Le port autonome de Strasbourg prend un peu plus encore le virage du multimodal. Les ambitions qu’il s’est fixé en matière de ferroviaire devraient accentuer le rééquilibrage partiel déjà observé entre le rail et la voie d’eau dans ses trafics. Celui en mode ferré est appelé en effet à doubler dans les dix ans par rapport à son niveau actuel de 1,3 million de tonnes par an, à comparer aux 7 millions de tonnes fluviales de 2021.
La multiplication par deux doit être la résultante de la stratégie de développement du ferroviaire dévoilée en fin d’année 2021 (voir article de NPI). Elle-même découle de la double étude, économique et technico-judiciaire, qui visait à traduire en données plus concrètes l’impression que les conditions sont favorables au développement ferroviaire sur la zone strasbourgeoise. « Nous pensions qu’il y avait un potentiel de croissance, son chiffrage sous forme d’un doublement en dix ans va un peu au-delà que ce que nous imaginons. Et il se trouve rejoindre la stratégie nationale du fret ferroviaire, présentée ultérieurement à notre étude », souligne Frédéric Doisy, directeur général délégué des Ports de Strasbourg. De plus, dans le contexte des aléas de navigabilité du Rhin qui renchérissent le coût du fluvial, « le ferroviaire retient l’attention croissante de chargeurs situés dans une supply chain de plus en plus tendue », rappelle Emilie Gravier, directrice du développement des Ports de Strasbourg.
Le potentiel des caisses mobiles
Strasbourg identifie deux principaux vecteurs de croissance pour le ferroviaire. Le premier, sans surprise, consiste en le développement des conteneurs pleins, ceci dans trois directions. Tout d’abord, les débouchés traditionnels de la mer du Nord par la création de nouvelles navettes hebdomadaires telle qu’elle a été constatée depuis mi-2021 (successivement Naviland Cargo vers Zeebrugge, puis Multi Modal Rail et enfin Haeger & Schmidt tous deux vers Rotterdam), portant le total à 17, pour une perspective d’une trentaine en 2030. « Mais il y a urgence d’augmenter les capacités par des sillons supplémentaires à Strasbourg pour suivre la demande. La mise en place de notre navette a été particulièrement longue, plusieurs mois, le temps de trouver à Strasbourg les créneaux horaires qui puissent coïncider avec ceux, fort contraints eux aussi, à Rotterdam », relève Evelyne Hum, directrice de l’agence Haeger & Schmidt (voir article de NPI).
Puis en direction de l’est, le potentiel concerne le lien avec Duisbourg de façon à « installer » Strasbourg sur la carte de la Nouvelle Route de la Soie, comme prolongement de son terminal européen et comme porte d’entrée française. Enfin, les regards se tournent vers les ports maritimes français. Tout en restant prudents sur un sujet qui a déjà suscité des espoirs puis des déceptions, les Ports de Strasbourg voient dans leur stratégie et, en parallèle, dans les investissements ferroviaires à Dunkerque une opportunité de monter et pérenniser une liaison directe avec la mer du Nord française. « Une telle offre pourrait aussi s’appuyer sur des étapes dans les plateformes intérieures, du Nord de la France et de Lorraine », avance Frédéric Doisy.
L’autre vecteur de croissance concerne les caisses mobiles. La combinaison rail-route qui les caractérise renforcerait le profil multimodal de l’établissement strasbourgeois. Le contexte est favorable, avec le déploiement progressif des ZFE (zones à faibles émissions) qui rebattent les cartes de l’acheminement de marchandises en agglomération dans le sens d’un trafic d’abord massifié (par le rail) puis d’une redistribution individualisée des derniers kilomètres. D’où l’idée de monter des liaisons ferrées vers différentes grandes villes. « Elles impliqueraient un cadencement plusieurs fois par semaine voire une fois par jour : on ne peut imaginer de dire à un client qu’il doit attendre sa livraison une semaine de plus au motif que son chargement a manqué de peu le dernier départ de train », appuie Emilie Gravier. En outre, le sujet des caisses mobiles offre l’opportunité de tourner le regard vers un autre débouché très marginal aujourd’hui au départ de Strasbourg : la Suisse et ses tunnels alpins du Gothard et du Lötschberg particulièrement performants et prisés pour ce type d’offre, direction Milan puis Gênes.
Approche commune avec Kehl
Outre de nouveaux sillons au terminal nord, le développement du ferroviaire repose sur la construction du nouveau terminal dans la zone sud. Les études techniques préalables et les procédures administratives classiques (étude d’impact environnemental, loi sur l’eau…) suivent leur cours conformément au calendrier qui vise leur bouclage en juin 2023, prélude à deux ans de travaux devant aboutir à la mise en service début 2026 sur 4,2 hectares qui comprend un mur de quai de 140 mètres, deux voies de 750 m et la grue portique trimodale.
Les améliorations planifiées à Strasbourg n’auront toutefois pas d’effet si elles viennent buter sur des obstacles à la frontière allemande : l’interopérabilité des locomotives -le sujet est à nouveau sur la table des techniciens- et le goulot d’étrangement à Kehl du fait de sa gare sous-dimensionnée. « Nous en avons parfaitement conscience, d’autant que nous partageons avec Strasbourg l’ambition d’une croissance du trafic ferroviaire dans les cinq ans. C’est pourquoi nous avons comme priorité d’obtenir de la Deutsche Bahn la modernisation de cette gare qui a été conçue il y a trente ans lorsque le trafic atteignait 800 000 tonnes, il a triplé depuis », déclare Volker Molz, directeur du port de Kehl.
Par ailleurs, la stratégie strasbourgeoise pro-ferroviaire n’est évidemment nullement anti-voie d’eau, pour laquelle des investissements récurrents se poursuivent. Ni anti-route. Le port autonome conserve l’objectif d’améliorer les accès à la zone, il avance sur le sujet du ferroutage, à partir de l’étude de marché datant de 2019 et il affirme sa volonté de démultiplier les points d’avitaillement pour du carburant « propre », au-delà de la station aujourd’hui unique de GNV de la zone, située dans le secteur Eurofret. De sorte à être pleinement trimodal.
Coups de pouce financiers
Favoriser le multimodal pour la logistique du dernier kilomètre constitue un autre objectif clé pour les Ports de Strasbourg. C’est même celui qui se concrétise de la façon la plus immédiate, avec les incitations financières mises en place depuis le 1er janvier 2022 (voir article de NPI).
Le port autonome rend gratuites les circulations internes à son réseau ferré (100 km) et exonère de redevance ferroviaire pour trois ans les trafics nouveaux venant du Bas-Rhin pour des derniers kilomètres par rail au lieu de la route. De plus, il rembourse 50 % des droits de port en année N+1 pour tout opérateur qui aura atteint en année N un trafic barge-barge d’au moins 100 conteneurs pleins, et 100 % de ces droits pour l’atteint du même volume en mode barge-train. Selon Frédéric Doisy, « l’idée est de proposer un coup de pouce qui puisse potentiellement lever le frein financier au report modal, dans une configuration de courte distance où le ferroviaire perd en soi de sa rentabilité ».