Taxation au tonnage : un régime fiscal dérogatoire injustement taxé de privilège ?

Crédit photo ©Nautilus
Le régime fiscal dérogatoire, dont bénéficient les armateurs, est revenu sur la table ces dernières heures, posé par le Rassemblement national. Dans une tribune, les armateurs réagissent avec le seul outil efficace quand prédomine l'incompréhension : la pédagogie. En l'occurrence, la taxation au tonnage est un peu trop vite rangée dans la catégorie des niches fiscales.

Cachez cette taxe au tonnage que certains ne souffrent de voir. Le régime fiscal dérogatoire accordé aux armateurs français depuis 2003 est un marronnier. Le dossier revient, selon les époques, en haut de la pile. La dernière fois qu'il s’était manifesté, c'était durant la pandémie lorsqu'il s'est trouvé embarqué dans les débats sans fin autour de la notion des superprofits.

Le système, que certains expédient dans la catégorie des niches à privilèges – les armateurs payent un impôt forfaitaire calculé selon le tonnage de leurs navires au lieu de l'IS (impôt sur les sociétés) –, est revenu sur la table ces dernières heures, posé par le Rassemblement national à quelques jours d’élections législatives cruciales pour la future configuration politique du pays. Dans le programme pour les législatives, le président du mouvement, Jordan Bardella, semble ranger le dispositif parmi les « niches fiscales inefficaces, injustes et polluantes », qu’il compte supprimer et dont la liste reste à préciser.

Incompréhensions

« Nous, acteurs de la filière maritime, portuaire et logistique française, en dehors de tout engagement politique, alertons sur les conséquences stratégiques, économiques et sociales des choix qui seront faits dans les mois à venir », amorcent les signataires de la tribune parue dans le Journal du dimanche, dans son édition du 23 juin.

Le texte, paru dans le média récemment « bollorisé » et au lectorat que l'on dit plus conservateur, est signé par les plus emblématiques entreprises de la filière maritime (Louis-Dreyfus Armateurs, CMA CGM, Brittany Ferries, La Méridionale, Corsica Linea, Ponant, Socatra, Bourbon, DFDS, Knutsen, Boluda, Les Abeilles, Marfret, Geogaz, V-Ship, Sogestran, Orange Marine, Caribean Line...) mais aussi par Thierry Le Guevel, (UFM CFDT) et Pierre Maupoint de Vandeul (CFE-CGC Marine), représentant les syndicats de navigants, ainsi que par des personnalités maritimes. 

Ils réagissent avec la pédagogie, seul outil utile quand prédomine le sentiment d'être incompris. Et Armateurs de France, qui tient le crayon, entend manifestement replacer l'église au coeur du village, à savoir les « contraintes spécifiques d’une filière qui exige des investissements massifs et qui est soumise aux aléas internationaux ».

Un système quitte ou double

La taxe au tonnage, est d'abord et avant tout un système quitte ou double. Si le sujet passionne tant les médias de façon intermittente, rares sont ceux qui se sont intéressés aux années d'avant-covid quand les compagnies devaient « payer » pour naviguer...

Dans le transport maritime international, selon les pays, les entreprises peuvent bénéficier de régimes spécifiques au titre de leurs activités maritimes, telle la taxation au tonnage ou des systèmes similaires. Dans ce cas, elles peuvent choisir d’être taxées sur le tonnage net (montant fixe calculé en fonction du tonnage net mondial exploité ou EVP déployé) plutôt que sur leurs résultats d'exploitation réels.

Selon les années, l’option s’avère plus ou moins judicieuse ou coûteuse. Les années en fond de cale, elles peuvent avoir à payer des impôts quand bien même elles ont enregistré des pertes. Ainsi, de 2003 à 2018, la taxation au tonnage a rapporté au budget de l’État plus que si les armateurs avaient été imposés sur les sociétés.

Mais les années fastes, les impôts sont au plancher même si les bénéfices atteignent des sommets. Ils peuvent donc avoir à payer des centaines de millions de dollars quand leurs bénéfices s’expriment en milliards.

« Cette fiscalité aurait pour la France un impact budgétaire stratosphérique, puisque l’on parle de 5 Md€ par an. Or, ces chiffres partialement présentés ne tiennent compte que de deux années particulières. La vérité est en réalité cent fois moindre : de 2010 à 2020, l’impact budgétaire de cette taxe a été en moyenne de 46,36 M€ pour l’ensemble des 57 armateurs français concernés », pointent les signataires.

Les équilibres budgétaires en jeu

À sa capacité à sauver les équilibres budgétaires de l’État si elle était supprimée – dans un rapport publié en avril, la Cour des comptes estime le manque à gagner à 3,8 Md€ en 2022 et à 5,6 milliards en 2023 –, les représentants de la filière maritime lui opposent son efficacité à maintenir à flot un pavillon français rudoyé par une concurrence qui ne s’exprime pas toujours (souvent) à armes égales, à commencer par celle entre Européens

« Elle est absolument indispensable aux armateurs pour maintenir leur compétitivité comme un des pieds d’un trépied fiscal qui comprend l’exonération des charges sociales et le 39 C [l’article 39 C du CGI prévoit l’amortissement dégressif du navire avec un certain coefficient sur une période donnée dont la durée conditionne la compétitivité du régime de taxation au tonnage, NDLR] » devait encore insister Édouard Louis-Dreyfus, lors de son élection en 2023 à la tête d'Armateurs de France, rappelant aussi que le succès profitable de quelques-uns occultait les difficultés de beaucoup d'autres. Une référence aux bénéfices de CMA CGM, fleuron national qui cache une forêt de sociétés aux comptes d'exploitation moins richement dotés.

Le président de Brittany Ferries, Jean-Marc Roué, fer de lance sur ce sujet comme sur celui du dumping social, rappelle régulièrement que l’outil est européen. « Les deux premiers États membres à mettre en œuvre le net wage et la taxe au tonnage, à savoir l’Italie et le Danemark, sont aussi ceux qui ont dans leurs murs les numéros un et deux de l’armement conteneurisé mondial, MSC et Maersk », rappelle le dirigeant du premier employeur de marins français en faisant ainsi de cet impôt raboté un levier de compétitivité.

La tribune le martèle : « dans le monde, elle s’applique à 86 % de la flotte maritime. Au sein de l’Union européenne, vingt-deux États membres l’appliquent ».

Le gouvernement avait lancé une mission à la suite du Fontenoy sur le sujet. Le rapport (non public) s’était conclu par un avis positif sur la pertinence du dispositif depuis son lancement pour l’ensemble de l’armement français, notamment pour maintenir les centres de décisions des compagnies en France.

Des distorsions entre bénéficiaires 

Dans une étude parue en 2021, le consultant danois Sea-Intelligence avait comparé les régimes fiscaux et ce qui a réellement été acquitté en 2021 au titre de l’impôt par cinq transporteurs : CMA CGM, Maersk, Hapag-Lloyd, ZIM et Matson. Les trois premiers bénéficiaient de la taxe au tonnage, les deux autres, pas.

Ainsi les trois armateurs européens, qui s’avèrent être aussi parmi les cinq premiers mondiaux de la ligne conteneurisée, avaient-ils des taux d'imposition compris entre 0,7 et 3,7 % alors qu’ils auraient été 25 à 30 fois plus élevés s’ils avaient été assujettis au régime ordinaire de l'IS. Ce qui avait été le cas de l’israélienne ZIM et de l’américaine Matson, imposées à hauteur de 18 % et 21 %.

Sea Intelligence tend à montrer par ailleurs que tous ne semblent en effet pas logés à la même enseigne fiscale, y compris parmi les transporteurs bénéficiant de la taxe au tonnage.

Toutes les activités ne sont pas éligibles

En France, cette disposition est régie par l’article 209-0 B du code général des impôts et s’applique aux entreprises dont le chiffre d’affaires provient pour 75 % au moins de l’exploitation de navires marchands.

Les armateurs payent la taxe au tonnage sur leurs navires en propriété sous pavillon européen et payent l’impôt sur les sociétés au taux normal pour leurs autres activités. Ainsi, si la majeure partie des activités de CMA CGM est soumise aux régimes de taxation au tonnage ou équivalents, en vigueur en France, à Singapour ainsi qu’aux États-Unis, les autres filiales et/ou branches du groupe ont été soumises aux règles d’imposition de leurs juridictions respectives.

Ainsi, CMA CGM est imposé au taux de 27,5 % comme tout groupe réalisant plus de 250 M€ de chiffre d'affaires sur ses activités tirées de la manutention portuaire ou de la logistique, mais à un taux effectif d’imposition d’environ 2 % pour les activités maritimes.

Maersk et CMA CGM, dont les revenus tirés des services logistiques sont appelés à contribuer plus largement aux revenus, devraient donc se voir davantage obligés dans les années à venir par le « trésor public » que ceux qui ont choisi de se concentrer sur leur vocation initiale : armer des navires.

Selon un rapport publié par l’International Transport Forum (IFT) de l’OCDE, le secteur n’aurait payé en moyenne que 7 % d'impôts entre 2005 et 2019 grâce à ce dispositif. Cependant, l’étude indique aussi que les taux d’imposition des transporteurs de conteneurs sont nettement supérieurs, de 19 %, reflétant en partie la prise en compte des activités connexes qui ne bénéficient pas des mêmes avantages fiscaux que les activités de transport maritime.

Dans l'ensemble, l'OCDE estime que le transport maritime (tous secteurs confondus) aurait payé 3,5 Md$ de plus par an s'il avait été soumis à une taxe de 20 % (comme les terminaux portuaires) et 4,6 Md$ supplémentaires avec le taux moyen d'imposition des sociétés dans les pays de l'OCDE, qui est de 23,7 %.

Exclue de la taxation internationale ?

La taxation au tonnage, accordée bien souvent par des États en mesure défensive contre les pavillons de complaisance, a failli être menacée par la réforme de la taxation internationale. Les pays du G7 (États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Canada, Italie Japon et l'Union européenne) ont scellé en octobre 2021 un accord visant à « mettre un terme à la course au moins-disant en matière d'imposition des sociétés », à désamorcer les techniques d’optimisation fiscale et à faire payer aux sociétés une partie de leurs impôts là où elles réalisent leurs activités.

Évoqué un temps, le transport maritime y a échappé. L'OCDE, l'UE et le G7 semblent tous unanimes pour reconnaître l’utilité des systèmes de taxation au tonnage.

En France, les débats à son sujet ont été vifs à l’occasion de l’examen du projet de loi de finances (PLF) 2024 en fin d'année dernière, le groupe Les Républicains rejoignant les députés Nupes pour raboter ce qu'ils considèrent être une niche fiscale.

Adeline Descamps

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La taxe au tonnage, introduite pour la première fois en Grèce

La taxation au tonnage a été introduite pour la première fois en Grèce en 1957 et adoptée ensuite dans de nombreux pays, dont 13 pays européens, les États-Unis, le Royaume-Uni, Taïwan, la Corée du Sud, le Japon… C’est en mai 2003 que la Commission européenne a autorisé la taxe au tonnage française.

À l’époque, elle avait posé une limite : 75 % des navires affrétés à temps doivent arborer un pavillon de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen (EEE). N’ayant pas respecté ces règles spécifiques, Paris s’est vu rappeler à l’ordre par Bruxelles. À l’issue d’une enquête approfondie lancée en novembre 2013, la Commission est finalement parvenue à la conclusion en 2015 que la négligence française n’avait pas eu d’effet dans la pratique étant donné qu’aucun bénéficiaire de la taxe au tonnage en France ne disposait d’une flotte constituée à plus de 75 % de navires affrétés à temps battant pavillon de pays hors UE ou EEE. Pour répondre a posteriori aux préoccupations de l’administration européenne, Paris s’est engagé à ce que les compagnies redevables de la taxe au tonnage exploitent au moins 25 % de leur tonnage sous un drapeau européen.

123 000 emplois directs

Les activités portuaires et de transport maritime représentent 123 000 emplois directs et 400 000 emplois indirects pour une valeur de production annuelle de près de 40 Md€, indique la Tribune paru dans le JDD. « La France dispose du deuxième domaine maritime mondial. L’existence d’une flotte de commerce constitue un outil stratégique essentiel à sa souveraineté et à son indépendance, particulièrement dans le contexte géopolitique actuel. Comment sans une telle flotte, pourrait-on assurer notre souveraineté, face à la montée en puissance d’armateurs étrangers largement soutenus par leurs États, en Europe et dans le monde ? Comment, sans une telle flotte pourrait-on répondre aux besoins urgents de l’État, comme cela a été le cas à de nombreuses reprises, encore récemment dans les territoires ultramarins ? », rappellent les membres de la filière, dont un des membres (Philippe Louis Dreyfus) soutient depuis des années la création d'une flotte stratégique qui tarde à se concrétiser.

A.D.


 

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