- Le réseau Deule- Lys, Sensée et Escaut gardent un niveau de service normal malgré les fortes précipitations".