Témoignages d’artisans-bateliers sur la dégradation du réseau des canaux, sur les discussions en cours concernant les niveaux de service, sur la hausse du prix du gazole non routier (GNR)… Le tout nuit à la compétitivité et à la rentabilité des entreprises du transport fluvial.
« Avant, avec mon bateau, j’allais partout. Aujourd’hui, avec le manque d’entretien des canaux depuis plusieurs années, certains itinéraires ne sont quasiment plus navigables. On ne peut plus charger les bateaux au maximum de leur capacité de 250 tonnes, on est à 230 tonnes voire moins. Avec le niveau d’eau qui n’est plus ce qu’il devrait être, on est parfois obligé de réduire la vitesse à 1,5 ou 2 km/h au lieu de 6,5 à 7 km/h. Pour nous, c’est une perte de rentabilité et cela oblige à tourner le plus que possible pour des résultats et des bénéfices très restreints. On ne dit pas qu’on ferme les canaux mais tout est fait pour que les bateaux ne viennent plus alors qu’il y a des potentiels de trafics. Il y a, d’un côté, les grands discours, de l’autre, la réalité », explique Jean-Marc Degrave, artisan-batelier de 57 ans avec le bateau NDL2 (38 m), également l’un des représentant régional d’Entreprises fluviales de France (E2F).Si les bateaux de fret ont les plus grandes difficultés à naviguer sur plusieurs itinéraires, comme les canaux entre Champagne et Bourgogne, de la Marne au Rhin, des Vosges, du Rhône au Rhin... Les bateaux de tourisme (péniche-hôtel, plaisance) sont aussi concernés, certains ne peuvent plus faire les circuits en boucle comme précédemment. Pour une péniche-hôtel, il faut 1,70 m d’enfoncement, pour un bateau de fret, c’est 1,80 m.
De premiers échanges frustrants sur les niveaux de service
Une étude est en cours, par Agir pour le fluvial (APLF) et E2F, et réalise notamment un recensement des demandes de transport sur les liaisons interbassins. Cette étude pourrait être finalisée pour la fin de ce mois de mars 2022.« Il y a du potentiel de trafic sur les canaux Freycinet, il y a des demandes de transport, mais l’infrastructure n’est plus au niveau. VNF n’a plus la volonté de faire des efforts pour permettre le passage des bateaux, disent Viviane et Pierre Dubourg, artisans-bateliers avec le bateau Baychimo (39,25m) et membres d’APLF. Le manque d’entretien depuis plusieurs années est à l’origine de la situation d’aujourd’hui, il faut que tout le monde le reconnaisse. L’état dégradé du réseau nuit à la compétitivité et à la rentabilité de notre activité car nous perdons en tonnage chargé à bord ainsi qu’en temps de parcours ».Les échanges sur les niveaux de service, prévus par le COP de VNF, ont commencé. Mais ces artisans-bateliers, membres d’APLF, ne se sentent pas écoutés car ils ne font pas partie de la liste des participants à la consultation. Ils demandent l’élargissement de celle-ci au plus grand nombre de parties prenantes, professionnels de la voie d’eau fret et tourisme mais aussi chargeurs, logisticiens, etc.Un manque de considération« Il y a un manque de considération de notre activité. Par exemple, sur le canal d’Alsace, on ne met aucune commodité à disposition pour les activités de navigation. Il est impossible de s’arrêter ou de débarquer à terre alors que j’ai deux enfants à bord. Comment respecter les horaires de navigation de 14 heures par jour quand il n’y a pas d’amarrage possible ? Nous sommes aussi jetés dehors des villes. Avec les années, la situation ne s’améliore pas sur tous ces points », témoigne Jean-Baptiste Castelain, propriétaire du bateau Milanko (84 m x 9,60 m), artisan-batelier depuis 22 ans, qui navigue essentiellement sur le Rhin ou aussi sur le canal d’Alsace. Son bateau est affrété par Rhenus/CFNR Transport jusqu’en 2024.Il aborde la hausse du prix du gazole non routier (GNR, voir encadré), se souvenant d’un montant de 0,55 euros HT passé en mars 2022 à 1,25 euros HT le litre : « C’est astronomique. Il est possible de répercuter la hausse sur les clients mais jusqu’à quand vont-ils pouvoir accepter ? Le prix des matières premières s’envole aussi, par exemple l’acier, ce qui freine les projets de construction de nouveau bateau ».Après deux mois de travaux en 2021, le bateau Milanko a évolué : une transformation des iloires permet d’emporter 200 tonnes de plus (céréales) dans la cale. Une nouvelle hélice et une nouvelle tuyère (sans changement de propulsion) ont entraîné une réduction de la consommation de GNR, et une vitesse plus élevée (+2km/h) ce qui signifie des étapes plus rapides (15 à 25 km de + par jour). Des transformations « qui ont du sens » dans les conditions actuelles avec l’augmentation du GNR et des céréales plus légères.Le bateau Milanko pourrait connaître de nouvelles évolutions à l’avenir « pour être au rendez-vous de la transition énergétique », dit son propriétaire qui réfléchit à une solution hybride.Hausse du GNR : en attente d’une « aide directe » pour le fluvialSelon Entreprises fluviales de France (E2F), « le prix du carburant pour les transporteurs fluviaux est passé d’un prix moyen sur l’année 2021 de 0,583 euros HT par litre de GNR à 1,253 euros HT par litre le 11 mars 2022, soit un doublement du prix. Depuis le prix au 1er janvier 2021 (0,446 euros HT/l) les prix ont quasiment triplé. Avant la crise, la part du carburant dans le coût de revient d’une prestation de transport fluvial était estimée à environ 25 %. Compte tenu de l’évolution du prix du carburant cette part s’établit donc désormais à 48 % ».Cette organisation représentative de la profession fluviale indique que le code des transports et le contrat type prévoient les conditions de révision des charges de carburant qu’elles soient écrites ou non écrites dans les contrats (articles L 4451-4 à L 4451-6) avec l’objet de neutraliser l’effet de hausse pour maintenir une part gazole constante dans les charges d’exploitation du transporteur. « Sauf exception, tous les contrats de durée comportent des clauses d’indexation. Mais par définition les contrats spot ou de transport à la demande n’en comportent pas ». Et surtout « les clauses gazole sont inadaptées aux variations aussi fortes et erratiques » des prix actuelles.E2F demande donc « une aide directe ponctuelle à valoir sur la dette fiscale et sociale de l’entreprise, dont le montant est fonction du type de bateau. C’est non seulement une question de logique économique comparée entre route et fleuve, d’équité pour conserver sa cohérence à la filière du transport, vitale sur le plan économique et de survie à terme pour nos TPE ».