« Nous avons changé d’époque pour le marché de l’emploi où la tension est extrême avec des difficultés à recruter très élevées. Le transport fluvial avait déjà du mal à attirer les talents et présentait une pyramide des âges vieillissante, comme les autres filières des transports et services ; puis, la pandémie est passée par là et nous avons perdu des salariés. L’activité a repris pour les marchandises en 2021, pour le tourisme en 2022 et il manque entre 200 et 300 membres d’équipage à bord des bateaux, selon une enquête express que nous avons mené à l’été 2022. Cette pénurie de main d’œuvre va sans doute s’accentuer à l’avenir et l’écart continuer à se creuser entre le personnel en poste et le niveau d’activité. Au point où l’on peut se demander si la croissance des activités va être soutenable pour les entreprises compte tenu des emplois vacants ? », a détaillé Didier Léandri, président délégué général d’Entreprises fluviales de France (E2F), lors d’une table ronde de Riverdating le 1 décembre 2022 au Havre, abordant la problématique de la formation, de l’emploi et de l’attractivité des métiers.
Dans la filière fluviale, comme dans les autres secteurs économiques, la pandémie aurait changé les envies et les aspirations des salariés, aurait entraîné chez ceux-ci une quête ou une recherche de sens différent pour leurs activités professionnelles.
De manière plus concrète, il y a eu « un retournement du rapport de force : les salariés choisissent et les entreprises doivent s’adapter, poursuit Didier Léandri. Le niveau des salaires a tendance à augmenter, d’autant plus dans le contexte de l’inflation avec des minima qui s’alignent. Les métiers de la filière fluviale supposent aussi un rythme de vie particulier pouvant rendre compliqué l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Il y a des horaires décalés, nocturnes, de la pénibilité, des contraintes ».
Un vivier de recrutement à renouveler
La filière fluviale vit aussi une autre révolution, qui lui est propre : le vivier traditionnel de recrutement, c’est-à-dire être batelier de père en fils sur plusieurs générations, ne fonctionne quasiment plus. « Recruter par cooptation », selon les mots de Jean-Pierre Rous, DRH de Sogestran, n’est plus une option suffisante.
« Le vivier est désormais à l’extérieur de la filière qui rejoint ainsi le modèle d’autres secteurs », dit Didier Léandri et pour lequel : « C’est une chance car les profils peuvent être plus variés, avec des jeunes talents et des moins jeunes en reclassement avec les carrières d’aujourd’hui qui connaissent des changements. Il nous faut proposer un parcours professionnel, nous devons apprendre à fidéliser les collaborateurs, si ce n’est pas dans leur entreprise qui sont majoritairement des TPE et PME, cela doit être dans la filière. Fidéliser les collaborateurs dans notre famille professionnelle avec des parcours d’évolution professionnelle, c’est tout l’enjeu que nous avons à relever ».
Autre constat posé par François Manouvrier, directeur du centre de formation des apprentis de la navigation intérieure (CFANI) : « La difficulté est de faire venir les jeunes à nos métiers qui sont très peu connus. C’est l’autre défi à relever : faire connaître les métiers de la filière fluviale. Des efforts sont réalisés en ce sens par E2F, par l’OPCO ; les entreprises ont aussi un rôle à jouer ».
Des métiers méconnus
La parole d’ailleurs a été donnée à l’une des plus grandes entreprises de la filière fluviale en France, le groupe Sogestran, basé au Havre, 75 ans en 2023, qui compte 1200 salariés dont 400 directement employés dans des métiers fluviaux du transport de fret sur les bassins de la Seine, de Rhône-Saône, les canaux du Nord (Dunkerque, Valenciennes), la Loire (entre Saint Nazaire et Nantes).
Pour son DRH, Jean-Pierre Rous : « L’emploi des navigants est une préoccupation avec des situations différentes selon les bassins. Sur la Seine et le Nord, les salariés sont souvent issus de la tradition batelière, c’est moins vrai sur le Rhône où c’est davantage diversifié, ce n’est pas du tout le cas sur la Loire où les collaborateurs viennent de la pêche ou de la marine marchande ».
Ce DRH est sur la même ligne que le directeur du CFANI : « La difficulté est la méconnaissance des métiers. On essaie d’attirer du personnel de l’extérieur. Pourtant, nos métiers ont des atouts : ils s’exercent dans un milieu naturel même si nous transportons pour des industriels. Dans la réalisation des activités, une attention forte est portée à la préservation de cet environnement naturel, ce sont des métiers au cœur de la transition énergétique. Ils demandent aussi des qualités de responsabilité, d’autonomie, ils ont du sens, nous transportons des marchandises de toutes les sortes, au cœur de l’économie ».
Quant au rythme de travail, « il peut paraître contraignant ou pas. Sur l’année, ce sont 147 jours travaillés avec une alternance 7 jours travaillés/7 jours repos ».
Ce DRH propose une explication supplémentaire au manque d’attractivité : « Les métiers fluviaux n’attirent pas car ils ne répondent pas à ce qu’attend la jeune génération actuellement : l’immédiateté. Ce qui fait la compétence d’un navigant, au-delà de l’obtention du permis de navigation, c’est l’acquisition de connaissances sur le fleuve, les courants, les ouvrages, etc. qu’on ne peut apprendre qu’avec le temps. Il y a une technicité qui s’acquiert seulement avec l’expérience. On ne confie pas à un jeune tout juste sorti de l’école un bateau transportant 2000 tonnes de produits ».
Un autre enjeu de ces métiers, comme beaucoup d’autres filières : la féminisation. Il a été rappelé qu’en 2021, la major de la promotion au CFANI était une femme.
Ou encore un autre rythme de travail, sur le modèle de ce qui commence à se faire ailleurs en Europe, où les embarquements à bord se font à la journée et non pas 7 jours consécutifs.
Image et promesse de l’emploi
L’établissement public Voies navigables de France (VNF) est lui aussi confronté à des difficultés de recrutement pour des profils de poste qui ne relèvent pas directement de la navigation mais plutôt de l’écosystème de la filière.
Pour les recrutements, VNF cherche « à être visible, attractif, à présenter une image et une promesse de l’emploi à destination des jeunes... Nous communiquons sur les réseaux sociaux, en présentant par exemple des témoignages des agents en poste », précise Olivier Hannedouche, DRH de l’établissement.
« Promesse de l’emploi », c’est, par exemple, participer aux défis du changement climatique, à la gestion de la ressource en eau… pas seulement la navigation. Cela met aussi en avant la politique RSE.
Ce DRH est revenu sur l’idée présentée en début de table-ronde sur des passerelles à mettre en place au sein de la filière pour faciliter les parcours et les évolutions au sein de la profession : « Il y a sans doute à créer quelque chose tous ensemble pour davantage de synergie entre les métiers de la voie d’eau au sein de l’écosystème ».