L'influence de la géopolitique est telle qu’elle pèse bien plus sur l’économie que n’importe quelle décision politique et/ou politique commerciale. Cela a toujours été le cas pour le transport maritime – « une bonne guerre et cela repart », avait résumé un grand armateur de pétroliers dans un colloque –, mais depuis les années lucratives Covid, elle s’est révélée le meilleur allié pour garnir les caisses des acteurs du conteneur. Certes de façon éphémère mais ces derniers temps, il y a toujours eu un cygne noir qui est venu chasser l’autre.
Envers et contre ses règles, le conteneur pourrait enregistrer sa troisième meilleure année alors même que le principal déterminant du marché – l’équilibre entre l’offre et la demande, qui a coûté si cher aux exploitants de porte-conteneurs dans les deux décennies précédant la pandémie –, est plus que défavorable. La flotte mondiale de conteneurs a en effet augmenté de 10,6 % au cours des douze derniers mois, avec près de 3 MEVP ajoutés à la flotte, selon les données les plus récentes d’Alphaliner. Près de 60 % (1,76 MEVP) ont été absorbés par le trafic Asie-Europe, la ligne la plus gourmande en capacités (12 porte-conteneurs de 18 à 19 000 EVP sont nécessaires pour un seul service). Le détournement généralisé de la flotte mondiale de porte-conteneurs du canal de Suez au profit de la route du cap de Bonne Espérance pour éviter le dangereux passage par la mer Rouge a « consommé » des capacités au moment où les nouveaux navires arrivaient sur le marché. Les livraisons ont marqué un niveau inédit (2,9 MEVP). l'an dernier. Sans cette demande artificielle, la surcapacité aurait été le fléau de l'année 2024.
Le reroutage par le Cap aura aspiré une telle offre que l'industrie a terminé l'année avec quasiment toute la flotte en service (0,6 % inactive). Comme au temps de la pandémie, l’effet pénurie a généré des millions d’EVP-km supplémentaires (+ 20 % en un an) et tiré les taux de fret au comptant qui ont bondi de 40 % par rapport à 2023.
Des taux de fret hyper résilients
Dans la semaine se terminant le 27 décembre, le Shanghai Containerized Freight Index (SCFI), qui reflète les prix spot au départ de Shanghai vers une vingtaine de destinations sur la base de panels composés de transporteurs, transitaires et chargeurs, s'élevait à 2 460 points versus 1 760 points pour la période comparable de 2023. Un niveau incroyablement élevé eu égard à la désescalade observé depuis juillet, le pic de l’année (3 734 points), pour atterrir autour des 2 000 points depuis la mi-octobre.
Les accès de fièvre furtifs durant le second semestre sont liés aux différentes séries d’augmentations générales de taux (GRI) et en ce qui concerne le transpacifique, aux effets de panique générés par les premiers coups de feu du futur président américain Trump sur les droits de douane et par la forte probabilité des escarmouches commerciales de représailles qui s'ensuivront. L’ensemble, qui s’est surajouté à la perspective d’un mouvement social d’ampleur dans les ports de la côte est-américaine (finalement avorté) et à une période traditionnellement marquée par des rush liés au Nouvel an chinois (29 janvier), semaine fériée en Chine où les usines ferment, a contribué à extrapoler une demande.
Les taux spot transpacifiques ont enregistré une envolée de 38 % vers la côte ouest des États-Unis et de 23 % vers la côte Est au cours des quatre dernières semaines. Fin décembre, selon les indicateurs de Freightos, calculés à partir des tarifs au comptant annoncés par les transporteurs maritimes aux transitaires notamment, le prix du transport d’un conteneur entre l’Asie et la côte ouest-américaine s’affichait à 4 825 $ par unité d'équivalent quarante pieds (FEU) et à 6 116 $/FEU vers la la côte Est. Sur le marché transatlantique, dans le sens Asie-Europe du Nord, il en coûtait 5 155 $/EVP. L'Asie- Méditerranée est le seul itinéraire où les taux de fret sont en baisse, à 5 471 $.
Meilleur cru que 2020 et 2023
Les résultats financiers publiés par les grandes compagnies de ligne sont encore partiels. L’année complète sera communiquée entre février et mars. Mais aux termes de neuf mois de l’année 2024, les bénéfices nets des principaux transporteurs étaient déjà supérieurs à ceux de l’année 2020 et 2023, les exercices 2021 et 2022 étant hors-compétition.
Les performances sont d’autant plus remarquables qu’elles interviennent dans un contexte d'inflation des coûts d’exploitation des transporteurs en raison de la crise de la mer Rouge. L’allongement des parcours a généré des dépenses supplémentaires en affrètement de navires supplémentaires, frais de soute, manutention des conteneurs, repositionnement des boîtes vides, transbordement de marchandises suite au réacheminement des réseaux…Des frais que l’économie des péages du canal de suez n’a que partiellement compensé (1 M$ par transit).
De janvier à octobre, Maersk et Hapag-Lloyd, les seuls qui donnent accès à un rapport financier complet, avaient enregistré une augmentation de 7 % de leurs coûts totaux de transport. Les dépenses liées au bunker en raison du réacheminement de ses navires pèsent lourd. Les coûts de soutage ont augmenté de 23 % et 19 % respectivement pour Maersk et Hapag-Lloyd par rapport à la même période en 2023, avant les attaques des Houthis. Le surcroît des transbordements a fait grimper les coûts de manutention des conteneurs de 6 %pour Maersk et de 7 % Hapag-Lloyd.
Les notations financières convaincues
Les agences de notation financières applaudissent. Moody's vient de relever la note de crédit de Hapag-Lloyd de Ba2 à Ba1, avec des perspectives stables. Il s'agit de la meilleure évaluation de crédit du groupe depuis sa couverture en 2010. L'agence salue sa position de liquidité et son bilan prudent. À la fin du dernier trimestre, le transporteur conservait des liquidités supérieures à ses obligations d'endettement.
Cela fait suite à une série de rehaussements pour les compagnies de la ligne régulière, à commencer par Maersk qui a gagné un cran, à Baa1 en février, ramenant le groupe à une note qu'il a détenu pour la dernière fois en 2017. Les gestionnaires de navires, Danaos Corp et Global Ship Lease (GSL), sont également mieux orientés, GSL gratifié d'une note Ba2 en juin, et Danaos d'un Ba1 en octobre.
Maersk reste toutefois la seule note « de qualité » dans le secteur du transport maritime par conteneurs. Les notations des autres transporteurs et affréteurs restent des investissements « spéculatifs », indique la société de notation. Wan Hai, CMA CGM, Hapag-Lloyd et Danaos ne sont toutefois qu'à un cran de l'investissement de qualité. Il reste à voir comment les niveaux d'endettement générés par les commandes de navires seront prochainement appréciés...
CMA CGM aura gagné quatre rangs au cours de la dernière décennie, mais a souffert d'une plus grande volatilité, le transporteur français ayant évité de justesse un deuxième déclassement en 2019 en raison de sa dette de 20 Md$ et de ses liquidités insuffisantes.
De nombreux facteurs de risques
Les facteurs susceptibles d’entamer la rentabilité du transport maritime mondial sont cependant nombreux. Parmi les risques qui vont peser durant le prochain quinquennat demeurent toujours et encore l'offre excédentaire de navires et son ajustement à une demande rendue hyper volatile par un environnement géopolitique fragile et fluctuant. La menace posée par les Houthis s'inscrit dans un ensemble plus large de problèmes de sécurité dans les eaux internationales.
Selon l’organisation la plus représentative des acteurs du conteneurs, le Bimco, le carnet de commandes de porte-conteneurs a atteint les 8,3 MEVP à la fin de l’année 2024. Un record enchâssant un autre (7,8 MEVP en 2023). La quasi-totalité du carnet de commandes devrait affluer au cours d'une période de quatre ans, entre 2025 et 2029 : 1,9 MEVP en moyenne par année tandis que 2027 sera l’année critique avec un pic de 2,2 MEVP.
Par ailleurs, les politiques commerciales vont se tendre sous l’ère Trump. Le ton de la conversation entre Washington et Pékin va se faire de plus en plus sec. Et même si le nouveau président élu a revu à la baisse ses intentions quant aux droits de douane qu’il comptait appliquer à son partenaire essentiel à ses importations, la rhétorique est inquiétante et le potentiel d'une guerre commerciale, réel.
« Une guerre commerciale et cela repart » ? Un peu de chaos ne saurait nuire au transport maritime. Les perturbations sont rentables... si elles ne s’éternisent pas.
En attendant, la Cnuced s'attend à ce que le commerce maritime augmente à un taux annuel moyen de 2,4 % entre 2025 et 2029, tandis que le commerce conteneurisé devrait augmenter de 2,7 %.
Adeline Descamps
Offre et demande : quelles perspectives pour le conteneur en 2025 ?