La surcapacité chronique, symbole d’une décadence annoncée, a été régulée par des pratiques vertueuses de la part de tous les grands armements. Reste maintenant à transformer cette tendance haussière en une véritable perspective structurelle. La baisse des taux de fret sur les grands axes depuis le dernier trimestre 2010 et l’arrivée encore massive de grandes unités ne laissent pas encore les « maritimoptimistes » l’emporter!
Quelle année 2010!
Quelques éléments macroéconomiques et financiers planétaires ne seront pas de trop pour saisir le rebond spectaculaire de l’économie maritime conteneurisée internationale. En premier lieu, l’injection massive de liquidités par des politiques publiques interventionnistes a permis à l’économie mondiale de recouvrer une croissance globale de 4,85 %; boostée par ailleurs par les résultats stupéfiants des économies chinoise et indienne (respectivement + 10,5 % et + 8 % de croissance du PIB). La production industrielle a été largement soutenue par la santé économique de l’Asie, et tout particulièrement par les exportations manufacturières chinoises. Des relais économiques « sous-régionaux » comme celui du Brésil ont également soutenu un remplissage inattendu des navires sur des trades plus modestes. La fragilité du dollar américain n’a pas trop impacté la route transpacifique grâce à une résilience économique américaine surprenante. La bonne santé des exportations allemandes a compensé largement les affres de la zone euro. Les flux restent là aussi très déséquilibrés entre Eastbound et Westbound, mais la hausse des taux de fret sur les trois premiers trimestres 2010 a permis aux armements de reconstituer des réserves financières inespérées.
Il n’en reste pas moins que la situation reste très tendue, et ce malgré les efforts consentis par les armements de lignes régulières. Pour une fois, la raison semble l’avoir emporté et toutes les mesures d’ajustements ont été activées en 2010 pour ne pas trop déséquilibrer le rapport entre l’offre et la demande. Parmi les mesures phares, il est important de rappeler que 2010 a vu presque 10 % de la flotte mondiale mis en « lay-up » provoquant des paysages surréalistes dans les grandes baies asiatiques, comme à Singapour, par exemple. Ce gel artificiel de la capacité d’emport s’avère la mesure la plus radicale pour un armement avant de décider d’envoyer de manière prématurée des unités à la démolition. Malgré une flotte considérablement rajeunie au cours de la dernière décennie – la flotte mondiale de conteneurs a moins de 12 ans de moyenne d’âge –, pas moins de 315 navires ont été démantelés sur les mois de crise (automne 2008, fin 2009, année 2010). Nonobstant la flambée des cours de l’acier ou la dépréciation de la valeur de marché des unités, c’est bien l’incroyable décalage entre une demande fragile et une offre toujours plus pléthorique qui a incité les propriétaires à une telle épuration navale.
Autre parade, le report des livraisons a lissé sur plusieurs trimestres l’arrivée de nouvelles unités sur le marché. Entre début 2009 et mi-2011, près d’1 MEVP a ainsi été « retardé » après d’âpres négociations avec les chantiers navals. Ces derniers ont proposé aussi des possibilités de modifications des designs des navires avec des réductions de taille dans le but de sortir des unités plus conformes aux besoins du marché. Enfin, même si les annulations de commandes n’ont pas été aussi importantes que prévues, une centaine de navires a été retirée des carnets de commande par le paiement négocié de pénalités de la part des donneurs d’ordres.
Dépasser le cap symbolique des 5 000 navires
Toutes ces mesures n’empêcheront pas la flotte mondiale de continuer de croître et même de dépasser le cap symbolique des 5 000 navires pour le début de 2012. Selon les analyses de BRS-Alphaliner, l’année écoulée a confirmé le resserrement dans le rapport de force entre leaders du marché. Le danois APM-Mærsk concentre moins de 15 % de la capacité mondiale (14,5 % au 1er janvier) contre 12,6 % pour son suivant immédiat (MSC) et 8,2 % pour le géant français CMA CGM. La compétition n’a jamais été aussi globale avec des armateurs comme Cosco (Asie), Hapag Lloyd (Europe) et CSAV Group (Amérique latine) qui continuent d’animer le top 10 par des politiques d’expansion très agressives. La plupart s’évertuent à accroître leurs parts de marché sur les grandes routes massifiées par le biais d’un carnet de commandes toujours très garni (1 MEVP en commande pour 120 navires pour le top 3). De manière concomitante, les marchés émergents progressent rapidement au point que les stratégies de croisement des lignes sur les grandes plates-formes de transbordements intercontinentales se systématisent. Cela se manifeste dans les résultats des terminaux en 2010 qui ont recouvré des statistiques florissantes. Shanghaï, après être devenu le plus grand port du monde au milieu de la décennie, est devenu le plus grand port à conteneurs avec un volume proche de 30 millions de boîtes manutentionnées. Dans le top 10, les terminaux chinois (et Busan en Corée) cumulent 155 MEVP en 2010 contre 133 MEVP en 2009. Ailleurs dans le monde, les résultats ont connu des fortunes diverses avec des trafics à la hausse pouvant se justifier par un effet de rattrapage sur la sinistrose portuaire de 2009 (ports américains de l’Ouest, par exemple). En Europe, Rotterdam conserve sa 10e place mondiale avec 11,1 MEVP suivi par Anvers toujours très dynamique (+ 1,1 MEVP) et Hambourg (+ 900 000 EVP). Au Moyen-Orient, Dubaï stagne à 11,5 MEVP alors que les ports indiens tardent à confirmer le décollage des exportations du sous-continent.
Les grands groupes de la manutention mondiale retrouvent de belles couleurs avec DPW qui dépasse la barre des 50 millions de boîtes manutentionnées pendant que le leader incontesté HPH affiche 75 MEVP sur 51 ports et 308 terminaux. APM Terminals continue de son côté ses implantations internationales, mettant en exergue de nouveaux rapports de force (ou de partenariats) en Amérique latine ou en Afrique. Sur la seule rangée Dakar-Cotonou, près de 1,5 M$ ont été engagées sur les terminaux conteneurisés. Au-delà des cultures d’exportations et des secteurs énergétiques, ce sont dorénavant les potentialités de consommation de la classe moyenne émergente africaine qui attisent les convoitises. Les flottes croissent avec des reports de capacité d’unités supérieures à 2 000 EVP sur les trades Asie-Afrique et Europe-Afrique. Mærsk Line a annoncé l’arrivée de 4 500 EVP et MSC parle même de post-panamax à court terme. La conteneurisation africaine alimente déjà les ruptures sur Tanger Med, et les grands travaux sur Pointe-Noire ou Dakar pourraient ajouter des solutions de transbordements aux intersections des routes Nord-Sud, mais aussi Sud-Sud avec les trades depuis le Brésil par exemple (ou l’Inde sur la côte orientale). Les quelque 1 600 entreprises chinoises présentes sur le continent devraient générer 120 Md$ d’échanges pour 2011 sur l’axe sino-africain. Autant de garanties pour construire une kyrielle de nouveaux terminaux. Autant d’opportunités pour investir sur le plan opérationnel dans des concessions que se disputent âprement acteurs historiques de la manutention (les Français Bolloré Africa Logistics ou Getma-NCT Necotrans notamment) et les nouveaux entrants comme DP World ou même Portek.
Et 2011, alors?
Les résultats financiers du premier trimestre pour tous les grands armateurs reflètent l’extrême fragilité du marché mondial. L’absorption continue de capacité supplémentaire entraîne une guerre des taux de fret qui vise à consolider des parts de marché menacées par une progressive érosion des volumes disponibles. À titre d’exemple, les taux de remplissage dans le sens Chine/côte Ouest des États-Unis sont descendus de 92 % (Q3-2010) à 82 % (Q4-2010) pour atteindre seulement 74 % au premier trimestre 2011. Avec le lancement de 50 unités supérieures à 10 000 EVP de capacité, les armements cherchent à comprimer les coûts fixes d’exploitation par la massification, mais quand le bunker ne cesse d’augmenter (supérieur à 120 $), alors les surcharges BAF s’envolent pour compenser des taux sacrifiés. En sortie Asie vers Europe, la boîte se négocie actuellement sous la barre des 750 $, à quoi s’ajoute une BAF qui varie entre 600 $ et 800 $! Cette tension sur les marchés s’inscrit dans un environnement loin d’être assaini. À la fin du mois d’avril 2011, la capacité en commande représentait encore 28 % du total déployé sur les mers du monde, ce qui signifie que, jusqu’au début de 2013, 100 000 EVP supplémentaires viendront, en moyenne chaque mois, grossir les flottes disponibles.
Sur le plan opérationnel, les mesures de rigueur engagées depuis maintenant plus d’une année restent de mise. La stratégie de faible vitesse (slow steaming) devrait continuer en concomitance avec le lancement des nouvelles unités. Le tout devrait garantir des niveaux de services et des temps de transit relativement inchangés, puisque 10 voire 11 navires pourraient assurer des loops hebdomadaires sur les grandes routes transocéaniques Est-Ouest. Adaptation opérationnelle stratégique, les couplages entre les trades Est-Ouest et Nord-Sud devraient se systématiser pour profiter de la relative bonne tenue de marchés émergents comme l’Afrique de l’Est ou la confirmation de la vigueur des échanges intra-asiatiques.
Il n’en demeure pas moins que d’autres signaux conjoncturels reviennent comme de lancinantes ritournelles quand le marché demeure très peu contrôlable. C’est le cas symptomatique du manque de boîtes au départ de l’Asie à destination des États-Unis et de l’Europe. Au cours des pics saisonniers, la gestion des boîtes se tend avec la problématique du retour des vides et l’optimisation des rotations des conteneurs pleins en sortie d’Asie. Cette situation risque d’ailleurs d’animer les concurrences entre armements dans la seconde partie de l’année 2011 si le prix d’achat d’un conteneur reste plus proche de 3 000 $ que de 2 000 $.
Le jeu permanent d’équilibriste dans le liner a encore de beaux jours devant lui. La compétition ne cesse de se tendre dans des conditions géopolitiques très incertaines (marchés nord-africains et moyen-orientaux). Les santés encore précaires des économies américaines et ouest-européennes laissent un sentiment d’incertitude poindre tout comme l’impact réel de la crise japonaise qui demeure, pour l’instant, étonnement peu impactante sur l’économie conteneurisée mondiale.
Bien malin qui pourrait prédire l’allure générale du marché à court et moyen terme. C’est pour cela que j’évoquerai personnellement une inconnue qui reste de taille mais ne concerne que le long terme. La politique planifiée d’investissements de la République populaire de Chine affiche clairement une ambition de conquête… de ses marchés intérieurs! Les prochaines centaines de milliards de dollars du plan quinquennal 2010-2015 visent à re-régionaliser la croissance nationale au profit des 1,1 milliard de futurs consommateurs. Il est même clairement affiché que les prévisions de croissance des échanges intercontinentaux seront moins importantes que les potentiels de transports intérieurs et transfrontaliers. Quel sera l’impact de cette Chine nouvelle? Est-ce l’amorce de cette re-régionalisation macroéconomique qui taraude les esprits des prospectivistes? 2011 ne nous donnera pas encore la réponse, seulement des signes…