NPI : Qu’est ce que l’ETF, son rôle, son objectif ?
Eduardo Chagas : L’ETF est une fédération qui regroupe des organisations syndicales de travailleurs des transports dans 41 pays en Europe au sens large, c’est-à-dire pas seulement l’Union européenne mais aussi l’Espace économique européen et des pays d’Europe centrale et de l’Est. Les affiliés de l’ETF sont des syndicats, plus de 200 à ce jour, dans tous les secteurs des transports : chemins de fer, route, maritime, voies navigables, ports et docks, aérien/aviation civile, transport public urbain ainsi que la logistique et la pêche. Il y a aussi le tourisme.
Notre rôle est d’organiser nos affiliés par sections qui correspondent aux filières énumérées précédemment et conduisent un travail de défense et d’amélioration des droits sociaux des travailleurs dans leur secteur respectif. Chaque section est dirigée par un secrétaire politique et a une autonomie de travail mais doit appliquer le programme défini lors du congrès pour 5 ans.
Notre rôle est d’être la voix des travailleurs des transports au niveau européen car nous sommes le partenaire social reconnu du dialogue social sectoriel européen. Nous représentons les intérêts des travailleurs des transports de toute l’Europe auprès de la Commission européenne, du Conseil des ministres et du Parlement européen. Nous participons à Bruxelles à 7 comités du dialogue social sectoriel, le plus ancien est celui de la route, le plus récent celui des ports et docks.
Notre objectif est d’améliorer les conditions de travail et de vie des travailleurs représentés par nos affiliés au niveau européen. Cela conduit à des synergies qui dépasse le niveau national et a des conséquences positives.
Tous nos affiliés nous contactent en cas de besoin pour bénéficier d’un soutien, d’une assistance. Par exemple, lorsqu’un projet de privatisation et d’ouverture à la concurrence est présenté pour une ligne ferries en Ecosse ou encore suite au projet d’évolution du corridor mer du Nord-Méditerranée.
L’ETF est basée à Bruxelles où nous sommes 18 au total, une sorte de « communauté des nations » car je viens du Portugal, les autres de Roumanie, d’Allemagne, d’Italie, de Belgique, de France, de Grande-Bretagne, de la République Tchèque …
NPI : Quelles sont les priorités de l’ETF ?
Eduardo Chagas : Parmi les priorités, il y a l’automatisation et la digitalisation des métiers dans les secteurs des transports. Toutes les sections travaillent sur ce sujet qui est une réalité désormais. Il y a une position commune : nous voulons une transition juste et négociée pour faire face aux conséquences sociales de l’automatisation. Il y a des conséquences, par exemple, au niveau des postes de travail et des tâches à accomplir, ici, il faut notamment anticiper les évolutions. Il y a des conséquences au niveau des emplois qu’il faut préserver, sinon, il faut négocier des solutions favorisant la mobilité ou la reconversion professionnelle. Plus tôt sont bâties les solutions, moins les conséquences sociales seront difficiles.
Une autre de nos priorités est la lutte contre le dumping social dont nous avons fait le constat qu’il existe dans tous les secteurs des transports : nombreuses sont les entreprises qui cherchent à faire des économies sur le dos des salariés. Pour alerter sur le dumping social, nous avons conduit une initiative citoyenne européenne qui a atteint 200000 signatures au lieu d’un million attendu. Une évaluation de cette campagne nous a conduit à réaliser un document d’orientation « Fair Transport » (soit en français : « des transports équitables en Europe ») diffusé en juin 2015 et qui est la vision de l’ETF pour l’avenir des transports en Europe. Nous y présentons une définition du dumping social (voir encadré). Des entreprises comme Ryan Air ou Uber proposent peut-être des solutions positives aux citoyens mais il s’agit de s’interroger sur leur coût social et sur la société que nous voulons avoir.
Finalement, nous voulons continuer à œuvrer pour la capacitation de nos affiliés des pays de l’Europe oriental dans des thèmes aussi importants que la négociation collective, l’organisation de ses membres, la construction du rapport de force nécessaire pour un bon fonctionnement des relations du travail au niveau national et européen.
NPI : Dites-en nous davantage sur les propositions dans le cadre de « Fair Transport » et les avancées obtenues par ETF ?
Eduardo Chagas : Nous avons 9 propositions dans le document d’orientation « Fair Transport » et la plupart sont en train d’être discutées dans les instances communautaires.
La première proposition concerne le dumping social et vise à convenir d’une définition de ce que désigne ces mots et à poursuivre une harmonisation vers le haut de la législation sociale dans le secteur des transports. José Manuel Barroso, le précédent président de la Commission européenne, disait : « Il n’y a pas un modèle social européen mais 28 modèles sociaux différents ». Puis Jean-Claude Juncker lui a succédé et s’est prononcé d’abord pour des règles claires puis il a dit qu’il voulait travailler sur le sujet du dumping social et trouver des solutions pour le combattre. Les commissaires aux Transports et aux Affaires sociales ont reconnu la réalité de l’existence du dumping social. Nous sommes donc plutôt en bonne voie.
La deuxième proposition concerne le détachement des travailleurs. Ce que nous demandons est en cours : la directive est actuellement en révision. Un compromis est atteint avec l’exclusion des travailleurs du secteur routier internationaux des nouvelles dispositions mais celles en vigueur s’appliquent toujours à eux. Il faut avancer sur les solutions permettant que soient prise en compte les spécificités de ces travailleurs très mobiles du secteur des transports.
La troisième proposition part du constat qu’une implémentation de la législation n’est pas uniforme d’un pays à l’autre et cela explique et favorise le dumping social. Nous demandons donc une application uniforme de la législation sociale et du travail dans le secteur des transports dans tous les Etats membres. Cela concerne aussi les contrôles ou les inspections qui ont diminué drastiquement avec les mesures d’austérité. Il y a un lien de cause à effet entre la baisse des contrôles et la hausse des infractions. Il faut également une harmonisation des sanctions et des amendes afin qu’elles soient dissuasives pour les entreprises. Il ne faut pas que ça soit plus avantageux pour une entreprise d’être en infraction que de respecter la législation.
Une autre proposition demande une meilleure application des règles sur les temps de travail et de repos pour tous les modes de transport. En mars 2018, la Commission européenne a proposé la mise en place d’une autorité qui pourrait jouer un rôle pour harmoniser et clarifier les procédures sur ce sujet pour tous les travailleurs pas seulement ceux des transports.
Une proposition suivante veut lutter contre les faux indépendants, c’est-à-dire des travailleurs qui en réalité sont employés d’une entreprise dont ils suivent les ordres et n’ont donc pas d’indépendance. Pour les employeurs, le recours à de faux indépendants leur permet d’éviter, entre autres, les charges sociales, les conventions collectives et les prestations de protection sociale.
Notre proposition de création d’un numéro et d’une carte de sécurité sociale européenne vient d’être reprise. Il s’agit ici de dépasser le problème des frontières, de faciliter le suivi et les échanges de données d’un pays à l’autre, de lutter contre le travail au noir.
Inter : Les droits sociaux ne sont pas subordonnés aux droits commerciaux.
Les droits sociaux ne sont pas subordonnés aux droits commerciaux.
NPI : L’ETF demande l’ajout d’une clause de progrès social aux traités européens, pour quelles raisons ?
Eduardo Chagas : La clause de progrès social veut éliminer l’argument avancé par certains employeurs dans certains Etats membres selon lequel les droits sociaux s’arrêtent là où commencent les droits des entreprises. Cela conduit à tenter de limiter le droit de grève, par exemple.
Les droits sociaux ne sont pas subordonnés aux droits commerciaux. Les libertés économiques ne peuvent pas prévaloir sur les droits fondamentaux de l’Union européenne ni sur le progrès social. L’introduction d’une clause de progrès social annexée aux traités européens pourrait constituer un solide instrument dans la lutte contre le dumping social.
Je parlais à l’instant du droit de grève : dans certains pays, même ayant reconnus les conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail, les syndicats ne sont pas reconnus, ils ne peuvent pas négocier les conventions collectives. Chez certains employeurs, le droit des travailleurs à s’organiser et à négocier leurs conditions de travail n’est pas admis. Des représentants des travailleurs se retrouvent emprisonnés. C’est la raison pour laquelle, l’une de nos propositions demande une reconnaissance des syndicats et de leur capacité à négocier des conventions collectives.
La grève n’est pas un droit acquis ni appliqué partout. Nous voyons même circuler actuellement des textes publiés par la Commission européenne elle-même qui précisent comment contourner le droit de grève notamment dans le secteur aérien en cas de mouvement de protestation des contrôleurs aériens. Nous menons le combat contre ce texte. Pour nous, la Commission européenne outrepasse ici son rôle et ses compétences.
NPI : Comment va se conclure « Fair Transport » ?
Eduardo Chagas : La campagne autour de « Fair Transport » va durer jusqu’en 2019 avec une action finale le 27 mars à Bruxelles avec tous nos affiliés. Ce jour-là sera l’aboutissement de tout un cheminement d’initiatives de nos affiliés dans le plus grand nombre possible de pays avec des actions dans différentes villes comme à Strasbourg, siège du Parlement européen. Ce sera d’ailleurs le début de la campagne électorale européenne pour l’élection des députés.
Les actions ne se limitent pas à l’Union européenne, il y a aussi la Turquie, la Norvège, la Russie etc. Lutter contre le dumping social, c’est aussi faire fructifier les avancées pour tous, partout dans le monde.
NPI : L’ETF est aussi mobilisé autour de l’enjeu des femmes dans les transports ?
Eduardo Chagas : Depuis mai 2001, l’ETF compte un comité des femmes qui est l’instance politique de la fédération pour traiter les défis de la féminisation du travail et de l’égalité entre les hommes et les femmes dans le secteur des transports. Seulement 20,5% de femmes sont employées dans ce secteur dans les Etats membres de l’UE alors que l’emploi des femmes représente globalement 43,5% dans ces mêmes Etats membres. L’action du comité des femmes est transversale à toutes les sections et à tous les sujets.
Récemment, une étude a été réalisée sur la violence contre les femmes dans les transports dont les résultats sont choquants. Les femmes qui admettent elles-mêmes que cela fait partie du travail. Elles vivent la violence au quotidien sur le lieu de travail. Plus de 70% ont subi la violence au cours des derniers mois précédents l’étude qui a obtenu plus de 1000 réponses. La commissaire aux Transports a reconnu l’importance de cette étude et de ses résultats. Elle a lancé une plate-forme en vue d’améliorer la situation.
Le progrès passe aussi par une représentation équilibrée entre les hommes et les femmes dans les structures syndicales et les instances de négociation. Il faut intégrer la dimension d’égalité dans toutes les politiques syndicales, les conventions collectives, les conditions de travail, les acquis sociaux.
NPI : Vous êtes à ETF depuis 2000, quelles évolutions avez-vous observées ?
Eduardo Chagas : La fin des années 1990, c’était plus ou moins la fin de la libéralisation dans le secteur des transports. Ce processus a beaucoup changé les relations de travail. Avant, il y avait de grandes compagnies nationales avec une structure hiérarchique clairement identifiée avec laquelle se déroulait les négociations et les contrats de travail. Avec la libéralisation, tous les secteurs ont perdu leur monopole, c’est très visible pour le rail. Une conséquence a été moins de travailleurs et moins d’emplois. Une autre conséquence a été l’arrivée d’entreprises privées qui jouent selon leurs propres règles, refusent les conventions collectives existantes, résistent à négocier leur propre convention collective.
Il y a eu un affaiblissement des syndicats avec moins de salariés syndiqués, compte tenu des pertes d’emploi et de la disparition de certaines compagnies historiques.
Il y a eu aussi la chute du Mur de Berlin qui a entraîné un changement politique de fond et les rapports de force ont changé. Cela a eu pour conséquence une attitude plus offensive des organisations d’employeurs et une moindre volonté de leur part d’aller vers des concessions.
Il faut ajouter les mesures d’austérité également qui ont elles aussi diminué le nombre des emplois et des travailleurs et donc des membres des organisations syndicales. Elles ont aussi conduit à des protections sociales amoindries et à un durcissement en matière de droit social et de travail.
NPI : Comment mobiliser aujourd’hui les travailleurs ?
Eduardo Chagas : Il y a quelque chose qu’on ne peut pas remplacer par les réseaux sociaux, c’est d’être à côté du salarié là où il est, d’écouter ses frustrations, ses besoins, ses critiques mêmes vis à vis des syndicats. Le contact humain passe avant tout. Après, il y a le lobbying et la mobilisation qui vont l’un avec l’autre.
Le rôle d’un syndicat, c'est aussi de demander l’impossible. Il y a des victoires, de bon compromis. Par exemple, la section navigation intérieure en a obtenu ces derniers temps qui vont bénéficier à tous les salariés du secteur.
Mais il faut être deux pour transformer les situations, pour négocier, d’un côté les représentants des travailleurs et de l’autre, ceux des employeurs. En tant que fédération européenne qui a signé plus de la moitié des accords des partenaires sociaux au niveau européen, nous restons disponibles pour négocier quand c’est possible, pour luter quand il sera nécessaire.
« Le dumping social a cours lorsque des entreprises abusent des possibilités offertes par la libre circulation au sein du marché unique pour contourner, éluder les normes et réglementations existantes sur le marché du travail, ou profitent des lacunes de la législation, ce qui leur fournit un avantage sur le plan de la concurrence par rapport aux entreprises de bonne foi. Certains employeurs engagent les travailleurs les moins protégés qui reçoivent un salaire peu élevé et bénéficient de conditions de travail inférieures, afin d’accroître leurs marges. Ils empêchent ou réduisent ainsi la représentation collective des travailleurs. Ce phénomène est illustré sur le plan géographique par le phénomène de la délocalisation. Au niveau sectoriel, le dumping social consiste pour les employeurs à réduire leurs coûts de personnel en ayant recours, entre autres, à des travailleurs temporaires (intérimaires), à la sous-traitances, à de faux indépendants, à des travailleurs non syndiqués et à des contrats précaires ».