NPI : Quelle position occupe ABC sur le marché des moteurs ?
Tim Berckmoes : Dans les moteurs mi-lents, il n’y a, dans un rayon de 700 kilomètres autour de Gand, personne qui fait ce que nous faisons et nous n’avons aucun concurrent direct ni en France ni aux Pays-Bas. Avec une dizaine d’acteurs internationaux actifs sur le même marché, la concurrence reste néanmoins rude. Nous nous distinguons notamment en visant une valeur ajoutée maximale et une fiabilité et qualité élevées. Un moteur ABC est un produit durable, dont la durée de vie peut facilement aller jusqu’à 40 ans. Le coût d’investissement est plus élevé, mais les coûts opérationnels sont plus faibles.
La concurrence s’est toutefois renforcée dans la navigation intérieure, où des moteurs de poids lourds ont été « marinisés » et où l’on adopte aujourd’hui plus souvent une philosophie de remplacement que d’adaptation.
NPI : Faut-il y voir un effet de la transition énergétique?
T.B. : Cela peut jouer, bien que les nouvelles législations en matière d’émissions ne s’appliquent dans la règle pas aux bateaux existants et tiennent compte de leur longévité. Nous offrons d’ailleurs des « retrofit kits » pour mettre nos moteurs en conformité avec des normes plus sévères ou passer à un nouveau carburant, que ce soit le biodiesel, le GNL, le GNC, l’hydrogène… Nous avons toujours suivi l’évolution de la réglementation, notamment en développant une gamme de filtres à particules et de catalyseurs qui répondent aux normes Euro 5, voire Euro 6.
NPI : Avez-vous été affecté par la crise sanitaire?
T.B. : Nous sommes restés pleinement opérationnels. La diversité des créneaux sur lesquels nous travaillons nous met relativement à l’abri de fluctuations conjoncturelles dans un secteur particulier. En 2020, nous avons même enregistré un nombre record de commandes. Mais nous constatons que certains opérateurs ont rallongé leurs intervalles d’entretien pour réduire leurs coûts et que certaines flottes ont été temporairement à l’arrêt.
NPI : Comment un motoriste passe-t-il d’un environnement monofuel à un avenir où l’offre en carburants devient multiple ?
T.B. : ABC fait du multifuel depuis au moins vingt ans. Au départ, nous avons tenté de répondre à toutes les demandes de nos clients, en allant très loin dans cette démarche : huile de friture, de palme, de soja, d’olive, de poisson… Techniquement, tout cela fonctionnait parfaitement, mais ces marchés ne se sont pas révélés viables. La vogue des moteurs au gaz n’a pas duré dans la navigation intérieure, mais nous en avons toujours dans notre gamme et nous continuons à en vendre.
Depuis, nous avons changé de fusil d’épaule. Nous nous sommes fixé pour but de parvenir le plus rapidement possible au « zéro émission » et nous avons conclu le partenariat BeHydro avec le groupe CMB. Notre moteur bicarburant qui tourne à 85 % à l’hydrogène va trouver ses premières applications dans le remorquage et le shortsea.
Une version 100 % hydrogène est déjà à l’essai et sortira dans les mois à venir. Le grand avantage, c’est que nous transformons ainsi le moteur à combustion en un produit durable. Ces moteurs n’émettent ni azote, ni particules, ni CO, ni CO2. A la sortie, il n’y a que de la vapeur d’eau. Le produit que nous fabriquons ici depuis plus d’un siècle, devient ainsi futureproof.
Les étapes suivantes porteront sur le méthanol et l’ammoniaque, qui sont en fait des dérivés de l’hydrogène. Nos efforts en recherche et développement vont prioritairement à cette filière-là. Nous comptons sur elle pour regagner des parts de marché dans le fluvial.
NPI : Comment faire le bon choix face à cet avenir multi-carburant ?
T.B. : C’est une incertitude que connaissent beaucoup de parties. Mais l’avenir sera multifuel. En fonction du secteur et de l’application, tel ou tel carburant émergera comme étant le plus approprié. Dans la navigation intérieure, il y a de fortes chances pour que l’hydrogène l’emporte. Le soutage se trouve facilité par la proximité d’un réseau de production et de distribution toujours plus dense, les zones à émissions réduites vont se multiplier…
NPI : L’incertitude est elle palpable chez les bateliers ?
T.B. : Leurs choix me semblent surtout dictés par les possiblités de subventionnement, qui portent souvent sur des composants comme les systèmes de post-traitement. Plus que les considérations d’ordre technique, c’est l’aspect économique qui l’emporte. Il faut reconnaître que les nouveaux moteurs et carburants restent pour l’heure plus chers, même si l’écart se réduit. En outre, un carburant comme l’hydrogène entraîne une complexité plus grande dans des domaines comme le stockage et la sécurité, ce qui peut susciter des réticences et n’est pas neutre en termes de coûts. Même les sociétés de certification doivent se familiariser avec cette technologie nouvelle.
L’hydrogène est techniquement prêt. Le méthanol requiert encore une ou deux années de mise au point. Nous avons déjà un monocylindre au méthanol, mais nous ne sommes pas encore satisfaits de ses performances. Pour l’ammoniaque, il faut trouver des réponses adéquates au problème de la toxicité de ce produit. Mais ce n’est pas parce qu’une technologie est disponible, que les clients, l’infrastructure, les investissements suivent au même rythme.
NPI : La disparition des moteurs classiques est-elle déjà programmée ?
T.B. : Je suis persuadé que le moteur diesel n’est pas près de disparaître. Avec les systèmes de post-traitement et les catalyseurs DeNOx que nous avons développés, nous répondons déjà quasiment aux normes StageVI et les émissions se limitent au CO2. Des solutions de captage se dessinent à l’horizon. Si elles se concrétisent, le moteur diesel a toutes les chances de rebondir. Comme vecteur d’énergie, le diesel présente des atouts difficiles à égaler en termes de sécurité, de soutage, de disponibilité, de coût.
NPI : L’Europe soutient-elle efficacement la transition énergétique ?
T.B. : Les aides européennes sont pour nous une énorme frustration. Pour notre projet sur le méthanol, nous avons introduit un dossier auprès de Bruxelles. Cinq de nos ingénieurs y ont consacré des mois de travail mais n’ont pas suffi pour remplir toutes les procédures requises. Celles-ci sont tellement complexes qu’il nous a fallu engager des consultants… qui réclament 20 % des subventions. Nous ne sommes pourtant pas une petite entreprise. Autant dire que le seuil est infranchissable pour les acteurs de plus petite taille. L’Europe doit faire beaucoup mieux pour rendre ses systèmes d’aide plus accessibles. Nous continuons à investir au rythme d’environ 10 millions d’euros par an, mais nous avons renoncé à demander une aide européenne pour un projet suivant.
NPI : Quel est pour vous le potentiel du rail ?
T.B. : La SNCB dispose de près de 200 locomotives équipées d’un moteur ABC. Nous pourrions parfaitement les transformer pour fonctionner à l’hydrogène ou au méthanol. Selon une étude, il existe un important potentiel de « verdissement » du côté des locomotives de manœuvre. Nous avons déjà élaboré un concept de locomotive où les réservoirs de diesel sont remplacés par des réservoirs à hydrogène. C’est techniquement faisable, mais il faut pouvoir faire le plein quotidiennement. La SNCB ne fait cependant pas preuve d’une grande ambition dans ce domaine. L’impulsion devra sans doute venir du monde politique. Par ailleurs, dans bon nombre de pays européens, le réseau ferroviaire a déjà connu une électrification poussée. Mais dans des pays comme l’Ukraine et la Russie, le potentiel reste énorme.
Une société familiale créée en 1912
ABC (Anglo-Belgian Corporation) est une société familiale belge créée en 1912. C’est un constructeur de moteurs semi-lents pour applications lourdes, de 600 à 1 000 t/ min, d’une puissance de 600 kW à 10 MW, pour les navigations maritime et intérieure, le dragage, le remorquage, la traction ferroviaire, les générateurs d’électricité, les groupes auxiliaires et les installations de pompage. 100 à 200 moteurs sont produits par an avec 90% de la production exportée, notamment vers la France (principal marché étranger avec 30 à 40 moteurs). Le chiffre d’affaires est de 80 à 100 M€ par an, dont 60% lié à la navigation.