En première instance, le banc des accusés était particulièrement fourni avec pas moins de 15 prévenus. Le Tribunal de Grande Instance (TGI) les avait tous relaxés à l'exception de M. Savarese (directeur de la société Tevere Shipping, propriétaire du pétrolier), de M. Pollara (président de la société Panship, gestionnaire technique du navire), de la société de classification (Rina) et de la société en charge du vetting, Total SA (JMM du 8-2-2008).
Si la cour a maintenu ces condamnations pénales en appel y compris contre Total, elle a toutefois reconnu que Total SA était protégée par la Convention internationale sur la responsabilité civile pour les dommages dus à la pollution causée par hydrocarbures de 1969 telle qu'amendée en 1992 (CLC 92) et ne pouvait voir sa responsabilité civile engagée. Cette décision est cependant intervenue trop tardivement pour Total SA qui avait monnayé le versement définitif aux victimes des montants accordés par le TGI en contrepartie de leur renonciation à solliciter davantage en appel. Celles qui crient aujourd'hui le plus au scandale sont les victimes qui avaient rejeté la proposition transactionnelle faite par Total en 2008 et qui se retrouvent face à trois débiteurs potentiellement insolvables. Mais, même la condamnation pénale de Total n'était pas acquise à l'avance.
En effet, était soumise à la cour la question de la compatibilité de la législation française (la loi du 5 juillet 1983 telle qu'amendée puis codifiée aux articles L. 218-10 et suivants du code de l'Environnement) avec la Convention Marpol 73/78. On se souviendra que les prévenus soutenaient que seul le capitaine et l'armateur-propriétaire pouvaient faire l'objet de poursuites pénales conformément aux dispositions de Marpol et que seule une faute intentionnelle ou inexcusable permettait d'engager des poursuites.
La loi française de 1983 conforme à Marpol
Ces arguments sont rejetés tour à tour par la cour qui estime ainsi que:
– Marpol n'a pas vocation à s'appliquer uniquement aux rejets volontaires d'hydrocarbures, mais également aux rejets accidentels;
– L'objet de la convention est de promouvoir une protection efficace du milieu marin et, en conséquence, la loi française qui permet d'engager des poursuites contre « toute personne exerçant en fait ou en droit, un pouvoir de contrôle ou de direction dans la gestion ou la marche du navire » n'est pas contraire au droit international.
Par conséquent, et en application des articles 8 de la loi du 5 juillet 1983 et de l'article 121-3 du code pénal, une simple imprudence ou négligence suffit à engager la responsabilité pénale de son auteur sous réserve bien entendu de démontrer l'existence d'un lien de causalité entre la faute pénale et la pollution survenue.
Total SA est bien l'affréteur estime la cour d'appel
Pour mémoire, le TGI avait refusé le statut d'affréteur à la société Total SA (pourtant revendiqué par celle-ci) en faveur de sa filiale, la société Total Transport Corp. (TTC) dont le président était Bertrand Thouilin, également directeur juridique chez Total SA et auteur de la note prémonitoire parue dans un bulletin du Cedre dont la cour s'est emparée pour réfuter l'argument d'imprévisibilité de l'étendue de la loi pénale. À cet égard, la cour ne manque pas de rappeler que M. Savarese avait déjà côtoyé les tribunaux brestois pour une précédente affaire de pollution.
Ayant circonscrit le rôle de Total SA au vetting, le TGI avait considéré que cette société n'était nullement protégée par les dispositions de la CLC 92 qui prévoient que seul l'armateur-propriétaire peut voir sa respon- sabilité engagée à l'exclusion, entre autre, de l'affréteur, de l'armateur-gérant et de leurs préposés et mandataires respectifs ainsi que de celui qui s'acquitte de services pour le navire (CLC 92 article III(4)). Or, dès lors que Total SA effectuait le vetting pour le compte de TTC, on comprenait difficilement pour quelle raison le TGI ne l'avait pas considérée comme mandataire de l'affréteur qui bénéficie également de la « canalisation de la responsabilité ».
En appel, la cour rejette cette analyse et retient que Total SA était, de facto, l'affréteur au voyage de l'Erika au motif que TTC n'était qu'une société écran, sans personnel, sans indépendance décisionnelle ni autonomie juridique ou financière. Total SA avait revendiqué ce statut protecteur en soulignant l'incapacité de TTC à accomplir les prestations matérielles impliquées par la charte-partie. Total reconnaît ainsi les limites de ses montages juridiques impliquant des sociétés fictives.
Contrôle du navire en vertu des clauses de la C/P
Qualifier Total SA d'affréteur de l'Erika ne suffisait pas à prouver qu'elle exerçait « en fait ou en droit, un pouvoir de contrôle ou de direction dans la gestion ou la marche du navire ». Pour le TGI, l'activité de vetting constituait un pouvoir de contrôle. Là encore, la cour d'appel corrige et considère qu'il faut procéder à une analyse détaillée du contrat d'affrètement. À ce titre, elle relève que Total SA s'est octroyée, par le biais de clauses modificatives, le droit d'accéder à bord, d'inspecter les citernes, de vérifier le soin et la diligence avec lesquels la cargaison était transportée et la capacité du navire et de l'équipage à réaliser le voyage. Bien qu'en droit français l'affréteur au voyage n'a ni la gestion nautique, ni la gestion commerciale du navire, la cour déduit de ces clauses que Total SA disposait d'un véritable pouvoir de contrôle sur la marche du navire.
Cette notion de « contrôle », propre à l'arsenal juridique français en matière de répression de pollution, peut être interprétée de manière très large si l'on se contente, comme le fait la cour, de se référer au Robert qui la définit comme « le pouvoir d'examiner l'état ou le fonctionnement de quelque chose ».
Le vetting ouvre la porte à la responsabilité
Ayant conclu que Total SA était l'affréteur réel de l'Erika et disposait d'un pouvoir de contrôle sur la marche du navire, la cour étudie les conditions dans lesquelles le vetting a été effectué afin de déterminer si une imprudence ou négligence à l'origine de la pollution, a été commise. Bien que mis en place de manière purement volontaire, les juges estiment que ce vetting a été conçu « pour échapper au reproche de négligence que pouvait encourir Total au cas d'affrètement d'un navire sous-norme ». Dès lors, en s'affranchissant du « délai prudentiel » d'un an au plus entre deux inspections qu'elle s'était imposé, la société Total a commis une imprudence.
Le vetting, pratiqué par toutes les grandes compagnies pétrolières bien qu'aucune convention internationale, loi ou règlement, ne l'impose, ne devient-il donc pas obligatoire et contraignant? Se pose toutefois la question de savoir selon quelles normes ces compagnies peuvent voir leur responsabilité engagée. La société Total revendique d'avoir mis en place depuis le naufrage de l'Erika des normes parmi les plus contraignantes du marché; il se peut qu'elle ait tendu le bâton pour se faire battre. La question se pose toutefois de savoir si des normes « inférieures » à celles de Total seraient de facto « imprudentes ».
À l'évidence, ces incertitudes vont à l'encontre du principe de sécurité juridique, consacré par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) et de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) comme principe général du droit selon lequel les règles de droit doivent être claires et précises afin que les justiciables puissent connaître sans ambiguïté leurs droits et obligations.
La CJCE donnerait-elle raison aux juges français?
La CJCE pourrait ne pas partager notre avis. En effet, dans l'affaire Intertanko relative à la directive européenne 2005/35 (qui a pour objectif d'harmoniser les législations des États membres relatives à la pollution par les navires), la CJCE a estimé que le fait d'incriminer des pollutions causées « intentionnellement, témérairement ou à la suite d'une négligence grave », sans définir pour autant ces notions, ne va pas à l'encontre du principe de sécurité juridique. La CJCE a considéré que la notion de « négligence grave » doit être entendue comme impliquant une action ou omission involontaire par laquelle la personne responsable viole, d'une manière caractérisée, l'obligation de diligence qu'elle aurait dû et aurait pu respecter compte tenu de ses qualités, de ses connaissances, de ses aptitudes et de sa situation individuelle. La cour a estimé que cette notion a vocation à s'appliquer à un nombre indéfini de situations qu'il est impossible d'envisager à l'avance, et, en con- séquence, ne peut être détaillée dans un acte normatif.
La législation française qui ne requiert qu'une simple faute d'imprudence pour engager la responsabilité pénale de son auteur est plus sévère que les normes européennes ainsi que celles de Marpol. La cour d'appel de Paris le reconnaît dans son arrêt tout en estimant que cette sévérité de la loi française s'accorde parfaitement avec Marpol qui invite les parties à édicter des sanctions rigoureuses de nature à décourager les contrevenants éventuels.
Il faudra désormais sans doute attendre l'issue des pourvois formés par l'ensemble des parties avant de connaître le sort des actions engagées par le Fipol devant le Tribunal de commerce de Lorient contre Tevere Shipping, le Steamship Mutual, Panship, Selmont (affréteur à temps), Total SA, Total Raffinage Distribution, Total International Ltd, TTC, Rina et le Bureau Véritas (qui avait inspecté le navire avant le transfert de classe au Rina).
Le feuilleton continue…