Sur ce dossier, l’équilibre entre l’offre et la demande n’est pas du tout assuré : il y a bien plus de questions accessibles que de réponses disponibles. Les bruits se sont propagés il y a quelques mois puis se sont mis en sourdine avant d’émettre à nouveau cette semaine. D’après nos informations, d’une source nécessairement tenue au fait de l’arrangement, un deal est train de se négocier entre Corsica Ferries et CMA CGM. Une information corroborée par le fait qu’un des acteurs de la place marseillaise, le plus susceptible d’être percuté par l’affaire, aurait déployé la « cellule de crise » pour en étudier les impacts. Le directeur de cabinet du groupe, déclare « ne pas avoir d’éléments à ce sujet ». Les syndicats confirment que la rumeur a couru toute la semaine mais comme il en fut le cas il y a quelques mois « avant qu’elle ne soit démentie » en haut lieu et prenne congés jusqu’à ces dernières heures. À l’extérieur, dans le sérail, on concède « objectivement » qu’il n’est « pas improbable » mais qu’il ne leur appartient pas de communiquer.
Le scénario, qui paraissait encore incertain voire invraisemblable il y a encore mois, semble se préciser. Que le pacte ait été ou non signé, des tractations ont lieu. Si un accord doit se nouer, il est au moins une donnée qui ne pourra pas être contestée : l’armateur français, aux ambitions expansionnistes, a démontré par ses dernières acquisitions qu’il ne touchait au plat que s’il pouvait avaler tout entier.
Racheter Corsica Ferries ? Pour en faire quoi ? Avec quels navires ? Sur quelles lignes ? Avec quel registre ? Moyennant quelle complémentarité avec l’encombrante Méridionale ? L’armateur a acquis la compagnie marseillaise en difficulté avec le devoir du chevalier blanc, au nom de la solidarité maritime. Mais aussi peut-être un début d’ambition pour ne pas laisser les Aponte, déjà maîtres du conteneur et de la croisière avec l'empire MSC, seuls à la manœuvre sur le ferry méditerranéen. Le leader mondial du conteneur s'y est déjà bien attablé, que ce soit via l’opérateur de ro-pax Grandi Navi Vel (GNV) sur la Méditerranée ou sur la Corse avec Moby Lines, la compagnie de la famille Onorato, dont MSC est actionnaire depuis mars 2022. Cette dernière tente d’ailleurs régulièrement de briser le monopole de Corsica Ferries à Toulon. Comme en 2018 et en 2023, en se faisant plus incisive dans son offre.
Le moment est-il bien choisi ?
« Dans une lecture maximaliste, Il y a la rencontre entre deux culs-de-sac économiques, celui de Corsica Ferries dont l’avenir peut se poser à ce stade malgré toutes ses qualités commerciales, et l’impasse dans laquelle se trouve CMA CGM avec son rachat de la Méridionale qui n’a pas vraiment de DSP et opère avec un premier registre handicapant pour desservir certains marchés », réagit Paul Tourret. Le directeur de l’Isemar, référence sur les marchés du ro-ro et du ferry européen, n’aura jamais autant été sollicité ces derniers jours sur le dossier du ferry méditerranéen, invité d'honneur à l’agenda en ce début d’année.
Les syndicats CGT marins des compagnies de La Méridionale et de Corsica Linea viennent à peine de convenir d’un protocole de sortie crise, après avoir observé du 13 au 15 un mouvement social, inquiets à la fois par les menaces pesant sur les conditions actuelles d’exploitation des opérateurs français face à des concurrents à la structure de coûts bien plus faible. Mais ils sont aussi préoccupés par le flou enveloppant le projet stratégique de CMA CGM pour la Méridionale et la fragilité des équilibres de la desserte de continuité territoriale Corse-continent en cours.
Pourquoi Pierre Mattei, principal actionnaire de Corsica Ferries, serait-il vendeur alors que ses positions de marché sont plus qu’enviables ?
Depuis le rachat en 2017 à la famille du fondateur Pascal Lota par Pierre Mattei et quelques cadres via un LBO (leverage buy out), montage financier permettant de racheter une société avec un minimum d'argent, la réussite commerciale de Corsica Ferries ne peut être contestée. Sans même compter la fortune acquise en torpillant la délégation de service public (DSP) entre Marseille et les cinq ports corses au titre de la continuité territoriale dont les attaques en justice se sont soldées par quelques réparations. Si sa contestation a fait chou blanc pour la DSP en cours, la précédente lui a rapporté plus de 86 M€. Une somme à mettre en perspective avec le budget de l'Office des transports de la Corse, qui s'est élevé pour l'année 2004 à 168 M€, dont 110,6 millions affectés au transport maritime (SNCM et Méridionale) et 56,7 millions au transport aérien.
Le dixième opérateur de ferries européen en capacité avec une flotte de 10 navires et une vingtaine de destinations vers la Corse et la Sardaigne depuis la France et l’Italie, « est dominant pour le passager sur la Corse, ultra-dominant sur l'Italie-Corse et bien positionné sur l'Italie-Sardaigne grâce à modèle commercial agressif », résume l’historien-économiste du maritime Paul Tourret.
Entre janvier et novembre 2024 (dernières statistiques disponibles), il s’est transporté de/vers les ports corses 3,89 millions de passagers (lignes régulières et internationales, croisiéristes exclus) dont 2,07 millions vers Ajaccio et 875 865 vers Bastia, les deux destinations phares de l’Ile de Beauté. Sur les 3,89 millions de passagers, Corsica Ferries, qui opère entre autres depuis Toulon, Nice, et Sète (depuis 2024), Livourne, Savone…, en a assuré 2,42 millions. Soit 62,44 % de parts de marché contre 14,3 % pour Corsica Linea (554 857 pax, - 1,36 %) et 6,32 % pour La Méridionale (245 209 pax, + 29,14 %). Des données à objectiver dans la mesure où les destinations ne sont pas les mêmes pour toutes. À Bastia, la part de marché de Corsica Ferries, qui y a son siège, est de 68,81 % (12,32 % pour Corsica Linea) et de 72,25 % pour Ajaccio (12,34 % pour La Méridionale et 13,64 % pour Corsica Linea).
Les recettes de l’entreprise, que Pierre Mattei, l’artisan du succès ramène légitimement à sa politique tarifaire, ont été largement documentées. Bien qu'il s'en défende, le registre international italien n'y est pas étranger. Si plusieurs pays de l'Union européenne proposent le crédit-bail, la taxe au tonnage ou les aides aux charges sociales (net wage), l’ensemble des régimes ne sont pas tout à fait alignés.
Une enquête réalisée conjointement par nos confrères du Marin et des Échos en 2021 avait démontré que pour un ferry de 1 300 passagers, à nombre de marins (75) et temps d’exploitation égaux, le pavillon international italien (durée d’embarquement de deux à trois mois), revenait à l'époque 62 % moins cher en masse salariale que le pavillon français (15 à 21 jours d’embarquement), soit 3,1 M€ par an et par navire versus 8,2 M€. Dans de telles circonstances, les conditions qui poussent à vendre interpellent.
Pourquoi l'instauration d'une zone Seca en Méditerranée pourrait activer le process ?
Avec le classement de l'ensemble de la Méditerranée en zone Seca (zone de contrôle des émissions d'oxydes de soufre et de particules) le 1er mai de cette année et la fiscalité écologique adossée au système européen d’échanges de quotas de carbone (SCEQE), le modèle économique du transporteur corse prend un coup dans l’aile. Les échéances réglementaires vont plomber en premier lieu les navires énergivores. « Le modèle du va-et-vient rapide est perturbé par l’entrée en vigueur de la zone d’émission contrôlée », confirme Paul Tourret, qui y voit une des premières raisons pour lesquelles Pierre Mattei pourrait raccrocher, avec l’âge du capitaine, qui doit approcher le seuil légal de la retraite. D’autant que n’étant pas un armement familial, le principal actionnaire, dont la fortune a quadruplé, est affranchi de l’attachement viscéral des héritiers.
« Corsica Ferries met des vieilles guimbardes sur les marchés sans trop d'importance, la Sardaigne, l'Ile d'Elbe ou sur l'Italie-Corse. En revanche, les Mega Express sont déployés sur les liaisons entre la France et la Corse. Ces navires sont très peu à quai, ce qui permet de maximiser les rotations. Avec la Seca, il y a deux options : investir dans des scrubbers ou brûler du carburant plus vertueux. Une structure en low-cost préfère cramer du carburant que de l'investissement sur les scrubbers. Or, le passage au fuel à faible teneur en soufre coûte cher ».
À partir du 1er mai 2025, la teneur maximale en soufre du combustible brûlé à bord passera de 0,5 % à 0,1 %, sauf si le navire est en effet équipé d'un système d'épuration des gaz d'échappement (scrubber). Sans ces gros pots catalytiques, les exploitants devront supporter des coûts bien plus élevés. Depuis le début de l'année à Gibraltar, le MGO à 0,1 % a atteint en moyenne 798 $/tonne contre 590 $/t pour le VLSFO. Compte tenu de l'écart important entre le MGO et le HFO (largement consommé actuellement), qui fluctue entre 150 et 370 $/t en Méditerranée selon l'Argus Price Assessments, les armateurs sont vivement incités à opter pour les scrubbers car la période d'amortissement diminue lorsque l'écart augmente. Encore faut-il que la taille et l’âge du navire l’autorisent. Corsica ferries vient de vendre le Corsica Marina Seconda, un navire construit en 1974, le quatrième dont l’opérateur se déleste, le précédent étant le Sardina Vera envoyé en 2024 à la ferraille. Avec la cession de ses doyens, la moyenne d’âge de la flotte a été ramenée à 30 ans. Elle n'en demeure pas moins vieillotte.
Sur quel profil de société mettrait la main CMA CGM ?
Corsica Ferry n'est que le nom d’une petite structure basée en France employant moins de 100 personnes. « La boutique est tenue par des Corses depuis la Suisse via un holding, faisant tourner une machine très italienne : le management, la propriété de la flotte [une partie sous le contrôle de banques, NDLR], la gestion des navires [Forship, NDLR], qui fait office de shipmanager, l’exploitation de terminaux ferry aussi [Vado ligure, NDLR] », indique Paul Tourret.
Si CMA CGM a des ambitions, ajoute-t-il, il va falloir un peu mieux doter la flotte.
« Traditionnellement, la flotte de Corsica avait une origine nord-européenne. Est-ce qu'on peut encore y récupérer des ferries de qualité. Pas certain ». Mais pour le connaisseur, CMA CGM pourrait jouer le troisième acteur derrière Grimaldi, « qui a une division ferry mais ne joue pas trop sur nos terres, et GNV qui étend sa toile partout », laissant à l’Espagnol Balearia le rôle du quatrième joueur. Celui du « stoppeur » ?
Pour en faire quoi ?
Racheter Corsica Ferries pose encore plus crument la problématique de La Méridionale : que faire des deux entités, dont l’une sous le registre italien fournit les touristes à la Corse, et l’autre sous le Premier registre, déficitaire faute de passagers. « Le problème reste entier, reconnaît Paul Tourret. Il y a un opérateur français de trop et ce n’est objectivement pas Corsica Ferries. Mais au-delà, la vraie question n’est-elle pas : comment faire du ferry à coûts compétitifs sans DSP ? Est-ce que la fusion entre les deux entités, qui pourrait être envisagée dans un deuxième temps comme il est d’usage, pourra résoudre le problème, c’est à voir ».
Est-ce que Corsica Ferries pourrait débarquer sur la DSP ?
La flotte de la compagnie n’est pas adaptée à la DSP qui demande des mètres linéaires pour le fret. D’ailleurs, Pierre Mattei persiste à dire qu’il ne se positionne pas sur les DSP parce que le cahier des charges l’en exclut d’emblée, sous-entendant même que les appels d'offres n'en sont pas vraiment.
En Italie, la commission européenne avait conclu qu’une DSP ne se justifiait pas, les opérateurs étant nombreux et le marché important. En Sardaigne, région d’Italie autonome avec un statut spécial, les aides publiques ne sont possibles qu’en cas de défaillance du privé (Naples – Cagliari par exemple). Ailleurs, les forces du marché et la concurrence s’expriment (Grimaldi, Moby Tirrenia, GNV, Corsica Ferries) depuis les différents ports de la botte. La fin des processus d’aides publiques (héritage du gouvernement Berlusconi) avait affaibli Tirrania et conduit à sa privatisation (tout comme la SNCM en France, aussi sous des gouvernements de droite d'ailleurs).
Quelles peuvent être les réactions des syndicats ?
Les partenaires sociaux sont-ils prêts à accepter que les navires d’une flotte soit répartis entre différents registres ? Les récents événements ont montré que c’était une ligne rouge. Il y a toutefois un cas en France. Chez DFDS, il y a trois navires, hérités de Seafrance (la compagnie maritime française liquidée en 2012 qui assurait les liaisons transmanche entre Calais et Douvres), deux en DSP détenus par le département de Seine-Maritime et trois contrôlés par DFDS sous registre britannique. Serait-il socialement acceptable qu’il y ait des navires sur la Corse au premier registre avec la Méridionale et des navires sous registre italien pour les liaisons de Toulon à Piombino pour la Corse et la Sardaigne ? Un véritable maelstrom. « La question sociale est délicate et propre à la France car à l'échelle de l'Europe, ce serait "business as usual", une histoire de ligne, d'ouverture, de fermeture, etc. »
Vers la consolidation du ferry méditerranéen ?
Le marché semble se resserrer autour de quelques grands faiseurs familiaux ambitieux, estime le directeur de l'Isemar, les Grimaldi, Aponté (MSC), Astor (Baleària) et désormais les Saadé. Avec La locale Méridionale et la territoriale Corsica Ferries, le global carrier qu’est CMA CGM plonge dans le grand bain du ferry méditerranéen. « Il faudra un management offensif pour gérer les marchés, les navires (âge, gabarit, verdissement) et les registres (Premier registre, registre international italien). C’est le secret pour faire sa pelote dans ce marché européen du rouler et du ferry », glisse Paul Tourret.
Adeline Descamps