Un rapport du CGEDD (conseil général de l’environnement et du développement durable) et du CGE (conseil général de l’économie, de l’industrie et des technologies) publié en juin 2021 dresse un bilan de leur mission conjointe sur la gestion des risques liés à la présence « d’ammonitrates » (engrais et produits à base de nitrates d’ammonium, voir encadré) dans les ports maritimes et fluviaux. Une mission qui a été confiée à ces deux conseils par les ministres de l’Economie et de la Transition écologique dans la suite de la catastrophe du port de Beyrouth en août 2020 liée à une explosion de nitrate d’ammonium technique stocké et « oublié » dans un entrepôt.
« La catastrophe à Beyrouth le 4 août 2020 a remis en évidence le danger que pourraient représenter des quantités importantes d’ammonitrates. En France, dans le cas des stockages, ceux-ci sont encadrés par la règlementation des Installations classées et la règlementation Seveso. Dans le cas du transit par des ports maritimes ou fluviaux, il existe des dispositions spécifiques pour assurer la manutention en sécurité des produits dangereux. Il est apparu nécessaires de s’assurer que celles-ci sont efficaces et appliquées, et permettent de gérer d’éventuelles situations atypiques », résument les deux conseils sur le cadre de leur mission.
Ils rappellent « que le produit qui a explosé à Beyrouth était du nitrate d’ammonium technique, destiné à la fabrication d’explosifs et non des engrais, qui avait été entreposé pendant plusieurs années dans des conditions ignorant totalement les règles de base en matière de sécurité ».
Difficulté à collecter des données et informations
Les auteurs du rapport (Jérôme Goellner, François Marendet, Michel Pascal et Jean-Luc Vo Van Qui) témoignent d’abord des difficultés qu’ils ont eu à obtenir des informations et données fiables sur les produits concernés (voir encadré) qui sont pourtant des marchandises dangereuses, leurs volumes, leurs flux, leur présence ou non dans les ports maritimes et fluviaux.
Les produits « ammonitrates » ne sont pas facilement identifiables dans les différentes nomenclatures (ONU pour le transport des matières dangereuses, ICPE, Douanes, statistique des transports/NST).
La mission a eu lieu dans le contexte sanitaire et ses contraintes, ce qui peut expliquer l’absence de réponse de certains ports maritimes aux demandes d’informations par écrit.
Pour la partie sur les ports fluviaux, la mission a été confrontée à l’absence de représentation ou structuration globale et à la grande diversité de ces établissements : « L’identification des ports intérieurs est rendue difficile du fait des différents statuts et il n’en existe pas de liste formelle. Il existe l’association française des ports intérieurs (AFPI), mais elle ne regroupe pas tous les ports, Par exemple, n’en fait pas partie le port d’Elbeuf, où sont déchargées environ 17 000 t d’ammonitrates haute teneur par an ».
En plus d’une démarche écrite, « la mission s’est déplacée dans s’est déplacée dans les principaux ports maritimes et fluviaux concernés par le trafic d’ammonitrates et y a rencontré les différents acteurs, administrations, autorité portuaire, capitainerie et manutentionnaires ».
Pour les ports fluviaux, « au final, elle a procédé à une enquête par téléphone ou visioconférence lui permettant de reconstituer peu ou prou la carte des stockages et des flux, mais ceci n’est sans doute pas exhaustif ».
Un encadrement clair dans les ports maritimes
A l’arrivée, les informations recueillies conduisent la mission a indiqué : « Concernant le trafic par voie maritime ou fluviale de nitrate d’ammonium technique (celui qui a explosé au port de Beyrouth, NDLR) est très faible ». Les autres produits contenant du nitrate d’ammonium, notamment les engrais, « représentent des tonnages beaucoup plus conséquents » car « la France est la plus grande consommatrice ouest-européenne d’ammonitrates, et ceux-ci sont majoritaires dans les apports d’azote, même s’ils sont en légère décroissance ».
Les produits présents dans les ports français, maritimes ou fluviaux, sont donc essentiellement des ammonitrates (c’est-à-dire des engrais) et non du nitrate d’ammonium technique. « Hors ICPE, la présence d’ammonitrates dans les ports est constituée par les dépôts à terre. Dans les ports maritimes, ces dépôts sont strictement encadrés en ce qui concerne la localisation à l’intérieur du port, la quantité maximale admissible, les règles de stockage (ilots de taille limitée) et la durée de séjour (quelques jours). Dans les ports fluviaux, il n’y a pas en général de dispositions particulières. Sauf cas particulier, l’information sur la quantité présente à un moment donné sur un port n’est pas disponible ».
Le rapport précise : « Les ports maritimes, les plus concernés, Nantes, Rouen, Honfleur, Saint Malo, Le Légué, Les Sables d’Olonne et Rochefort, reçoivent environ 130 000 t sur les 1 500 000 t d’ammonitrates consommés en France.
Des ammonitrates haut dosage, pour une quantité plus limitée, estimée à 50 000 t, arrivent aussi par voie fluviale, via la Seine, le Rhin ou la Moselle. Tous les autres ammonitrates sont distribués par route, le fer étant devenu marginal. La mission n’a pas identifié de trafic récent d’ammonitrates haut dosage sur la façade méditerranéenne et sur l’axe Rhône-Saône, qui était antérieurement concerné ».
Les GPM du Havre, de Dunkerque et de Marseille accueillent chacun du transit de nitrate d’ammonium technique en conteneurs.
Le document ajoute : « Seuls les ports d’Honfleur, de Nantes/Saint-Nazaire et des Sables d’Olonne comportent des ICPE soumises au moins à déclaration pour le stockage de produits à base de nitrate d’ammonium. Les ports de Rouen et Nantes/Saint-Nazaire comportent des ICPE d’industriels fabriquant des ammonitrates, respectivement Boréalis et Yara. Des stockages peuvent exister dans d’autres ports, notamment La Rochelle, Ambès et Bayonne mais ces ports n’ont plus aujourd’hui de trafic maritime d’ammonitrates et les stockages sont alors desservis uniquement par la route ».
Selon le rapport : « Le transit des matières dangereuses et notamment des ammonitrates dans les ports maritimes fait l’objet d’un encadrement clair, par un règlement national complété par des règlements locaux. Ceux-ci font l’objet d’un contrôle formalisé par les capitaineries des ports ». Celles-ci, « même celles des grands ports maritimes, sont toutefois apparues assez isolées », ce qui conduit les auteurs à recommander « qu’une animation des capitaineries soit assurée au niveau national. Logiquement ce rôle devrait être assuré par la DGITM, avec la DGPR pour ce qui concerne les matières dangereuses, mais cela doit être formalisé et les moyens nécessaires identifiés ».
Des lacunes réglementaires côté fluvial
Pour la partie navigation intérieure, le rapport note que « le trafic fluvial de matières dangereuses, et notamment d’ammonitrates, en France ne concerne que le réseau à grand gabarit. On distingue quatre zones : la Seine, le secteur Rhin-Moselle, l’axe Rhône-Saône, et les canaux des Hauts-de-France.
Des trafics fluviaux d’ammonitrates haut dosage ont été identifiés à Elbeuf, Metz, Neuves-Maisons et Strasbourg. A Ottmarsheim, le trafic fluvial ne concerne que des ammonitrates moyen dosage, non classés matière dangereuse au titre de l’ADN.
Sur le Rhône et la Saône, les stockages implantés sur les ports peuvent contenir des ammonitrates haut dosage mais sont desservis uniquement par camions ».
Le trafic est nul sur le Rhône et les canaux du Nord. Il est spécifique à un producteur et à un port (Elbeuf) sur la Seine, et est assez important sur la Moselle et sur le Rhin »
Selon le rapport, la règlementation ports fluviaux pour les matières dangereuses et son application laissent à désirer.
« Sur certains secteurs de la voie d’eau, un bateau transportant des matières dangereuses a une obligation d’annonce de passage au gestionnaire de la voie d’eau. La mission a constaté que, sur le Rhin, cette obligation était effective ainsi que sur le Rhône. Toutefois elle n’en a trouvé aucune trace sur les autres itinéraires. En conséquence il existe un doute sur l’application générale de cette obligation. La mission considère qu’a minima un dispositif d’annonce du transport de matières dangereuses devrait être mis en place partout ».
Les lieux de chargement/déchargement dédiés sont l’autre volet de cette réglementation qui présente des lacunes.
Le rapport souligne : « L’ADN demande que, s’agissant des matières dangereuses, tout lieu de chargement ou de déchargement, port ou non, soit désigné par l’autorité compétente, à savoir le préfet. En outre, le RGPNI stipule que le chargement et le déchargement d’un bateau ne peut se faire que dans un port ou un lieu désigné par le préfet. Il apparaît que cette disposition n’est pas mise en application, des déchargements ayant lieu dans certains ports ou sur certains appontements sans que ceux-ci soient connus des pouvoirs publics ». Il en va « ainsi pour le port d’Elbeuf, où sont déchargées chaque année 17 000 t d’ammonitrates haut dosage, soit une quantité équivalente à celle déchargée dans plusieurs ports maritimes. Cette situation était méconnue de l’ensemble des services de l’Etat et ces opérations ne font dès lors l’objet d’aucune prescription et d’aucun contrôle. En outre, ces ammonitrates haut dosage sont déchargés en vrac, ce qui est interdit dans les ports de Rouen ou du Havre, quelques km en aval ».
Aussi, la mission recommande « afin d’améliorer la connaissance et l'application de l’ADN par les acteurs concernés, que le ministère de la transition écologique désigne la DREAL comme appui de l’autorité compétente locale (préfet) et confie à VNF la responsabilité de décliner le règlement national de transport et de manutention des matières dangereuses transportées par voie fluviale dans les RPPNI, destinés à être présentés à la signature des autorités locales compétentes (préfets). Elle recommande en particulier à VNF et aux DREAL de veiller à ce que ces RPPNI identifient les lieux où peuvent être chargées ou déchargées des matières dangereuses, comme prévu par l’ADN ».
Pour les auteurs, « on ne constate depuis 2003 aucun accident grave en France du fait de ce produit mais les incidents sont nombreux. Si la probabilité d’occurrence d’un accident est faible, le danger est élevé. Une explosion d’un stock même limité d’ammonitrates haut dosage peut provoquer des dégâts considérables, comme en témoigne la catastrophe d’AZF à Toulouse. Ceci justifie que ces ammonitrates fassent l’objet d’une attention toute particulière ».
L’ensemble du rapport et des formulations est accessible sur le site internet du CGEDD.
Un peu de vocabulaire
Le rapport du CGEDD et du CGEIET sur la gestion des « ammonitrates » dans les ports maritimes fluviaux apporte des précisions de vocabulaire.
Le terme « ammonitrates » est réservé pour les engrais et le terme « produits à base de nitrate d’ammonium » est utilisé pour désigner l’ensemble des produits.
Les auteurs distinguent :
• L’espèce chimique nitrate d’ammonium (NH4O3).
• Le nitrate d’ammonium technique :
« Compte tenu des propriétés explosives de l’espèce chimique NH4NO3, celle-ci est utilisée pour fabriquer une base d’explosifs, en général appelée nitrate d’ammonium technique, constitué de l’élément chimique presque pur et se présentant de préférence sous forme de granulés poreux (nitrate d’ammonium basse densité). Le pouvoir explosif intrinsèque est limité, environ le tiers du même poids de l’explosif de référence, le TNT (trinitrotoluène). Il est très bon marché. Pour son utilisation, le nitrate d’ammonium technique est additionné de fuel. Il est largement utilisé dans les carrières et les travaux publics ».
• Le nitrate d’ammonium en solution chaude (NASC) qui « est un produit intermédiaire industriel. C’est une solution très concentrée de nitrate d’ammonium dans l’eau, qui est utilisée pour fabriquer les divers produits à base de nitrate d’ammonium par évaporation de l’eau ».
• Les engrais ammonitrates à haut dosage (AN HD).
• Les engrais ammonitrates à moyen dosage (AN MD).
• Les engrais composés à base d’ammonitrates : engrais complexes et engrais de mélange.