Une après-réforme kafkaïenne

Article réservé aux abonnés

Depuis la mi-février, le calme règne sur le terminal médocain du Verdon. Confronté à deux portiques inexploitables, le seul opérateur sur place, l’armateur MSC, s’est trouvé contraint de reporter ses escales sur Bassens. Dans le même temps, une des grues de Bassens, servant justement à la manutention de conteneurs, subit une avarie. Deux événements cumulés qui ont mis sous les feux de la rampe l’état global de l’outillage: sur les deux portiques et dix grues transférés au moment de la réforme au manutentionnaire BAT (Bordeaux Atlantique Terminal), seules six grues sur Bassens sont fonctionnelles. En d’autres termes, 50 % de cet outillage est à l’arrêt, deux ans après la réforme.

L’inquiétude règne chez les opérateurs. Premiers touchés, les armateurs conteneurs en subissent directement les conséquences. L’armateur MSC pointe tant les pertes de temps pour remonter jusqu’à Bassens que les surcoûts liés aux frais de soute, de pilotage et de manutention pour acheminer ensuite par camions les conteneurs sur Bruges. Le directeur de CMA CGM sur Bordeaux, Pierre Gallani, évoque de même une situation catastrophique. « À Bassens aval, il ne reste que deux grues pour traiter l’activité feeder de CMA CGM et de MSC et tout le trafic vracs de Bassens aval. Cela se traduit par des escales qui, au lieu de durer 24 h, peuvent atteindre les 78 h. C’est inadmissible dans le cadre d’une activité conteneurs basée sur une escale hebdomadaire. » Les opérateurs d’autres filières sont tout aussi alarmés par cette situation dénoncée par ailleurs unanimement tant par les entreprises portuaires, l’Union maritime et portuaire de Bordeaux, les syndicalistes CGT que… par le manutentionnaire lui-même. « Aujourd’hui, notre problème no 1, c’est la fiabilité de l’outillage. On commence déjà à perdre des trafics et nous risquons d’en perdre encore plus si rien n’est fait », constate Franck Humbert, sous sa double casquette de président de BAT et de gérant de Sea Invest Bordeaux.

Les responsabilités sur la maintenance

Comment le port de Bordeaux en est-il arrivé là? Sur ce sujet, les balles volent allègrement, chacun accusant l’autre de cet état de fait. Tout remonte, dans le cadre de la réforme portuaire, au transfert du parc d’outillage à la société privée manutentionnaire BAT (voir encadré). Peu après avoir réceptionné grues et portiques, le manutentionnaire a dénonçé le manque de fonctionnalité de ce parc, accusant le port d’avoir laissé se dégrader l’outillage durant la période des pourparlers de la réforme. Une version réfutée par l’établissement portuaire. « C’est faux, le port a continué à les entretenir. Lorsque l’on remonte dans les comptes de cette période, on peut voir financièrement que ces outils n’ont pas été négligés. Il faut aussi rappeler que lorsque la cession a été signée, le manutentionnaire savait quel était l’état des grues puisqu’il les utilisait au quotidien », argumente Christophe Masson, président du directoire du port de Bordeaux.

Autre cause pointée du doigt: les responsabilités inhérentes à la maintenance de cet outillage. Un montage kafkaïen a vu le jour en 2011, au sein de BAT, répartissant cette maintenance à des degrés divers, le port étant responsable des réparations de niveau 3 sur les portiques et de niveau 3 et 4 sur les grues, BAT assurant les dépannages de niveau 1 et 2; le niveau 5 étant réparti selon les sites. « Le résultat est un manque de lisibilité. On ne sait au final qui est responsable de quoi. Cette absence de commandement unique sur fond de relations obscures entre le port et BAT a conduit à un désastre. Cette dilution des responsabilités est dramatique. La réforme sur Bordeaux est un échec. Auparavant, le port avait un rôle d’aménageur. Le résultat aujourd’hui, ce sont des utilisateurs mécontents », commente ainsi Julien Bas, représentant de l’UMPB et par ailleurs gérant céréalier de SPBL ayant repris l’activité manutentionnaire de Balguerie.

Ce montage compliqué, le président de BAT, lui-même, le met en cause. « Lors de la réforme, nous avons été contraints de laisser une partie de la maintenance au port pendant un minimum de cinq ans. Aujourd’hui, nous avons le commandement unique, mais avec plein de contraintes autour, que n’a pas une société privée, notamment de consulter le port en cas de moindre réparation, de multiplier les réunions pour un simple transfert de grues. Cela ne permet pas la réactivité. Or, aujourd’hui, vu la situation, on n’a plus le temps de prendre le temps », signifie Franck Humbert.

Vers une gouvernance unique de la maintenance

Le port de Bordeaux, lui-même conscient de la complexité de ce montage « qui a créé des interfaces contre-productives », devrait ainsi, à la mi-avril, lors de l’assemblée générale de BAT, proposer une alternative. « Nous avons présenté, lors du dernier conseil de développement, la possibilité de substituer notre contrat de maintenance par une mise à disposition du personnel du port pour que BAT assure le commandement unique de la maintenance. Cela concernerait une vingtaine de salariés travaillant actuellement à la maintenance sur Bassens. Ils resteraient rémunérés et salariés du port, mais leur donneur d’ordre serait BAT », a annoncé Christophe Masson.

À court terme, concernant les portiques et grues actuellement hors service, les lignes devraient bouger. Au Verdon, le portique 201, qui est en travaux depuis trois ans, devrait pallier les avaries subies par le portique 202, tombée en panne à la mi-février. Selon le port de Bordeaux, la remise en service du portique 201 devrait intervenir courant avril. Sur Bassens, la grue 231, entièrement rénovée par le port, devrait à nouveau être opérationnelle ces jours-ci. La 280, qui a accusé un retard de livraison de pièces par Gottwald, reprendrait du service à la mi-mai. Accidentée par un navire en avril dernier, la 263, sous responsabilité de BAT fait, quant à elle, toujours l’objet d’une expertise.

L’avenir du Verdon en jeu

Cependant, à plus long terme, la problématique de l’outillage demeure, plus spécifiquement sur le terminal du Verdon. La récente panne du portique 202, dont les travaux se situeraient dans une fourchette de 600 000 € minimum à plusieurs millions, pose la question du devenir de ce terminal. Dans quelle mesure faut-il encore investir de grosses sommes pour faire perdurer deux portiques datant de plus de 40 ans? Un renouvellement semble s’imposer tant pour rassurer MSC qui projette de se développer sur le Verdon que les futurs opérateurs intéressés par ce site. Le port de Bordeaux, d’ores et déjà, envisage dans son futur projet stratégique la possibilité de recentrer toute l’activité conteneurs du port au Verdon pour optimiser l’éventuel achat d’un portique. Mais au final, qui paiera la note?

Pour le manutentionnaire BAT, responsable de l’outillage, l’idée de mettre la main à la poche ne serait a priori pas envisageable. « L’investissement avoisinant les 7 M€ à 8 M€ ne se justifierait pas. Il ne serait rentable que pour un trafic d’au moins 70 000 EVP à 80 000 EVP par an. Même dans l’optique où CMA CGM rejoindrait le Verdon, on n’atteint que les 45 000 EVP pleins. Ce n’est pas viable économiquement, d’autant que BAT, déficitaire, n’a pas les moyens d’investir », précise Franck Humbert, qui de son côté plaide pour que le port de Bordeaux « remette à niveau l’outillage ».

Pour le port, qui par ailleurs a juste équilibré ses comptes en 2012, subventionner de l’outillage serait a priori contraire à l’esprit de la réforme. « Le port a cédé l’outillage, ce n’est pas pour le racheter derrière », a indiqué le président du directoire, Christophe Masson. « Pour l’instant, nous attendons surtout une position officielle du manutentionnaire sur le devenir du terminal et sur ses intentions d’engager ou non des travaux de réparation ou d’investir au Verdon. Le port de Bordeaux a des ambitions sur ce site. La question est: le manutentionnaire était prêt ou non à suivre? En tant que propriétaire de la convention de terminal, il a des obligations. L’ambition doit être partagée tout comme la réflexion pour optimiser le parc d’outillage. Si ce n’est pas le cas, le port peut aussi retrouver un montage et de nouveaux partenaires ».

Source de discussions tendues à venir, inadaptée à des ports plus modestes, la réforme, deux ans seulement après son application, a d’ores et déjà montré ses limites sur les terminaux bordelais.

C’était en juin 2011…

Après deux années de conflits et de négociations musclées, Bordeaux a été le dernier port à signer la convention tripartite dans le cadre du transfert du personnel manutentionnaire et de l’outillage au privé. C’était en juin 2011. Une solution a fini tant bien que mal par émerger pour appliquer les textes de la réforme et transférer 47 salariés (grutiers et dépanneurs) à la nouvelle société BAT (Bordeaux Atlantique Terminal), rassemblant les manutentionnaires Sea Invest (65 %), Balguerie (15 %) et le port de Bordeaux (20 %). D’ores et déjà, à cette époque, le transfert de l’outillage constitue un point d’achoppement entre le port et l’actionnaire principale de BAT, Sea Invest. Après négociations, dix grues et deux portiques sont vendus pour un montant d’environ 8 M€ à BAT, « soit cinq fois moins que sa valeur vénale », selon la CGT Bordeaux. La maintenance est repartie entre les deux protagonistes, le port s’engageant par ailleurs à prendre à sa charge les réparations sur le portique 201 du Verdon.

Dossier

Archives

Boutique
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client abonnements@info6tm.com - 01.40.05.23.15