Il a fallu moins de vingt ans pour que la Chine devienne un acteur prépondérant du transport maritime international et contrôle l’ensemble de la chaîne de valeur. La Chine déroule depuis 2013 son programme des « nouvelles routes de la Soie (One Belt, One Road, OBOR) » pour développer des infrastructures et connecter le pays au monde.
Grâce aux réserves financières qui semblent inépuisables d’Exim Bank of China, l’Empire du Milieu investit à coup de milliards de dollars, s’assurant la prise de contrôle des aéroports, des ports, des voies de chemins de fer et ce, dans le monde entier. « Est-ce une stratégie commerciale, une volonté hégémoniste ? », interroge Jean-Claude Sarremejeanne, président de la société de manutention Sosersid à Fos et de l’Union maritime et fluviale de Marseille-Fos. La Chine veut sécuriser ses marchés et ses approvisionnements en matières premières. « Ainsi, chaque année, le pays importe un milliard de tonnes de minerai de fer », précise le manutentionnaire d’Arcelor-Mittal. 28 % des conteneurs exportés dans le monde sont expédiés depuis la Chine.
Le groupe chinois Cosco Shipping Ports Ltd, gestionnaire de terminaux portuaires, a vu son trafic bondir de 48 % en dix ans passant de 40 à 59 millions d’EVP entre 2009 et 2019. Pékin, qui contrôle désormais 10 % des ports européens (Savone, Zeebrugge, Bilbao, Valence), a su habilement tirer les ficelles des pays les plus fragiles financièrement. Au bord de la faillite, la Grèce a vendu le port du Pirée, devenu le hub d’éclatement des marchandises venues de Chine vers l’Europe et l’Afrique. Tombé dans l’escarcelle de Cosco, Le Pirée a vu son flux conteneurisé bondir de 2 à 6 MEVP en seulement trois ans.
Priorité à la souveraineté, en France
Confier l’exploitation d’infrastructures stratégiques, certes, à condition de ne pas toucher à la souveraineté, rappelait, fin décembre 2019, Hervé Martel, directeur du GPM de Marseille lors d’une conférence sur les routes de la Soie : « Le gouvernement a défini trois zones portuaires stratégiques, les axes Rhône-Saône, Seine et Nord, dont il n’est pas question de se départir. Elles ne sont pas à vendre. Il faut savoir distinguer le monde des affaires de la souveraineté nationale en ayant conscience des risques géopolitiques ». La France consciente des limites de l’exercice reste en retrait. Quelle est la capacité de négociation avec la Chine ? « Donald Trump veut sortir du multilatéralisme en négociant des accords bilatéraux. C’est regrettable que l’Europe ne soit pas parvenue à s’imposer », analyse Luc Portier, directeur des études et projets chez CMA CGM.
China Merchant Group (CMG) participe activement à l’initiative des nouvelles routes de la Soie et exploite 53 ports dans 20 pays. Depuis 2013, CMG est présent dans les ports français via une participation 49 % dans Terminal Link aux côtés de CMA CGM. Terminal Link détenant 50 % de PortSynergy (Eurofos à Fos, GMP au Havre) aux côtés de DP World.
Cependant, la dépendance financière peut s’avérer indirecte. Les KG allemandes (« Kommandit Gesellschaft ») et les banques françaises, désengagées du financement de la construction des navires après la crise financière de 2008, ont passé le relai aux banques chinoises. Ainsi, la vingtaine de navires commandés par CMA CGM aux chantiers navals chinois sont pris en leasing.
« La Chine éprouve de l’intérêt pour nos infrastructures, compte tenu de la connexion naturelle de Marseille avec l’Afrique. Nous ne pouvons passer à côté de l’histoire. Profitons-en pour négocier l’accord le plus avantageux possible. Quels sont les équipements que nous pouvons ouvrir aux capitaux étrangers ? », demande Frédéric Ronal, vice-président de la CCI d’Aix-Marseille-Provence.
Négocier avec les Chinois ? Pas si simple de s’approcher du feu sans se brûler. Citons l’exemple du cabotage : ouvert en Europe aux Chinois, celui-ci est fermé aux armateurs étrangers en Chine. Le refus par ce pays de l’alliance armatoriale européenne P3 prouve une nouvelle fois que la « réciprocité », terme cher au président Emmanuel Macron dans le cadre des relations sino-françaises, semble difficile à atteindre.
Pour l’heure, les routes de la Soie se sont arrêtées aux portes de la France (à l’exception de la plateforme de Dourges situées dans la région Hauts-de-France, voir p. 22-23, NDLR). « Duisbourg marque l’arrivée des routes de la Soie en Allemagne. Nous faisons du lobbying pour le contournement ferroviaire de Lyon par le Sud car lorsque le Lyon-Turin sera en service, les marchandises partiront directement en Italie et nous serons exclus », prévient Jean-Claude Sarremejeanne.
C’est justement à Duisbourg que Bolloré Logistics a décidé d’investir dans 10 000 m2 d’entrepôts pour réceptionner la marchandise arrivant de Chine par le train. « Sur place, la marchandise est dépotée pour repartir en poids lourds. Compte tenu du prix du transport, ce sont des produits à forte valeur ajoutée que nous acheminons», précise Stéphanie Marocco, commerciale de Bolloré Logistics. En sortie de Chine vers l’Europe, le ferroviaire est quatre à cinq fois plus cher que le maritime pour un transit time de 18 jours seulement.
L’importance de l’Afrique
« Les Chinois achètent massivement l’Afrique », complète Frédéric Ronal. Ainsi, 70 % des créances du Kenya sont détenues par les Chinois. Les chemins de fer kenyans sont financés par Exim Bank of China. La construction de la ligne qui relie depuis 2017 la capitale Nairobi au port de Mombasa en quatre heures a coûté 1,5 milliard USD financée à 90 % par la Chine et construite par China Road and Bridge Corporation. Sur cette ligne, 5 millions de tonnes de marchandises ont été transportées en 2019, l’objectif étant d’atteindre les 10 Mt par an. « Si la société se retrouve dans l’incapacité de rembourser les prêts, la Chine deviendra propriétaire », explique Luc Portier qui met en garde la dépendance envers les bailleurs de fonds. « La Chine place ses pions mais ce sont les armateurs européens qui ont tiré profit du commerce extérieur de la Chine. Avec 12 % de parts de marché, l’armateur Cosco est sous-représenté », tempère Luc Portier. Celui-ci rappelle que les cinq premiers armements mondiaux de lignes régulières conteneurisées sont européens.
« Le Pirée est considéré comme stratégique, tout comme la Birmanie et le port pakistanais de Gwadar. Cosco Ports qui a repris le port de Djibouti à DP World en fait un double usage, civil et militaire, ce qui nous inquiète. La marine chinoise est très présente à Gwadar », continue Luc Portier. Pour 4 milliards d’euros, l’Empire du Milieu s’est emparé de la zone la plus stratégique de Djibouti, au cœur des routes maritimes. Le port s’est transformé en base militaire.
Conscient néanmoins des opportunités de ces routes de la Soie, la CCI Aix-Marseille-Provence, le port de Marseille-Fos et l’agence de développement économique Provence Promotion conjuguent leurs efforts depuis trois ans pour attirer les investisseurs chinois en Provence et rééquilibrer la balance commerciale. « Dans les Bouches-du-Rhône, nous achetons pour 2,32 milliard d’euros par an et nous vendons seulement pour 290 M€, principalement issus des contrats d’Airbus Helicopters », observe Frédéric Ronal.
Les trois organismes ont bâti ensemble un « storytelling », rappelant que Den Xiao Ping, venu étudier en France, était passé par le port de Marseille. Aujourd’hui, la stratégie repose sur quatre leviers : « Le développement de la logistique depuis le hub du Pirée, l’industrie pour attirer les investisseurs tels que le groupe Quechen, le tourisme pour développer l’activité croisière et attirer des Chinois sur le territoire, le digital », indique Philippe Guillaumet, responsable des projets européens et internationaux au GPMM. Ainsi, le groupe chinois Hengtong a choisi Marseille -qui dispose d’une nouvelle infrastructure d’atterrage capable de fournir une interface « Plug & Play » pour six câbles sous-marins- comme point de chute du câble « Peace » qui reliera l’Inde, l’Afrique de l’Est et l’Europe en 2020.