« Nous avons une mauvaise image environnementale dans l’opinion publique, il faut agir pour changer cette situation », a relevé Philippe Louis-Dreyfus, président du conseil de surveillance de Louis Dreyfus Armateurs, lors de la deuxième édition du Shipping Day organisé par Armateurs de France le 9 avril 2019 à Paris.
En interprétant de manière erronée des travaux d’un chercheur américain, le mouvement des gilets jaunes a joué un rôle ces derniers temps dans cette situation, désignant les acteurs de l’économie bleue comme des responsables d’émissions polluantes très élevées avec les navires. L’objectif des gilets jaunes était de démontrer que comparativement à d’autres acteurs des transports dont le maritime, l’automobiliste était « injustement » taxé dans le contexte de hausse des carburants.
Il faut rappeler que le transport maritime rejette des émissions atmosphériques mais ne représente qu’environ 3 % de l’ensemble des émissions mondiales de CO2, selon l’Organisation maritime internationale (OMI). Il faut aussi indiquer que cette organisation internationale et ses pays membres se sont engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique en arrêtant une stratégie en 2018 et en engageant une réflexion pour proposer des solutions concrètes et opérationnelles à court, moyen et long termes. Il y avait eu en 2016 l’adoption du « Global Sulphur Cap 2020 », qui impose une limitation des émissions de dioxyde de soufre à 0,5 % sur l’ensemble des mers du globe, au lieu de 3,5 % actuellement, en dehors des zones d’émissions contrôlées. Cette mesure doit entrer en vigueur le 1er janvier 2020.
Participante à l’une des tables rondes du Shipping Day, Nicole Taillefer, ambassadrice, représentante permanente de la France à l’OMI, se souvient : « Seuls deux Etats -la France et la Suède- ont évoqué ce qui se passait lors de la COP 21 avec l’Accord de Paris lors d’une réunion à l’OMI en 2015. La signification de l’Accord de Paris, la mobilisation pour le climat et la planète était pourtant claire. Il était évident que l’OMI allait s’en emparer et le transport maritime allait être concerné. Depuis, en 4 ans, il y a eu beaucoup de progrès dans la prise de conscience parmi les pays à l’OMI, ce qui a permis d’aboutir à une ambition importante avec une stratégie et des objectifs à court, moyen et long termes ».
Une stratégie arrêtée, des mesures à proposer
A l’occasion du 72è Comité de protection de l’environnement du milieu marin (MEPC) qui s’est tenu à l’OMI du 9 au 13 avril 2018, les 173 pays présents se sont ainsi mis d’accord sur une stratégie de réduction des émissions de gaz à effet de serre du transport maritime, « étape historique dans la lutte contre le réchauffement climatique ». Les Etats signataires s’engagent à atteindre 3 objectifs en vue de supprimer, à terme, les émissions :
-Un objectif de court terme : plafonner les émissions le plus tôt possible,
-Un objectif de moyen terme : réduire les émissions à la tonne transportée d’au moins 40 % d’ici à 2030 par rapport à 2008,
-Un objectif de long terme : réduire le volume total des émissions annuelles d’au moins 50 % d’ici 2050 par rapport à 2008.
Les États se sont par ailleurs engagés à œuvrer pour parvenir à la décarbonation totale du transport maritime à un horizon encore non daté.
« Cette décision donne un signal fort à l’industrie et au monde de l’ambition de l’OMI dans la lutte contre le réchauffement climatique, a souligné Nicole Taillefer. Il faut savoir que selon le GIEC, il y a une accélération du dérèglement climatique, d’où l’OMI devra sans doute revoir les pourcentages et les dates définies. Cette décision lors du MEPC d’avril 2018 montre déjà qu’un changement radical est en marche pour et vers la décarbonation du secteur. Il faut aussi comprendre que nous sommes en train d’établir des mesures concrètes et opérationnelles pour mettre en œuvre cette stratégie ».
Parmi ces mesures, il y a une soumission française à l’OMI préconisant la mise en œuvre d’une régulation de la vitesse des navires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES). « Il s’agit d’une mesure immédiatement disponible et dont l’efficacité est réelle pour relever le défi environnemental auquel le transport maritime internationale est confronté. Elle doit être réglementée au niveau international pour une application pérenne et afin d’éviter toute distorsion de concurrence », souligne Armateurs de France qui a largement participé à l’élaboration de cette soumission et soutient la version finale du texte qui va être discutée lors du 74è MEPC en mai 2019. Cette mesure ne nécessite aucun investissement particulier.
La réduction de la vitesse, une solution gagnant/gagnant
La réduction de la vitesse n’est pas un concept nouveau. Elle a été mise en place dans les années 1970 pour les pétroliers et après la crise financière de 2008 pour les porte-conteneurs. « La motivation première de la réduction de la vitesse n’est pas environnementale, a indiqué Pierre Cariou, professeur senior à Kedge Business School. C’est d’abord un moyen de compenser la surcapacité conjoncturelle de la flotte et de réduire les coûts liés aux carburants. Mais peu importe, cela peut-être une solution gagnant/gagnant ». Dans une étude réalisée sur plus de 170 services conteneurisés déployés entre 2007 et 2016, le constat a été fait que la vitesse a été réduite de 22 % et que le nombre de navires déployés a augmenté de 12 %. Globalement, les émissions du transport conteneurisé (environ 25 % des émissions mondiales) auraient été réduites de 33 % depuis 2007, dont environ 18 % s’explique par une moindre vitesse. Une réduction de la vitesse de 10 % réduirait la demande d’énergie et donc les émissions de GES de 27 %.
Concernant la réduction de vitesse, il faut toutefois comprendre que « cette mesure ne peut s’appliquer à tous les types de navires de façon indifférenciée », explique Armateurs de France. Comme pour les porte-conteneurs, la vitesse est déjà basse, il s’agit de viser les navires des secteurs des vracs liquides et secs qui représentent deux tiers des unités de la flotte mondiale. L’armement français Louis Dreyfus Armateurs est particulièrement concerné et impliqué dans la démonstration de l’efficacité environnementale de cette mesure.
« La soumission de cette mesure est programmée lors de la réunion du 74è MEPC en mai 2019, a indiqué Nicole Taillefer. La France propose l’optimisation de la vitesse qui est une mesure de court terme pour préparer les mesures nécessaires à long terme afin de permettre aux armateurs de s’organiser pour atteindre les objectifs fixés pour 2030 et 2050. Cette mesure pourrait être adoptée en 2020. Il faudra convaincre les autres pays membres de l’OMI qui, eux aussi, proposent des mesures mais davantage à moyen terme que celle de la France. Il y a, par exemple, des propositions sur une limitation de la puissance des moteurs et la possibilité de libérer davantage de puissance en cas de nécessité ».
Fonctionner de manière intermodale
Une dynamique est donc lancée au niveau international pour engager le transport maritime sur la voie de la décarbonation, de la réduction de ses émissions de GES, qui ont un effet sur le climat, mais aussi de la réduction de l’oxyde de soufre et des particules fines, qui eux ont des répercussions très négatives sur la santé humaine. Certes, le niveau de prise de conscience apparaît encore variable parmi les armateurs de tous les pays, certains, comme en France, sont davantage convaincus que d’autres en Europe ou dans le monde. « Il s’agit d’une responsabilité sociétale, a déclaré Philippe Louis-Dreyfus, pas seulement d’une question entre professionnels du secteur du transport. La France possède une flotte réduite mais une grande voix mondiale et peut jouer un rôle important à l’OMI ».
S’il y a une dynamique à l’international, une démarche collective est aussi à l’œuvre en France avec un groupe de travail dédié à la « transition énergétique et écologique du secteur maritime », a annoncé Frédéric Moncany de Saint-Aignan, président du Cluster maritime français, lors du Shipping Day. « Nous avons une obligation d’aller vers la transition énergétique, écologique, environnementale des activités maritimes. Il y a une pression sociétale. Il y a la volonté du gouvernement. L’objectif du groupe de travail est de remettre au gouvernement d’ici la fin de l’année une feuille de route qui détaillera comment le secteur maritime s’engage vers cette transition avec des points précis sur les plans réglementaires et opérationnels ». (voir encadré).
Pour Jacques Gérault, conseiller institutionnel de CMA CGM : « Il ne faut pas oublier le volet terrestre pour la transition énergétique et écologique des transports. Envisager de dupliquer ce qui va se faire dans le maritime au terrestre. Il y a deux grands ports maritimes en France qui disposent chacun d’un grand fleuve, de chemin de fer et d’un réseau routier pour desservir l’hinterland. Il est regrettable de ne pas fonctionner de manière intermodale, de ne pas utiliser toutes les solutions terrestres disponibles, le ferroviaire, le fluvial » pour tous s’engager dans la transition énergétique et écologique des transports.
Le Cluster maritime français (CMF) a réuni le 10 avril 2019, un nouveau groupe de travail synergie dédié à la « transition énergétique et écologique du secteur maritime ». L’affluence a été très importante à cette première réunion, indique le CMF, avec près de cent participants, représentant l’ensemble des activités maritimes, mais aussi parfois « non maritimes ». Les prises de parole ont montré que l’attente est forte, tant du côté des entreprises que des territoires mais aussi de l’Etat, de passer des projets et démarches sectoriels fragmentées, à un travail collectif de mise en cohérence et de développement de synergies intersectorielles, poursuit le CMF. L’objectif, présenté par le président du Cluster, Frédéric Moncany de Saint-Aignan, est de « définir la vision de notre secteur à 2050, c’est-à-dire, comprendre comment l’impérieuse nécessité d’une transition environnementale, les multiples règlementations et les attentes de nos concitoyens vont amener à mettre en œuvre des solutions concrètes et ambitieuses d’ici à 2050 ».
C’est dès aujourd’hui qu’il faut faire des choix dans une « approche systémique » a souligné Yann Tremeac de l’Ademe, premier partenaire co-financeur de ce projet, rappelant que les synergies créées entre les différents acteurs sur toute la chaîne de valeur créeront les effets de levier pour accélérer cette transition.
Le CMF rappelle que le gouvernement attend une feuille de route collective d’ici la fin de l’année, comme l’a expliqué François de Rugy, ministre de la transition écologique et solidaire aux Assises de l’économie de la mer à Brest le 27 novembre 2018 et dans un récent article de la revue Marine & Océans. Thierry Coquil, directeur des Affaires maritimes appelait la communauté maritime à « bousculer l’Etat » en présentant leurs besoins et objectifs pour travailler à la mise en œuvre commune de solutions.
C’est donc une démarche « public-privé » qui est amorcée, souligne le CMF, reposant sur une méthode de travail assortie d’outils numériques pour gérer la complexité des sujets. Deux phases vont rythmer les travaux. La première phase va avoir pour objectif de réaliser « un état de l’art pour faire le bilan de ce qui existe et réaliser une cartographie des enjeux, besoins et solutions de l’ensemble des activités maritimes, en identifiant les convergences entre acteurs et en allant chercher dans d’autres secteurs des innovations et bonnes pratiques ». La deuxième phase sera celle de « l’écriture de la vision au gré d’ateliers thématiques centrés sur les axes prioritaires relevés lors de la première étape ».
Cette « Vision à 2050 » sera présentée dans une plateforme numérique qui permettra de partager des informations fiables, de mieux comprendre les enjeux, de valoriser ce que le secteur fait déjà et d’accélérer les synergies entre les membres du CMF dans un double objectif : développer les solutions et donc les marchés de la transition énergétique ; définir les modèles d’accompagnement de cette transition, tant dans l’évolution des règlementations que des financements et autres services essentiels.