«Le constat de départ est que la même solution n’est pas nécessairement intéressante pour l’ensemble de la flotte », explique Bas Kelderman, senior project manager auprès de l’EICB, le centre néerlandais d’expertise et d’innovation pour la navigation intérieure. « Prenez les systèmes de post-traitement. Ils permettent un gain rapide en termes de réduction des émissions, mais ils nécessitent des investissements qui - pour un batelier - peuvent être élevés. Il faut vérifier pour chaque bateau quel est l’effort à fournir et le rendement qu’on peut en tirer. Cet exercice est rendu plus complexe par des facteurs sur lequel l’opérateur fluvial n’a pas prise. Le gaz naturel liquéfié peut être intéressant pour certains bateaux et dans certains modes d’exploitation, mais une baisse du prix du diesel peut sensiblement modifier la donne économique ».
À cela s’ajoute le fait que si la technologie actuelle est peut-être à la limite de ses possibilités, les solutions innovantes qui doivent prendre la relève - l’électricité, l’hydrogène-, n’ont pas encore atteint leur pleine maturité ou se voient freinées dans leur essor par des obstacles comme l’absence d’un réseau de distribution à l’échelle des besoins du transport par la voie d’eau. Cela explique que le taux de pénétration des nouvelles technologies reste faible. Le spécialiste de l’EICB parle d’environ 3 % de la flotte néerlandaise en comptabilisant les différentes options aujourd’hui disponibles.
Le pourcentage n’est certainement pas plus élevé en Belgique, mais Paul Lambrechts, le « consultant verdissement » du Centre d’expertise flamand pour la navigation intérieure (Kenniscentrum Binnenvaart Vlaanderen), nuance ce constat en formulant deux remarques : « La navigation intérieure reste le mode de transport le plus durable et nécessite le moins d’énergie par tonne-kilomètre, même si les chiffres sont parfois moins favorables si on prend d’autres paramètres comme base de comparaison. Le pourcentage de véhicules utilisant des carburants alternatifs dans le transport routier n’est par ailleurs pas plus élevé que dans le transport par la voie d’eau ».
Le mouvement est pourtant lancé pour réduire les émissions polluantes et améliorer la qualité de l’air. Il y a le règlement EMNR mais aussi la pression des autorités des villes et des ports. Comme les véhicules routiers les plus polluants, les bateaux les moins écologiques pourraient se voir interdire l’accès de certaines zones. « Cela aura une conséquence beaucoup plus tangible que certaines normes », juge Paul Lambrechts. Il y a aussi un nombre croissant de chargeurs qui, dans leur volonté de « verdir » leur chaîne logistique et leur image, réclament une transition écologique de leurs prestataires de service.
Vink Diesel, Port Liner, l’Hydroville
La société néerlandaise Vink Diesel propose à la navigation intérieure d'adapter des moteurs pour poids lourds Paccar DAF de type Euro 6. Cette solution présente notamment l’avantage d’intégrer des systèmes de post-traitement, souligne Bas Kelderman. Mais vu les puissances offertes (de 220 à 390 kW), elle n’est sans doute pas utilisable pour des unités de grande taille. « Mais pour parvenir à une navigation zéro carbone, il faudra d’autres carburants et d’autres moteurs », déclare Paul Lambrechts. « A terme, l’hydrogène est sans doute le carburant le plus prometteur », estime Bas Keldermans.
La compagnie néerlandaise Port-Liner a annoncé en 2017 son intention de lancer une première série d’une quinzaine de bateaux porte-conteneurs entièrement électriques dont l’alimentation sera assurée par des batteries installées dans des conteneurs 20’. Les premiers bateaux devaient être opérationnels à la fin 2018. Cette échéance a été reportée d’un an, reconnaît son initiateur Ton van Meegen. « Il s’est révélé beaucoup plus difficile que prévu d’installer des stations de rechargement dans les ports. Nous avons changé notre fusil d’épaule et allons adopter une autre solution technologique ». Selon certaines sources, elle pourrait être fondée sur l’hydrogène.
À la mi-février 2019, l’armement Sendo Shipping a baptisé le Sendo Liner. Ce porte-conteneurs fluvial spécialement conçu pour le transport de boîtes high cube entre Rotterdam et la province de Groningue est équipé de moteurs activés par des générateurs diesel-électriques de Volvo Penta et/ou par des batteries au lithium-ion.
Les batteries lui permettent de naviguer « pendant deux à trois heures sans émissions à une vitesse de 12 à 13 kilomètres par heure ». Le Sendo Liner de 110 m sur 11,45 m consomme 30 % de moins qu’une unité classique, en raison notamment de la conception de sa coque et de ses gouvernails. Comme il peut emporter une quatorzième rangée de conteneurs, un gain de capacité de 8 %, il serait même plus économique de 40 % en consommation d’énergie et en émissions de CO2 par EVP. Le bateau représente un surcoût pour lequel Sendo Shipping n’a reçu aucun subside mais peut compter sur le soutien de l’opérateur de terminal MCS Meppel. Il peut être adapté dans une phase ultérieure pour naviguer sur un pile à hydrogène.
Pour offrir à son personnel un moyen de transport rapide aux heures de pointe, le groupe maritime belge aligne depuis la fin 2017 à Anvers le Hydroville, qui peut naviguer à l’hydrogène. CMB considère le bateau comme « une vitrine pour l’utilisation de carburants propres et un premier pas vers le développement d’applications à plus grande échelle de l’hydrogène ». Long de 14 m et large de 4,2 m, le catamaran dispose de deux moteurs qui peuvent tourner tant à l’hydrogène qu’au diesel. Il peut atteindre une vitesse maximale de 27 noeuds.
Au-delà de tous ces projets, Bas Kelderman et Paul Lambrechts s’accordent sur la nécessité d’incitations financières pour réaliser le « verdissement » du fluvial. Aux Pays-Bas, un fonds de financement est à l’étude, mais il reste à déterminer le point essentiel de savoir à quelle hauteur les parties impliquées y participeront ou par quels mécanismes il sera alimenté. En Belgique, la Flandre a récemment mis en place des mesures de soutien à la remotorisation de péniches et à l’installation de techniques de post-traitement. Mais si les montants sont loin d’être négligeables, le batelier devra toujours être en mesure d’ouvrir largement sa propre bourse pour en bénéficier.
Aux Pays-Bas, mi-mars 2019, a eu lieu le « premier soutage à 100 % » d’un bateau porte-conteneur avec du biocarburant. Goodfuels, producteur de ce carburant en réutilisant des déchets, s’est allié au fournisseur Reinplus Fiwado Bunker et à l’exploitant de terminaux CCT (Combined Cargo Terminals), implanté à Moerdijk. Leur objectif avoué était de « démontrer que les émissions de la navigation intérieure peuvent être réduites de façon simple et rapide sans adaptation au bateau ou à son moteur ». En naviguant au biocarburant « de deuxième génération » non-fossile et synthétique de Goodfuels, le For Ever deGoodfuels diminue ses émissions de CO2 jusqu’à 90 % sur l’ensemble de la chaîne de production et de consommation en comparaison avec des carburants fossiles. Les émissions de NOx et de particules baissent elles aussi sensiblement. Le carburant est « directement utilisable à l’état pur dans les moteurs diesel, sans modifications au bateau ou aux installations de soutage » et ne nécessite donc pas d’importants investissements annexes. Seul ombre au tableau : le biocarburant en question est « nettement plus cher » que son équivalent fossile. Les essais menés bénéficient dès lors d’une aide.