Le vrac sec peut-il connaître en 2022 une année aussi profitable que 2021 ? Année où les taux de fret ont périodiquement atteint des niveaux qu’ils n’avaient ou jamais fréquenté ou pas touché depuis si longtemps ? 2021 reste incontestablement l'une des plus années les plus rentables que les exploitants de vraquiers aient connues depuis très longtemps, les taux ayant atteint leur acmé au terme de la saison estivale. L'année a d’abord profité aux capesize et aux panamax puis a été plus bénéfique aux plus petites unités, comme les handysize, au cours des derniers mois alors que les grands vraquiers étaient en difficulté. La situation a été telle que le marché a assisté à des situations incongrues : des grumes transportées sur des capesize ou des vraquiers reclassés pour pouvoir transporter des conteneurs, en relais à la pénurie des rois des mers.
Le Platts Cape T4, qui mesure les revenus journaliers des capesize sur quatre routes principales, a ainsi atteint les 78 917 $/j le 6 octobre. Les indices KMAX 9 et APSI 5, qui suivent les tarifs d’affrètement des kamsarmax sur neuf routes et des supramax sur cinq routes clés dans la région Asie-Pacifique, ont enregistré leur pic, de 37 857 $/j le 15 octobre et de 38 722 $/j le 30 août, respectivement.
« Il ne fait aucun doute que 2021 a été exceptionnelle pour le vrac sec, qui a atteint ses plus hauts niveaux des treize dernières années en octobre. Tous les indices du segment avaient pourtant démarré l'année à des niveaux bas. Les BPI (panamax), BSI (supramax) et BHSI (handysize) ont enregistré leurs plus bas niveaux début janvier et le BDI (coût du transport de diverses matières premières) et le BCI (capesisze) à la mi-février », restitue le courtier Xclusiv Shipbrokers dans sa dernière note hebdomadaire.
Il faut remonter à septembre et août 2008 pour retrouver la conjoncture que le BDI et le BCI ont enregistrée le 7 octobre (5 650 et 10 485 points). Avec 4 328 points, les panamax ont eux renoué avec des taux de fret de mai 2010 et les supramax et handysize (3 624 et 2 062 points) avec ceux de septembre 2008.
Si toutes les catégories de navires ont terminé l’année avec des rémunérations encore élevées, ils ont dévissé au cours des deux dernières semaines de décembre : le BDI et le BCI ont alors plus de 30 et 50 %, le BPI quelque 16 % et les BSI et BHSI environ 10 %. L’année a surtout été marquée par une volatilité importante, qui est toutefois inhérente au vrac sec.
Congestion, grande alliée des navires
La restriction de l’offre – découlant de la congestion portuaire, des restrictions sanitaires et des contraintes de mobilité des équipages –, et la forte demande de matières premières ont été les principaux facteurs d’influence du marché. Selon les courtiers, les prix des vraquiers d’occasion ont plus que doublé en quelques mois dans certains segments de taille l’an dernier. Les valorisations les plus importantes ont été enregistrées par les navires de 15 ans d'âge. Par rapport à leurs valeurs de décembre 2020, les capesize ont été évalués jusqu'à 70 % au-dessus de ce qu’ils valaient en décembre. Une survalorisation jusqu’à 100 % pour les panamax, 110 % pour les supramax à 130 %pour les handysize.
Ainsi le Elise s'est vendu pour 10,5 M$ à la mi-décembre 2020, tandis que le changement de mains à la mi-octobre 2021 du CHS Magnificence a été facturé à 19,5 M$. Le panamax CMB Sakura a été acquis pour 8 M$ en 2020 mais le Coral Diamond s’est venu à 16,2 M$.
Facteurs d’influence
Sur le marché du vrac sec, les fondamentaux sont connus. L’offre (Brésil, Australie) et la demande de matières premières émises par les deux géants mondiaux (Chine et Inde), à la fois de la production, de la consommation et de l’importation, conditionnent grandement le transport maritime. La crise de l’offre intérieure en Chine (mais aussi en Inde) a stimulé les tarifs des panamax, mais le problème semble désormais résolu et les revenus des navires présentent une plus grande volatilité avec une à la baisse.
Pour rappel, après avoir émis des restrictions sur l’extraction de charbon en fermant les petites mines inefficientes et sur les importations pour s’affranchir des prix mondiaux élevés, la seconde puissance économie mondiale, qui veut verdir sa production, a été confrontée à des pannes d’électricité géantes provoquées par des pénuries de charbon, qui assure toujours 60 % de sa production électrique.
Les entreprises des secteurs à forte consommation d'énergie comme l'acier, l'imprimerie, le textile, le bois, les produits chimiques, les plastiques et la fabrication de biens, ont été invitées à restreindre leur production à deux ou trois jours par semaine. À un moment où la reprise économique et le boom de consommation sollicitaient grandement les capacités de production chinoises. Les plus grandes provinces consommatrices d'électricité du pays – Guangdong, Jiangsu et Zhejiang – sont aussi celles qui représentent près de 60 % des 2 500 Md$ d'exportations de la Chine. La liste des multinationales qui ont été affectés en ricochet en disent long : Apple, Tesla, Microsoft et Dell pour les plus notoires. La situation a été tellement critique que les autorités chinoises ont dû solliciter les mines de charbon de Mongolie-Intérieure pour qu’elles augmentent leur production à hauteur de 98 Mt.
Ralentissement en Chine ?
Le géant asiatique, qui a été la seule grande économie à croître en 2020 et devrait encore afficher un taux de croissance de 8 % en 2021, manifeste désormais des signes d’essoufflement. En 2022, les premiers indicateurs signalent un ralentissement pour atterrir autour de 5 % à 5,5 %. Les estimations officielles devraient être publiées mi-janvier.
La reprise postpandémique est entravée par la répression de Pékin à l'encontre de ses titans de la technologie, notamment Alibaba et Tencent, et des sociétés immobilières très endettées comme Evergrande et Kaisa. Ces politiques ont profondément déstabilisé l'économie de la Chine à un moment où est attendue une relance budgétaire. La stratégie « zéro Covid », qui maintient le pays isolé depuis plus d'un an et entraîne des restrictions draconiennes à l’apparition d’un seul cas, reste une menace. Les économistes soutiennent que l’assouplissement des restrictions liées au Covid pourrait atténuer l'énorme volatilité des taux de fret observée en 2021, la dynamique de l'offre et de la demande ressortant plus équilibrée.
Dilemne
Les craintes d'un affaiblissement et les réductions en cours de la production d'acier (pour des raisons environnementales) représentent d’autres menaces pour les bénéfices des grands vraquiers. La question de la congestion des ports chinois, qui semble toutefois rester d'actualité, déterminera l'évolution des taux de fret durant les premiers mois de l’année. La hausse de l'inflation pourrait aussi s'avérer un obstacle pour le segment, l'augmentation du prix des matières premières étant susceptible d'affecter la demande.
Reste le dilemme de la décarbonation. Les armateurs continuent d'évaluer les réglementations environnementales à venir et les impacts sur l’exploitation. Selon les estimations des analystes, la croissance de la flotte en 2022 devrait être d'environ 2 % en moyenne, contre environ 4 % en 2021.
Le transport maritime sera intégré au système d'échange de quotas d'émission (ETS) de l'Union européenne à partir de janvier 2023. L'OMI a également adopté de nouvelles normes pour réduire l’empreinte carbone des navires – l'indice d'efficacité énergétique (EEXI) pour les navires existants (équivalent de l’EEDI pour les constructions neuves), et l'indicateur d'intensité carbonique (CII, mesure d’efficacité opérationnelle) – qui seront aussi applicables à partir de 2023.
Pour se conformer à ces normes, la plupart des acteurs du marché s'attendent à ce que les exploitants limitent la puissance des moteurs des navires et réduisent leur vitesse, ce qui aurait pour effet de réduire encore leur disponibilité et donc d'augmenter les taux d'affrètement à temps.
Évolution dans la nature des marchandises à transporter
« La demande pour les matières premières, comme le minerai de fer et le charbon, est proche du pic ou l'a peut-être dépassé. Alors que les capesize dépendent fortement des volumes de production et d'exportation des sociétés minières, les exportations florissantes de minerai de fer et de bauxite d'Afrique de l'Ouest seront des relais de croissance, ce qui augmentera la demande en tonnes-milles dans ce segment », assure Platts.
Plusieurs analystes conviennent en effet que la croissance de la demande pour les grandes catégories de matières premières sera freinée « car le monde s'oriente vers une réduction de l'intensité carbonique ». En revanche, d’autres marchandises transportées en vrac, mineures, telles que les céréales et le bauxite, devraient prendre le relais. Cette évolution, selon les observateurs du marché, pourrait profiter aux vraquiers de plus petite taille.
Adeline Descamps