NPI : La Wallonie a-t-elle pris des mesures spécifiques pour venir en aide à la filière fluviale durant la crise ?
Étienne Willame : Les entreprises wallonnes ont pu bénéficier des différents plans d’aide développés à tous les échelons. Il n’y a pas eu de mesures spécifiques pour le secteur fluvial. Certains acteurs économiques ont réagi à cette période de contraction de l’activité en investissant. Il y a eu une augmentation des dossiers de demandes d’aides dans le cadre de plans de modernisation de la part de bateliers wallons.
NPI : La crise sanitaire aura-t-elle des effets durables sur la mobilité de marchandises, notamment au niveau de sa répartition modale ?
Étienne Willame : Au-delà de la réactivité et de la flexibilité plus grandes du transport routier, il faut porter le regard plus loin pour tirer les enseignements de cette crise. Nous vivons une période de transition écologique, énergétique et climatique où se manifestent un certain nombre de tendances lourdes que la crise a, en partie, renforcées.
Il y a la volonté de réindustrialiser l’Europe, dont la crise a montré qu’elle n’est même plus en mesure d’assurer des besoins de base et est à la merci de schémas de production et de logistique extérieurs. Il y a la volonté de mettre en place des circuits courts de production locale et des réseaux de réutilisation de produits et de ressources. Ces deux logiques combinées offrent des perspectives porteuses de solutions logistiques d’un nouveau type. Il y a là des opportunités à saisir pour la voie d’eau et les transports plus respectueux de l’environnement.
Tout cela cadre parfaitement avec la politique générale menée par la Wallonie et avec la stratégie régionale de mobilité des marchandises qui est en voie de finalisation. Nous travaillons déjà sur les plans d’action qui s’inscriront dans une vision globale sur toutes les composantes du système de transport wallon et intégreront des objectifs majeurs de transfert modal.
NPI : Où en est le plan stratégique pour les voies navigables ?
Étienne Willame : Notre action est guidée par un schéma stratégique pour la voie d’eau à une échéance qui va jusqu’à 2050. Ce schéma est passé au comité de direction du SPW Mobilité et Infrastructures il y a quelques semaines et a été transmis au cabinet du ministre des Travaux publics et de la Mobilité. Il y fait l’objet d’une analyse avant d’être porté à la connaissance du gouvernement.
Il faudra décliner ce schéma en différentes dimensions, qui vont plus loin que la seule question de la qualité et de la capacité du réseau. La voie d’eau, c’est bien d’autres choses. Le schéma de développement adopte une approche à 360° sur les finalités multiples de ce réseau (transport, tourisme, plaisance, hydroélectricité, etc.), sur les possibilités d’y intégrer de nouvelles formes de mobilité (notamment au niveau des villes), sur la gestion de l’eau elle-même et la maîtrise des phénomènes de crue et d’étiage, sur la connaissance de tout ce qui a trait à notre système hydrologique, sur la valeur écologique des milieux aquatiques et des berges…
Il y a là des champs qui restent à investiguer mais qui font partie intégrante de notre réflexion et de notre action, dans une logique d’exploitation des infrastructures et du réseau et dans le but d’offrir le meilleur service possible aux multiples usagers de la voie d’eau. Cela concerne la fiabilité, la pertinence des informations diffusées, la prévisibilité, la gestion des ouvrages et des débits en temps réel… Des programmes spécifiques mais intégrés seront déployés dans les prochaines années et décennies.
NPI : Les finalités, les objectifs et les défis sont multiples. Le SPW a-t-il les moyens d’y faire face ?
Étienne Willame : On peut avoir une vision, une stratégie, des ambitions, mais on doit évidemment obtenir les ressources nécessaires pour les traduire dans la réalité.
La Wallonie n’oublie pas la voie d’eau dans ses plans d’infrastructure. Elle mobilise des moyens pour mettre en œuvre tous les chantiers cités, de manière directe sur ses propres budgets et indirecte en allant chercher des accompagnements et des moyens complémentaires par le biais de prêts ou de cofinancements européens.
Il y a une dizaine d’années, le premier plan d’infrastructure wallon était exclusivement routier. Le deuxième a défini des enveloppes spécifiques pour les investissements dans la voie d’eau. La déclaration de politique régionale, qui est en quelque sorte notre feuille de route pour cette législature, a « sacralisé » les moyens dédiés à la voie d’eau dans le troisième plan d’infrastructure.
L’essentiel est de décliner le schéma stratégique dans une planification pluri-annuelle et de créer ainsi une visibilité sur des échéances de cinq à huit ans.
NPI : La fusion opérée au sein du SPW Mobilité et Infrastructures début 2019 a-t-elle ancré cette volonté stratégique dans votre fonctionnement ?
Étienne Willame : Il y a l’organisation et les moyens. Réunir la planification de la mobilité, la programmation des investissements, la gestion des infrastructures et le subventionnement des acteurs dans une seule et même organisation avait du sens, a toujours du sens et aura toujours du sens.
L’organisation que nous avons mise en place depuis avril 2019 est calibrée sur ces dimensions-là, dans le respect des métiers de chacun, mais avec une vision prometteuse pour le futur. Les fondamentaux de la gestion des actifs sont les mêmes pour tous, qu’on parle d’une route, d’une écluse, d’un barrage-réservoir ou d’un mur de quai. L’enjeu est de parvenir à la meilleure stratégie d’intervention pour que ces actifs ne se dégradent pas et que les moyens disponibles soient utilisés de la façon la plus efficace.
La deuxième dimension, c’est la question budgétaire. Les enveloppes budgétaires ont été préservées. La refonte de notre maquette budgétaire, en intégrant dans un même programme les investissements routiers et fluviaux, permet aussi de faire passer des crédits restés inutilisés pour la route vers la voie d’eau, ou en sens inverse, en fonction des besoins ou de l’état d’avancement des dossiers. Tout le monde y gagne.
L’intermodalité en Wallonie en 2019
Navigation intérieure
► 450 km de voies navigables dont 80 % au gabarit minimum de 1 350 tonnes,
► 4 ports autonomes : Liège, Namur, Charleroi, PACO,
► 104 km de quais,
► 117 853 EVP transbordés sur les cinq terminaux à conteneurs wallons directement connectés à la voie d’eau, celui de Renory à Liège intervenant pour près de la moitié de ce volume (56 498 EVP, +19 %),
► 19 départs fluviaux par semaine vers Anvers et Rotterdam.
Rail
► 1 665 km de voies ferrées,
► 53 raccordements industriels,
► 57 950 conteneurs maritimes, représentant 95 237 EVP, avec 17 liaisons ferroviaires par semaine vers Anvers ; le terminal d’Athus (TCA) se taille la part du lion dans ce trafic avec 54 994 UTI pour 91 190 EVP,
► 29 500 UTI continentaux, équivalant à 59 000 EVP, avec dix départs par semaine vers l’Italie et sept depuis la Chine.
NPI : La Wallonie veut faire passer la part modale du rail de 4 % à 7 % et celle de l’eau de 14 % à 18 % d’ici 2030. Allez-vous y parvenir ?
Étienne Willame : Dans la transformation de notre système de transport, tant de personnes que de marchandises, notre objectif reste d’augmenter la part du rail et de la voie d’eau par rapport à la route. Les besoins sont gigantesques en regard de nos ambitions. Mais il faut être ambitieux quand on a une vision.
Le transport est un des principaux contributeurs à la production des gaz à effets de serre. La restructuration industrielle qu’a connue la Wallonie a fait baisser cette production de 32 % sur les trente dernières années, mais le transport est resté un contributeur net et, en Wallonie, les poids lourds sont responsables de 99 % des émissions de CO2 du transport terrestre de marchandises. Il est donc indispensable d’agir sur ce secteur. Il faut pour cela avoir une stratégie et des plans d’action pragmatiques. Il faut travailler sur la gouvernance, sur la demande et sur l’offre de mobilité… en mobilisant tous les acteurs privés et publics concernés et en pilotant cette mutation. Là aussi, une vision à 360° est essentielle.
Il y a de plus en plus d’entreprises – opérateurs de transport et chargeurs – qui sont attentives à l’empreinte environnementale et à la conséquence sociétale de leurs schémas logistiques et conscientes de leur responsabilité dans ces domaines. Les lois du marché y poussent elles aussi. Dans nos appels d’offres, les aspects sociétaux et environnementaux pèsent d’un poids toujours plus lourd.
NPI : Que peut faire la Wallonie sur le front ferroviaire ?
Étienne Willame : Cela reste une matière fédérale. Mais la Wallonie a néanmoins différents leviers en main. Nous avons une excellente cellule ferroviaire qui défend efficacement les intérêts de la Wallonie au sein des organes de concertation. Nous travaillons avec les entreprises sur différents projets et plates-formes pour faire connaître et stimuler le fret ferroviaire.
Nous avons déjà accompagné des dynamiques réunissant plusieurs entreprises pour lancer des opérateurs de proximité qui permettent de franchir les premiers ou les derniers kilomètres ferroviaires. Nous connectons de façon raisonnée des plates-formes au rail. Nous jouons à fond notre rôle de conseil et d’accompagnement de porteurs de projets.
NPI : Les chiffres de l’intermodalité en Wallonie sont fortement orientés à la hausse, mais restent relativement faibles – surtout du côté du rail – en termes de volumes, de liaisons hebdomadaires et de destinations.
Étienne Willame : Les chiffres sont l’indicateur d’une réalité. La Wallonie a sa place sur la carte de l’Europe multimodale, ne fût-ce que du fait de la présence du troisième port fluvial du continent avec Liège et de notre trafic fluvial de 40 millions de tonnes. Le transport fluvial de conteneurs est en plein boom depuis plusieurs années. L’ouverture à court, moyen et long terme vers le réseau fluvial français à travers le projet Seine-Escaut offre des potentialités importantes. La réouverture du canal Condé-Pommeroeul en 2022 n’est qu’une étape sur cette route.
Dans le ferroviaire, plusieurs acteurs privés développent des solutions pour le conteneur. Mais pour le rail, nous sommes confrontés à des distances très courtes par rapport aux pôles d’attractivité que sont les ports de Rotterdam et d’Anvers, par où passe toute la stratégie de report modal et d’intermodalité de l’opérateur historique, alors qu’il y a peu de zones logistiques en Wallonie qui sont à des distances ferroviaires exploitables au départ d’Anvers. Mais il y a des choses qui bougent, notamment à Athus avec la connexion de cette plate-forme au réseau français.
L’intermodalité doit faire sens pour ses utilisateurs. À nous de faire en sorte que les conditions soient réunies pour dynamiser nos plates-formes multimodales et permettre à des opérateurs de s’y installer et de développer leurs activités. À nous de saisir les opportunités qu’offre le changement du paradigme de mobilité. Nous avons reçu, il y a un an, à Bierset le premier train en provenance de la Chine. Nous en sommes aujourd’hui à un train par jour sur cette liaison. Nous avons déjà gravi quelques marches et nous allons en gravir d’autres encore.
NPI : Par quels moyens la Wallonie appuie-t-elle le verdissement de la navigation intérieure ?
Étienne Willame : Notre ambition est que les acteurs qui assurent le transport sur les voies navigables soient alignés sur les objectifs environnementaux et de gain de part modale par l’innovation, par la modernisation de la flotte et par l’amélioration de ses performances énergétiques et écologiques.
Nous y contribuons par des plans d’aide au secteur. Nous sortons d’un plan d’aide. Un nouveau plan calé sur les mêmes principes – notamment une prime pouvant aller jusqu’à 50 % des montants investis dans de nouvelles motorisations – a été préparé et est actuellement soumis à l’appréciation de la Commission européenne. Il devrait sortir en 2021 et s’étaler sur la période qui va jusqu’en 2025.
NPI : Où en est la Wallonie pour la navigation autonome et la télégestion du réseau ?
Étienne Willame : Pour la navigation autonome, nous sommes dans une logique de facilitation, notamment au niveau réglementaire, dans un premier temps, pour permettre des expériences-pilotes. L’autonomisation peut se décliner de façon très variée selon le segment concerné. Garantir la sécurité est un impératif majeur dans ce contexte. Nous suivons ces évolutions en tant que partenaire, sans jouer pour autant un rôle moteur.
Pour ce qui est de la télégestion du réseau, la centralisation de toutes les informations de navigation, niveaux et débits… Au centre Perex 4.0, tout cela est aujourd’hui une réalité. Nous avons là un outil de premier plan, qui nous permet déjà de télécommander l’écluse de Salzinnes. Le défi des prochaines années sera d’équiper les ouvrages, grappe par grappe, afin qu’ils puissent être télécommandés et de rendre ainsi la gestion de notre réseau aussi dynamique que possible. L’objectif est de renforcer la résilience du réseau, la lisibilité des conditions d’utilisation de la voie d’eau et sa compétitivité.